Emmanuel Macron face à la quadrature des retraites

Alors que de nombreux syndicats appellent à la mobilisation pour le 5 décembre, l'exécutif va devoir décider dans quel sens trancher la réforme la plus risquée de son quinquennat.
Macron a concédé, le 3 octobre à Rodez, que, telle quelle, la réforme léserait certaines catégories.
Macron a concédé, le 3 octobre à Rodez, que, telle quelle, la réforme "léserait" certaines catégories. (Crédits : SIPA)

Le Prix Nobel de littérature Peter Handke avait popularisé dans les années 1970 l'angoisse du gardien de but au moment du penalty. Choisir de bondir d'un côté ou de l'autre au moment où le tireur s'élance, dans l'espoir de capter le ballon. Un sentiment que doit partager le président de la République Emmanuel Macron, à l'instant où il va devoir lui aussi décider de quel côté il doit trancher la réforme des retraites qu'il avait à peine esquissée lors de sa campagne électorale.

L'enjeu est considérable : à la différence du contrat de travail qui ne concernait « que » les salariés du secteur privé (19 millions de personnes quand même), de l'assurance-chômage (3 millions de chômeurs), ou de la SNCF (150 000 agents), la réforme envisagée, qui fusionnerait les 42 systèmes existant dans un seul, dit « universel », concernerait la totalité de la population active française, depuis les apprentis jusqu'aux notaires en passant par les fonctionnaires, les autoentrepreneurs, etc.), soit près de 30 millions de personnes. Édouard Philippe évoque un « nouveau pacte social » entre les Français, une expression bien trop galvaudée pour rendre compte de l'enjeu. Sans craindre le ridicule, il aurait pu utiliser les superlatifs :

« Everest social » pour les férus d'alpinisme, ou « mère des réformes » pour les nostalgiques de Saddam Hussein... « Gouverner, c'est choisir » disait Pierre Mendès France, totem des réformateurs en France. Encore faut-il connaître l'étendue des choix possibles.

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     1) Le président de la République veut réformer à gauche...

Ou plutôt à « sa gauche », très raisonnable, celle des économistes comme Philippe Aghion et Jean Pisani-Ferry, éminents contributeurs de son programme électoral, aujourd'hui écartés des affaires. En élaborant les objectifs du candidat Emmanuel Macron, ils avaient fait le pari qu'en 2020, la France aurait l'opportunité de faire - enfin - une réforme proprement structurelle, et bénéfique à terme pour la compétitivité de l'économie tricolore, sans avoir à se soucier de faire en plus des économies, puisque les réformes successives depuis 1993 avaient réussi à faire baisser les dépenses de retraites de 5 points de PIB, soit aujourd'hui l'équivalent de 120 milliards d'euros d'économies en 2019 !

Mieux encore, l'évolution est désormais maîtrisée : les travaux du Conseil d'orientation des retraites (COR) démontrent qu'en l'état actuel du système celui-ci ne dépasserait plus la barre des 14% du PIB dans les quarante prochaines années, malgré une croissance de 20% du nombre de retraités. Merci à Édouard Balladur (1993), Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin (2004), Nicolas Sarkozy et François Fillon (2007), Eric Woerth (2010), François Hollande et Marisol Touraine (2013)...

En 2016, toujours selon le COR, le déficit des retraites devait disparaître à l'horizon 2025, voire être bénéficiaire, permettant à Jean Pisani-Ferry, qui avait planché sur la question lorsqu'il dirigeait France Stratégie, d'expliquer que l'unification des régimes de retraites « ne vise pas cette fois à réduire le coût de la répartition [entre actifs et retraités, ndlr] mais à la refonder en uniformisant l'acquisition des droits à pension, en assurant leur portabilité d'un métier et d'un statut à l'autre, en donnant plus de latitude aux choix individuels et en établissant des principes pérennes de pilotage du système ». Daniel Cohen, professeur à l'ENS et nettement plus à gauche, voit dans la réforme l'occasion de « mettre fin aux silos » qui organisent le travail en France, limitant l'accès des travailleurs aux emplois et des employeurs aux talents.

