L'histoire retiendra peut-être que l'incendie de Notre-Dame aura donné quelques jours de sursis à une autre institution, certes moins vieille, mais qui s'est aussi muée en symbole dans l'imaginaire collectif français. A l'heure où nous mettons sous presse, il était attendu qu'Emmanuel Macron annonce jeudi 25 avril la suppression de l'École nationale d'administration (ENA), mettant ainsi fin à un serpent de mer aussi vieux que l'école elle-même. Depuis sa création en 1945, l'école des hauts fonctionnaires n'a jamais réussi à convaincre pleinement de son utilité, et a même vu les critiques s'accumuler contre elle depuis plusieurs décennies. Pêle-mêle, lui sont reprochés la part disproportionnée de ses élèves issus des classes supérieures, son formatage intellectuel, sa tendance à alimenter un puissant entre-soi.
Nul doute que la suppression de l'ENA est l'effet d'un certain calcul politique de la part d'Emmanuel Macron, et lui permet de marquer les esprits sur un sujet relativement symbolique. Mais y voir une simple concession teintée de démagogie aux demandes des « gilets jaunes » serait réducteur. La mesure s'inscrit au contraire dans le projet de réforme de l'administration que dessine le gouvernement actuel, dont fait partie la loi de transformation de la fonction publique qui sera examinée par le parlement cet été. Plusieurs membres de la majorité présidentielle défendaient cette suppression, dont Bruno Le Maire, François Bayrou, et même Nathalie Loiseau, directrice de l'ENA de 2012 à 2017, qui tenta d'y insuffler un renouveau réformateur.
Plus une réforme qu'une suppression ?
Reste à savoir sous quelles modalités seront bientôt recrutés et formés les futurs hauts fonctionnaires. Derrière la portée symbolique de l'annonce présidentielle, il est peu probable que la « suppression » de l'ENA implique la fin du recrutement par concours. Les fuites du premier discours du chef de l'État, reporté à cause de l'incendie de Notre-Dame, laissaient d'ailleurs entrevoir la création d'une grande école de la haute fonction publique, rassemblant au moins l'ENA et l'école nationale de la magistrature (ENM). Si l'ENA dans sa forme actuelle devrait bel et bien disparaître, le projet d'Emmanuel Macron ressemble donc plus à une réforme en profondeur qu'à une table rase.
Le périmètre de cette nouvelle « école de la fonction publique » en est encore incertain. En plus de l'ENA et de l'ENM, pourraient être concernés l'Institut national des études territoriales (INET), les concours des directeurs d'hôpitaux, du Quai d'Orsay, ou les instituts régionaux d'administration (IRA). Se trouveraient alors rassemblés en une même formation les futurs fonctionnaires centraux, hospitaliers et territoriaux, qui pourraient échanger leur expérience et créer des liens entre administrations.
A terme, cette formation pourrait donc mener à des parcours plus divers, et recruter au-delà des cercles restreints des prépas parisiennes (Sciences Po et La Sorbonne-ENS). Une promotion plus fournie devrait augmenter mécaniquement les chances d'étudiants venant d'autres universités, notamment de province, et contrebalancer l'élitisme du concours actuel.
La réforme acterait aussi l'échec de l'ENA à se réformer, face au poids sans cesse croissant de la reproduction sociale en son sein. Selon ses propres chiffres, la part des enfants de cadres parmi ses élèves dépassait les 70% sur la période 1985-2009, contre seulement 6% d'enfants d'ouvriers et d'employés, et 10% d'enfants d'agriculteurs et d'artisans.
Réduire le poids des origines sociales dans le recrutement des hauts fonctionnaires devrait être l'une des priorités de la réforme, même si les responsables de l'ENA soulignent que ces inégalités sont largement le produit du système scolaire français lui-même. Mais la diversification n'est pas le seul enjeu de la réforme. Figurent aussi les problématiques de la mobilité et de la mise à niveau des compétences des fonctionnaires, alors que le système actuel est critiqué pour sa tendance à produire des schémas de carrière figés et à prendre pour acquises les compétences une fois le concours passé.
Le fameux classement de sortie de l'ENA, qui détermine le poste qu'occupera le futur haut fonctionnaire et donne accès aux « grands corps » (inspection des finances, cour des comptes, conseil d'État) pour les mieux classés, sera-t-il supprimé ? Tous les élèves actuels de l'école strasbourgeoise n'y sont pas opposés : « la fin de l'accès direct aux grands corps est une bonne chose, si elle permet d'affecter les 'meilleurs élèves' sur les missions prioritaires du gouvernement », considère l'un. Ce que tempère un autre : « le classement de sortie est méritocratique, mais il devient absurde dans la mesure où il détermine toute une carrière. Mieux vaut réfléchir à la pertinence des corps, à leur hiérarchie et à la mobilité entre eux ».
D'autres sujets pourraient aussi être à l'étude. Une école élargie des hauts fonctionnaires pourrait proposer des parcours organisés en spécialités, alors qu'à l'ENA, les futurs préfets, juges administratifs, diplomates et administrateurs de ministères suivent tous la même scolarité. Par ailleurs, si l'accès direct aux grands corps est supprimé, le gouvernement aurait dans ses plans une formation de type « école de guerre » pour les hauts fonctionnaires plus expérimentés, qui ouvrirait aux plus hauts postes de l'État. Cette réforme acterait le passage d'une sélection universitaire à une sélection professionnelle, qui reposerait moins sur la réussite scolaire et plus sur l'acquis de carrière. Enfin, une réforme plus globale pourrait étudier la possibilité de soutenir la formation continue des fonctionnaires, notamment dans les cas de carrières longues. « Les façons de manager ont évolué depuis que les préfets actuellement en poste sont sortis de l'ENA », pique un élève de deuxième année.
Réforme de l'État
A travers la suppression, ou le remodelage de l'ENA, c'est une transformation plus profonde qui s'annonce pour la fonction publique. Le gouvernement en a posé les bases avec la loi « pour un État au service d'une société de confiance », promulguée en août 2018, et censée assouplir les relations entre administration et citoyens. Mais c'est le projet de loi de réforme de l'administration, déposé par le gouvernement en mars 2019, qui en constitue le jalon essentiel. Aux côtés de la suppression de 120.000 postes de fonctionnaires, celui-ci prévoit de faciliter le recrutement de contractuels, et de leur ouvrir les fonctions de direction dans l'administration. Le passage entre public et privé s'en trouverait facilité, et contribuerait à introduire plus de « mobilité » au sein de l'administration. Un emprunt aux techniques managériales du secteur privé qui ne convainc pour l'instant pas tout le monde, chez les fonctionnaires et les syndicats.