Qui dit chute des livraisons de produits russes en Europe...dit nouvelles opportunités commerciales pour des fournisseurs friands de conquêtes. Les Etats-Unis, dont le sous-sol regorge de gaz naturel, l'ont bien compris. Pour preuve : depuis que Moscou a envahi l'Ukraine en février 2022, les exportations américaines de ce combustible fossile, sur lequel s'appuie massivement le Vieux Continent pour faire tourner son économie, ont explosé. Au risque de remplacer une dépendance par une autre ?
En 2023, le pays s'est en tout cas hissé au tout premier rang en termes d'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) dans le monde, selon les données de suivi des navires compilées par des analystes.
Refroidi à -160°C puis acheminé par bateau plutôt que de transiter par gazoduc, le GNL américain a multiplié les records, avec 88,9 millions de tonnes (122 milliards de mètres cubes) vendues hors du marché domestique, soit +14,7% par rapport à l'année précédente. Rien qu'en décembre, 8,6 millions de tonnes ont ainsi quitté les terminaux américains, soit 12% environ de la production de gaz du pays pour le mois. De quoi détrôner le Qatar, plus grand exportateur de GNL en 2022 et l'Australie, deuxième cette année-là, selon les données du gouvernement américain.
Le gaz de schiste en plein boom
Et il s'agit là d'une ascension express. En effet, dès 2006, Doha a pris à l'Indonésie sa première place de fournisseur de GNL...tandis que les Américains ne se sont lancés sur ce marché que dix ans plus tard, en 2016. En cause : un boom des hydrocarbures « non conventionnels » exploités dans son sous-sol, notamment le gaz de schiste. Récupéré dans des roches non poreuses via l'injection d'un fluide destiné à les fissurer - un procédé polluant appelé fracturation hydraulique et interdit en France depuis 2011, - celui-ci a tiré à la hausse la production totale de gaz du pays. Laquelle a donc bondi de 71% entre 2009 et 2021, dont 79% de gaz de schiste cette dernière année.
« Le développement du GNL destiné à l'export s'explique par cette exploitation massive du gaz de schiste aux Etats-Unis. A partir de 2010, il y a eu une telle montée en puissance qu'il a fallu trouver d'autres débouchés plus lucratifs que la commercialisation sur le seul marché domestique, alors que les prix sur le territoire restaient très bas », explique Ahmed Ben Salem, analyste Pétrole et gaz chez Oddo Bhf.
Dès lors, le pays de l'Oncle Sam s'est lancé dans une expansion rapide des terminaux de liquéfaction de GNL sur ses côtes...en même temps que les Européens et les Asiatiques ont mis en place, en miroir, leurs propres infrastructures de regazéification, afin de réceptionner la précieuse molécule après sa traversée de l'Atlantique.
Remise en service de Freeport LNG
Mais c'est bien le déclenchement de la guerre en Ukraine qui a accéléré le processus. Notamment sur le Vieux continent, privé en grande partie de l'acheminement de ce combustible par pipelines après le sabotage de Nord Stream, ce vaste gazoduc le reliant à la Russie. En 2022 déjà, la demande de gaz liquéfié par l'Europe avait bondi de 153% par rapport à l'année précédente, les principaux fournisseurs étant les Etats-Unis, le Qatar puis la Russie. Selon l'Agence internationale de l'énergie, le GNL américain était alors passé de 5% de la consommation totale de gaz naturel de l'UE à 20% entre mi-décembre 2022 et mi-février 2023, tandis que la part du gaz russe avait chuté de 40% à 10% sur la même période. Cinq pays ont tiré la demande, avec 50% des volumes livrés : les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la France, l'Espagne et l'Allemagne.
« À l'instar des trimestres précédents, les États-Unis ont été le plus grand fournisseur de GNL de l'UE au quatrième trimestre [de 2022], assurant 13,2 milliards de mètres cubes d'importations de GNL de l'UE au cours d'un seul trimestre (à titre de comparaison : les importations de GNL de l'UE en provenance de les États-Unis représentaient 22,3 milliards de mètres cubes sur l'ensemble de l'année 2021). [...] D'une année sur l'autre, les importations de GNL en provenance des États-Unis ont plus que doublé. En 2022, l'UE a importé 56,4 milliards de mètres cubes de GNL en provenance des États-Unis [...] contre 22,3 milliards de mètres cubes en 2021 », pointait ainsi la Commission européenne fin 2022. Et d'ajouter :
« [Cela] implique que l'objectif de la déclaration conjointe UE-États-Unis de mars 2022 sur la sécurité énergétique, qui prévoyait une augmentation de 15 milliards de mètres cubes par rapport à 2021, a été largement dépassé ».
Sans surprise, en 2023, l'Europe est restée la principale destination des exportations américaines de GNL, avec 5,43 millions de tonnes acheminées rien qu'en décembre (soit environ 7,5 milliards de mètres cubes). Une hausse qui s'explique également par la remise en service complète de l'usine texane d'exportation de GNL Freeport, ravagée par un incendie en 2022.