Philippe Aghion, pour qui la « mobilité sociale » permet de « réduire les inégalités », appelle d'ailleurs à ne pas regarder à la dépense. Selon l'économiste du Collège de France, il s'agirait d'un investissement : « Le gouvernement doit mettre la main à la poche ! On peut emprunter à taux zéro pour indemniser les éventuels perdants de la réforme ! Il ne faut absolument pas hésiter... » Mais tenir l'engagement d'un système de retraite universel sans perdant demanderait donc de renoncer à avancer vers l'équilibre des comptes publics, autre engagement du candidat Macron.

     2)... Ou il peut réformer à droite...

Ou plutôt à sa droite, qui se situe à l'intérieur de sa majorité et de son gouvernement. Une autre vision apparaît au sein même de l'exécutif, notamment dans l'entourage du Premier ministre, Édouard Philippe, et à Bercy, dont les deux ministres, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, s'étaient engagés auprès de candidats LR (Fillon, Juppé, Le Maire...) à la primaire de la droite, qui avait tous à leur programme le report de l'âge de départ en retraite au-delà de 62 ans.

Dès le mois de mars 2019, le ministre des comptes publics, qui exerce la cotutelle sur la Sécurité sociale avec Agnès Buzyn, fait connaître son exigence d'une mesure d'âge, à savoir le report à 64 ans de l'âge de départ effectif dès 2025. Bercy s'appuie sur la dégradation des prévisions de recettes, qui font reculer le retour à l'équilibre des comptes à 2042, voire 2046. Les calculs sont largement aléatoires, puisqu'un des facteurs de la dégradation n'est autre que la... suppression de 120.000 postes de fonctionnaires, prévu dans le programme du gouvernement. Le COR calcule par convention que la contribution de l'État baisserait à proportion en 2025, provoquant une forte chute des recettes, alors qu'on sait que les effectifs ne baisseront que de quelques milliers.

Autre variable à prendre en compte : la non-compensation par l'État à la sécurité sociale des mesures de baisse de CSG des retraités ou la suppression des cotisations sur les heures supplémentaires, soit 2,7 milliards d'euros... La querelle de chiffres paraît technique, mais l'enjeu est stratégique vu de Bercy, pour qui la baisse des dépenses ne peut s'envisager sans s'attaquer à la Sécurité sociale, qui en représente les deux tiers, et aux retraites en particulier, avec leurs 347 milliards d'euros de prestations annuelles. Une note de la DG Trésor en 2016 chiffre de 0,2 à 0,6 point de PIB entre 2025 et 2035 l'économie consécutive à attendre d'un report rapide de l'ouverture des droits à pension.

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Soit entre 4 et 13 milliards. La même note précisait qu'il fallait aussi s'attendre à « un pic de +0,2 à +0,9 point de chômage au cours des années 2020, selon le scénario retenu ». Autrement dit, le taux de chômage reviendrait aux alentours de 9% de la population active, voire plus. Loin de la promesse macronienne de 7%.

Les inspecteurs des finances sont d'autant plus volontaristes qu'ils prévoient que les éventuels excédents de la Sécurité sociale viendront à l'avenir compenser le déficit de l'État lui-même. Un renversement des principes : depuis 1946 les branches de la sécurité sociale (maladie, famille, vieillesse..) ont vu leurs recettes sanctuarisées, l'État venant compenser d'éventuelles entorses. De « systémique » et « progressiste », la réforme Macron deviendrait « paramétrique » et « comptable », avec à nouveau des sacrifices demandés aux salariés.

La CFDT, par la voix de Laurent Berger, son secrétaire général avertit :

« Nous voulons une réforme pour un système plus juste, nous ne souhaitons pas une réforme financière qui servirait à financer autre chose que les retraites.» Du côté de l'exécutif, le débat s'enflamme.

