À l'écart (et à l'ombre) des polémiques médiatiques actuelles, on assiste actuellement à l'Assemblée Nationale à une grande bataille autour du projet de loi convention citoyenne pour le climat, une bataille très révélatrice à un an de la présidentielle. « De très grosses tensions politiques s'expriment à l'occasion des discussions sur cette loi, au sein même de la majorité, nous confie une observatrice. À tel point que le gouvernement a fait passer le message que les députés qui ne soutiendraient pas ce projet seraient considérés comme des "frondeurs" ».
Parmi les articles qui suscitent les critiques des parlementaires, l'article 52 qui institue un moratoire sur les surfaces commerciales, mais qui ne concernera pas les entrepôts de e-commerce et donc le géant américain Amazon. Au grand dam des écolos ou de la confédération des Commerçants de France, qui représente 1 million d'emplois dans le commerce de proximité. Des associations comme les Amis de la Terre militent ainsi pour réintroduire le e-commerce dans ce moratoire proposé initialement par la « convention citoyenne ».
C'est que depuis le développement du e-commerce en France, le commerce traditionnel (et notamment les petits commerce de proximité) souffre terriblement. Entre 2009 et 2018, l'expansion du e-commerce a provoqué la destruction nette de 81.000 emplois. Une « tendance » comme qui s'est terriblement accentuée ces trois dernières années. Selon l'Insee, 26 000 emplois étaient menacés en 2019 après les faillites de la Halle, de Conforama, Naf Naf... Et c'était sans compter l'épidémie de covid-19 avec ses confinements à répétition : en début d'année, on comptait ainsi 5920 magasins menacés de fermeture à la suite de liquidations judiciaires.
Dans ce contexte particulièrement morose, le gouvernement joue une partition pour le moins paradoxale. D'un coté, l'État s'est porté garant de prêts bancaires à hauteur de près de 100 milliards d'euros pour les commerces en difficulté, de l'autre, l'Elysée et Matignon semblent favoriser les acteurs du e-commerce, dont Amazon.
Réintégrer les entrepôts de e-commerce dans le moratoire partiel sur les zones commerciales
Résultat, à l'Assemblée, de nombreux députés (allant de LREM à LFI, en passant par LR, Modem, et EDS) ont décidé de déposer des amendements destinés à réintégrer les entrepôts de e-commerce dans le moratoire partiel sur les zones commerciales. Plusieurs députés de LREM et du Modem ont même déposé un amendement particulièrement restrictif instaurant l'interdiction totale des entrepôts de e-commerce de plus de 3000 m2.
Dans ce contexte particulièrement chahuté, une mission d'étude d'impact sur l'e-commerce menée par France Stratégie vient de rendre ses conclusions dans un rapport enfin dévoilé grâce à Contexte, dans lequel il est clairement pointé, en plus des conséquences environnementales, la destruction d'emplois induite par le e-commerce dans les secteurs traditionnels du commerce physique. Pour France Stratégie, une recommandation s'impose : réguler fortement le secteur, en proposant des agréments préalables à l'installation d'entrepôts du e-commerce ou encore une labellisation des entreprises du e-commerce. Et de pointer également que la fiscalité sur l'e-commerce, y compris locale, est trop avantageuse et qu'il faut la rééquilibrer ! Rappelons au passage que l'Autorité de la Concurrence reconnaît que le commerce physique et l'e-commerce interviennent sur le même marché.
Tous ces arguments sont pourtant balayés par le gouvernement qui a décidé de soutenir le développement du e-commerce, au nom de « l'attractivité » de la France. C'est ce qui était d'ailleurs écrit noir sur blanc dans la lettre de mission mandatant France Stratégie en septembre dernier : « Une attention particulière pourra être apportée aux simplifications de nature à faire émerger des sites logistiques « clés en main » qui pourront éviter une artificialisation des sols non maîtrisée tout en concrétisant le message d'attractivité adressé par le Président de la République aux acteurs du e-commerce ». En juin, quand la convention citoyenne avait rendu ses recommandations, Emmanuel Macron n'avait pas manqué de se dire favorable à ce moratoire sur les zones commerciales, tout en omettant de parler des entrepôts de e-commerce. Manifestement, la rencontre qui eut lieu en février 2020 entre Jeff Bezos, le puissant patron d'Amazon, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire, était déjà en train de provoquer des effets...
Depuis, le gouvernement n'a pas attendu les conclusions de France Stratégie pour arbitrer en faveur d'Amazon, notamment en prenant des mesures pour accélérer l'implantation d'entrepôts de e-commerce : réduction des délais de procédure, projet clés en main pouvant être autorisés par l'Etat et purgés de recours sans exploitant identifié, réduction par deux des impôts locaux.
C'est qu'Amazon commence à peser lourd dans l'économie française : entre 2017 et 2020, 19 projets d'entrepôts, centres de tri et agences de livraison du géant américain ont été autorisés par l'Etat. Et ce n'est pas fini ! Selon le PDG français d'Amazon, Frédéric Duval, c'est pas moins de 35 projets supplémentaires qui sont envisagés pour les 5 prochaines années, dont un très polémique à Ensisheim (Alsace) de 189.000 mètres carrés. Dernièrement, Amazon a ouvert des entrepôts à Belfort (76.000 m2) et à Rouen (160.000 m2). Autre signe de l'influence grandissante du groupe de Bezos en France, c'est sa filiale Web Service qui a obtenu le contrat de gestion des données informatiques des prêts garantis par l'État suite à la pandémie. Une décision qui inquiète les milieux de l'intelligence économique. En effet, elle donne potentiellement accès à Amazon à des données économiques sensibles sur de très nombreuses entreprises françaises et notamment ses concurrents directs du commerce physique et en ligne comme la Fnac.
Mais c'est sur le terrain politique que cette politique « d'attractivité » étonne. Le gouvernent semble avoir oublié que les gilets jaunes en 2019 avaient multiplié les blocages contre les entrepôts Amazon (22 blocages durant tout le mouvement). Un rapport du Centre d'analyse économique pointe d'ailleurs le lien entre désertification des centres villes (avec la disparition des petits commerces) et l'émergence de groupes gilets jaunes dans les territoires. « Le mouvement des gilets jaunes a introduit dans le débat public de nombreuses interrogations sur les inégalités territoriales », rappelle cette note datant de janvier 2020, « (...) Plus généralement, une commune qui a perdu un commerce alimentaire (épicerie, supérette ou supermarché) a davantage de chance de connaître un évènement Gilets jaunes et une augmentation de l'abstention. » C'est ainsi que les effectifs des commerces de proximité (restaurants et débits de boissons, agences bancaires, services à la personne) ont décliné dans huit centres-villes de taille intermédiaire sur dix au cours de la période 2009-2015.
Cette France des « oubliés », cette France dite « périphérique », Marine Le Pen ambitionne de la représenter. La leader du Rassemblement National, conseillé notamment par l'écolo réac Hervé Juvin, propose ainsi un moratoire sur les entrepôts de e-commerce. Quand le gouvernement semble penser que l'avenir de la France passe par Amazon, Le Pen n'a pas oublié ce qu'était le poujadisme dans la société française...