Concurrence acharnée
Surtout, les Etats-Unis ne comptent pas s'arrêter là :
« Beaucoup de projets de GNL sont en construction, d'autres attendent le feu vert. Tout ceci est encouragé par un prix du gaz très compétitif localement : aujourd'hui, il se négocie à 2,57 dollars par million d'unités thermiques britanniques (mmBtu) aux Etats-Unis, contre 9 à 10 dollars par mmBtu pour le GNL américain vendu en Europe. Si l'on enlève les coûts de liquéfaction et de transport, on arrive à 6 ou 7 dollars par mmBtu, soit une belle marge », précise Ahmed Ben Salem.
Et les entreprises européennes confortent cette stratégie. Notamment TotalEnergies, premier exportateur mondial de GNL américain et premier importateur de GNL en Europe. La major compte même accélérer : en juin, celle-ci a fait savoir qu'elle s'associait à l'Américain NextDecade et Global Infrastructure Partners pour investir dans le projet du terminal Rio Grande, une usine de liquéfaction de gaz de schiste au Texas. Un mois plus tôt, Engie annonçait lui aussi son intention d'acheter 1,75 million de tonnes par an de gaz naturel liquéfié (GNL) à NextDecade. Un contrat qui courra a priori jusqu'en 2041.
Attention cependant : le Qatar reste lui aussi dans la course. Même si, en 2023, ses exportations au niveau mondial ont baissé pour la première fois depuis 2016 (-1,9%), la péninsule « augmente aussi ses capacités », pointe Ahmed Ben Salem. « Au niveau global, il risque d'y avoir un coude à coude avec les Etats-Unis », ajoute l'analyste. TotalEnergies a d'ailleurs conclu en octobre deux accords de vente pour fournir 3,5 millions de tonnes de GNL par an à la France pendant 27 ans. Une semaine plus tard, le 18 octobre, Shell faisait la même annonce, avec un contrat courant 27 ans aux Pays-Bas.
Les pouvoirs publics ne freinent pas cet emballement, bien au contraire. Fin novembre, le chancelier allemand lui-même avait signé un contrat de fourniture de 15 ans avec la société publique Qatar Energy et l'américain ConocoPhillips. 2,5 milliards de mètres cubes de gaz qatari seront ainsi livrés chaque année outre-Rhin à partir de 2026.
« Quinze ans, c'est très bien, et les conditions semblent vraiment bonnes. Je ne serais pas contre des contrats de 20 ans ou plus », avait alors déclaré Robert Habeck, ministre allemand de l'économie et du climat.
Enfin, Moscou n'a pas non plus dit son dernier mot. Alors même que la France ne compte plus sur les acheminements par pipelines, ses importations de gaz naturel liquéfié transporté par navire depuis la Russie ont augmenté de 41% entre janvier et septembre 2023 par rapport à la même période en 2021, a révélé en octobre le groupe de réflexion IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis). Mais les Américains cherchent à contrecarrer ses ambitions : début novembre, le Département d'État américain a annoncé des sanctions contre l'usine russe de liquéfaction du GNL Arctic LNG 2, empêchant les pays d'Europe et d'Asie d'en acheter le gaz lorsque celui-ci commencera à produire.
Un appétit trop féroce ?
Paradoxalement, cette course tous azimuts se déroule en parallèle d'une réduction des prévisions de la demande de gaz en Europe. En cause : des températures plus chaudes que la normale, des niveaux de stockage élevés ainsi qu'une inflexion des usages liées à la hausse des prix de l'énergie. Dans l'Hexagone par exemple, la consommation de gaz a chuté à son niveau le plus bas depuis dix ans en août 2023, selon les données d'Eurostat, après une baisse de 9% en 2022.
Si bien que selon l'IEEFA (Institut d'économie de l'énergie et d'analyse financière), les 143 milliards de mètres cubes de nouvelles capacités d'importation de GNL en cours de planification en Europe jusqu'en 2030 semblent « excessives ». Et pour cause, ces projets porteraient la capacité à 406 milliards de mètres cubes, soit près de trois fois la demande de GNL prévue par le think tank pour cette année-là (150 mmc). D'ailleurs, l'Agence internationale de l'énergie elle-même a revu à la baisse ses prévisions de demande européenne pour 2023, avec une réduction de 7% attendue sur l'année.
L'environnement au second plan
Par ailleurs, la ruée vers ce combustible met sous le tapis une question primordiale : celle de la préservation du climat, alors même que l'Union européenne s'est positionnée en faveur d'une élimination progressive des énergies fossiles à la COP28 de Dubaï, qui s'est achevée le mois dernier. D'autant que le GNL s'avère plus émetteur en CO2 que son homologue acheminé par pipeline, en raison de sa liquéfaction, de son transport sur de longues distances et de sa regazéification.
A cela s'ajoute le fait que le gaz de schiste américain, en plus des pollutions locales engendrées par la fracturation hydraulique, favorise les fuites de méthane, à l'impact 80 fois plus réchauffant que le CO2 sur une échelle de vingt ans. Selon une étude de Carbone 4 publiée fin juin, le gaz américain émet ainsi 20% à 45% plus de gaz à effet de serre que le gaz russe au niveau des émissions amont. Pas de doute : depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les décideurs ont lâché du lest sur l'environnement face à la nouvelle priorité en matière d'énergie : celle d'assurer la sécurité d'approvisionnement des Etats membres.
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