Laurent Berger, CFDT

Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT.

Début avril, Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire à la réforme des retraites, pris à revers en pleine concertation avec les syndicats au cours de laquelle jamais cette perspective n'a été envisagée, demande officiellement une « clarification » à Emmanuel Macron et, officieusement, pose sa démission dans la balance.

Le président, le 14 juillet, confie son hésitation entre report de l'âge de la retraite et augmentation de la durée de cotisation. Un compromis finit par s'établir : afin d'« établir la confiance », le nouveau système devra démarrer « à l'équilibre ». À la demande du gouvernement, le COR doit établir d'ici au 22 novembre « la contribution que pourrait apporter chacun des trois leviers que sont le montant de la pension moyenne, l'âge moyen de départ à la retraite et le taux de prélèvement, au redressement de l'équilibre financier en 2025 ». On peut parier que la solution préconisée par Jean-Paul Delevoye tiendra la corde : l'âge de départ minimum demeurerait à 62 ans, mais une décote serait appliquée entre celui-ci et un « âge pivot », qui pourrait être de... 64 ans.

     3)... Ou encore donner du temps au temps ?

Pendant que les membres du gouvernement accordaient leurs guitares sur la question de l'âge, deux mouvements sociaux venaient sonner le tocsin sous leurs fenêtres. Le 13 septembre, les agents de la RATP arrêtaient le travail, les métros, et les bus, dans une journée de grève comme on en avait plus vue depuis novembre 1995 et le plan Juppé. Les grévistes voulaient évidemment maintenir les avantages d'un régime spécial : départ à partir 52 ans (sous certaines conditions), taux de remplacement élevé. Rien d'inattendu.

Lire aussi : Retraites: la CGT-RATP rejoint l'appel à une grève illimitée à partir du 5 décembre

Ce qui n'était pas le cas des milliers d'avocats, une profession pourtant plutôt acquise au pouvoir, qui trois jours plus tard débordaient les boulevards parisiens dans leurs robes noires. Cette fois-ci, c'était pour défendre des taux de cotisations retraites très bas, 14%, soit la moitié de celui que Jean-Paul Delevoye envisage pour le régime universel.

D'un coup, le spectre de la fusion des luttes, utopie qu'on croyait réservée aux gauchistes, prenait corps : la contestation pouvait rassembler conducteurs du métro, juristes, médecins, infirmières libérales, pilotes d'avion, enseignants, etc. Et la perspective d'un système universel plus « juste » à l'égard des femmes, des précaires, des bas salaires parce que prenant en compte l'ensemble de la carrière, a laissé place à une autre réalité : de nombreuses professions ayant précisément des salaires trop bas, supprimer leurs régimes de retraite « avantageux » provoquerait une autre injustice.

Le 3 octobre, lors du Grand débat avec un échantillon de Français, à Rodez, Emmanuel Macron, dont l'épouse fut enseignante, avouait que, telle quelle, la réforme « léserait » certaines catégories, dont les professeurs, les infirmières et les aides-soignantes, qui n'ont pas ou peu de primes, à la différence des hauts fonctionnaires de Bercy, grands gagnants du futur système. En fait il faudrait augmenter les rémunérations de près de 2 millions d'agents de l'État avant de les faire basculer dans le nouveau régime.

D'autres cas posent problème : il est facile d'affirmer qu'il faut réserver le même sort aux conducteurs de bus de la RATP qu'à leurs homologues du privé. Encore faudrait-il, pour être crédible, améliorer la situation du privé, par exemple, en confortant le congé de fin d'activité permettant aux chauffeurs routiers de partir à la retraite à 57 ans, conquis en 1996, ou achever la négociation sur la prise en compte de la pénibilité - et surtout de son financement ! - toujours bloquée par le Medef. Jean-Paul Delevoye avait vu venir le mur, lui qui préconisait dans son rapport de juillet de « donner du temps au temps», comme disait Miguel de Cervantès.

Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire aux retraites

Jean-Paul Delevoye (à g.), haut-commissaire aux Retraites.

« D'autres options qui conduiraient à appliquer le nouveau système à des générations autres que la génération née en 1963 existent. Il peut s'agir de choisir d'appliquer le système soit à une génération postérieure, soit aux nouveaux entrants sur le marché du travail. Ce choix sera soumis à la concertation.»

Autant dire que le système « universel » serait à géométrie plus que variable. Pendant x années, les « régimes spéciaux » perdureraient aux côtés du sort commun. La possibilité de ne l'appliquer qu'aux nouveaux entrants sur le marché du travail, autrement appelée « clause du grand-père », laisse entrevoir une fin de transition aux alentours... 2070, et l'apparition de ce que la CFDT appelle « un 43e régime, celui des jeunes », mais après tout, c'est ainsi que le gouvernement d'Édouard Philippe a mis en extinction le statut des cheminots. Alors pourquoi pas d'autres ?

Lire aussi : Retraites : Delevoye ne privilégie pas l'application de la réforme aux seuls nouveaux entrants

Pour le président de la République, il faudra donc trancher : au centre gauche, au centre droit, en pressant le pas où à celui de l'escargot ? Quoi qu'il en soit, cette quadrature des retraites, qui impactera près des deux tiers du corps électoral français, pourrait à elle seule remplir de sens (ou le vider...) l'« Acte II » de son quinquennat, et donc peser lourd dans une éventuelle campagne électorale pour un deuxième mandat à l'Elysée en 2022. Mais pour paraphraser Mendès France : réformer, n'est-ce pas choisir ?

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Infographie, H307, p5, financement retraites

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Commentaires 9
à écrit le 31/10/2019 à 17:45
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le premier titre, la reforme de trop!? était pas mal Complet (sauf peut être le fait qu'il ai déchiré 18 mois de "boulot" de Delevoye), clair. Macron pris au piège de sa propre confiance en lui. Et non, ce n'est pas si simple de reformer. La loi eg...

à écrit le 31/10/2019 à 12:06
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Dans le prolongement de mon billet précédent, François Asselineau demande au gouvernement un grand débat national sur la contribution nette de la France au budget de l’UE.. Une ponction colossale sur les Français au profit de pays étrangers...

à écrit le 31/10/2019 à 11:59
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Les emplois sont à l' est grâce à l' article 63 du TFUE quand la France exile et fraude 100 milliards annuels tout à fait légalement du fait de ce même article et elle ne peut rien faire. Plus d' emploi in fine mais des tax...

à écrit le 31/10/2019 à 10:11
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les Français sont ils des veaux ? les évenement a venir projettent leur ombre. la régression est bien en marche ( dans tous les secteurs

le 31/10/2019 à 10:39
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Poser la question c'est y repondre. Oui.

à écrit le 31/10/2019 à 9:34
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La réforme des retraite est déjà faussée et sera inégalitaire. La preuve en est : que l'on ne veut déjà pas prendre en compte les retraites très avantageuses que sont celles des GENDARMES et des POLICIERS et bientôt celle de la Police Municipales et ...

à écrit le 31/10/2019 à 9:30
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Macron n'est qu'un aboyeur du vide pendant que la caravane passe. Déjà les premiers recul sur les retraites spécifiques avec la police (métier difficile pour se promener sur les trottoirs ou avoir le cul assis dans une voiture toute la journée pour 2...

le 31/10/2019 à 13:03
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Le seul responsable est l' UE qui demande la réforme des retraites dans les GOPE 2015 2017, aussi arrêtez de diviser pour régner en opposant les français les uns aux autres, Macron n' est aussi sur ce sujet comme sur tous les autre...

à écrit le 31/10/2019 à 9:25
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Macron fait ce qu'on lui dit de faire, si déjà on pouvait orienter notre regard sur les véritables décideurs ceux-ci arrêteraient peut-être de faire n'importe quoi.

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