Un véritable travail d'introspection. Pour sonder les causes de l'étrange défaite énergétique que la France connaît depuis l'année dernière, les députés qui ont mené la commission d'enquête « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France », ont mené un travail considérable durant six mois. 88 auditions, 150 heures d'audition, près de 500 pages pour le rapport final. Dans l'introduction et sa synthèse, le président de la commission, Raphaël Schellenberger, député LR, n'y va pas par quatre chemins : « Jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un tel retour en arrière n'avait été demandé aux Français ». En référence aux préconisations gouvernementales de réduction de leur consommation électrique à partir de l'automne 2021. D'emblée, le rapport pose la question qui fâche : « Comment en sommes-nous arrivés là ? Quels sont les choix successifs qui ont conduit à cette perte de souveraineté énergétique ? »
Au regard de la qualité des interventions en commission, et de leur présentation dans le corps du rapport, il est étonnant de constater toutefois que les réponses apportées par Raphaël Schellenberger dans ses propos liminaires sont parfois caricaturales et bien trop politiciennes. Si le rapport rappelle que « la notion essentielle est (...) celle de souveraineté », et fait référence aux « fondateurs de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) » qui « avaient ainsi immédiatement saisi l'intérêt stratégique de l'énergie pour la paix sur notre continent », il reste finalement assez flou ou ambigu quant au bilan de la libéralisation du marché de l'électricité en Europe. Alors que les Républicains au Sénat ont détricoté il y a quelques jours la proposition de loi adoptée contre toute attente à l'Assemblée Nationale sur la réelle « nationalisation » d'EDF et l'empêchement de tout démantèlement du groupe public, on sent bien que les LR, une fois encore, ont bien du mal à faire leur aggiornamento vis-à-vis des règles néolibérales imposées par Bruxelles depuis maintenant une trentaine d'années.
Résultat, les principales flèches lancées au sujet du fiasco actuel du système industriel de l'énergie en France, et en particulier de son secteur électrique et électro nucléaire, pointent toutes un peu facilement vers l'écologie politique : « Ce rapport raconte comment le dogme antinucléaire de l'écologie politique s'est peu à peu imposé comme la clef de lecture des choix énergétiques plutôt que la souveraineté et l'urgence de la décarbonation ». Un poil lyrique, les députés soulignent : « La première victoire de l'idéologie anti-nucléaire sur «la cohérence scientifique » remonte au 31 décembre 1998, date à laquelle M. Lionel Jospin, alors Premier Ministre, décide de mettre un terme au réacteur Superphénix. C'est le péché originel, celui qui a cristallisé l'action des opposants aux nucléaires, leur première grande victoire. C'était la première fois que le pouvoir politique cédait à une minorité idéologique. Malheureusement une fois la raison cédée à l'idéologie on crée un Totem, un précédent. »
Autre acteur mis en accusation par Raphaël Schellenberger : l'Allemagne. Lors des auditions, ce pays avait ainsi attiré les critiques conjointes de deux anciens grands patrons du secteur de l'électricité se vouant pourtant une haine farouche : Anne Lauvergeon, ex-patronne d'Areva, d'un coté, et Henri Proglio, ex-patron d'EDF, de l'autre, comme je l'avais rapporté dans une précédente chronique. Dans le rapport, cette accusation contre Berlin est présentée comme suit : « Il est ainsi regrettable de constater qu'un partenaire européen ayant fait des choix différents en matière de politique énergétique se soit permis d'interférer dans notre politique énergétique par l'intermédiaire de ses représentants. Car, en emmenant son pays sur la voie de la sortie du nucléaire, l'Allemagne a aussi demandé à de nombreuses reprises l'arrêt des réacteurs français de Fessenheim et de Cattenom, ainsi que l'exclusion ferme du nucléaire du Plan européen « Net zero industry act », empêchant ainsi toute une filière industrielle de pouvoir bénéficier des dispositifs coordonnés de financement européen. » Un motif de satisfaction toutefois vis-à-vis de notre principal « partenaire » européen, une récente inflexion après la guerre en Ukraine : « Néanmoins, il faut souligner que la tendance s'inverse timidement en Allemagne depuis peu. Le nucléaire perd son caractère tabou et revient sur le devant de la scène, remettant même en question la sortie du nucléaire prônée au lendemain de Fukushima. »
Les autres accusés mis en avant par le président républicain de la commission restent finalement François Hollande et l'actuel président Macron, coupable « dans la filiation de son prédécesseur » d'avoir inscrit dans son programme de 2017 « le maintien de l'objectif de réduction à 50 % d'électricité issue de la filière nucléaire avant 2025 ». Et le député de rappeler qu'Emmanuel Macron avait « été successivement conseiller économique du Président de la République et Ministre de l'Économie entre 2012 et 2016. » Avec une étrange précision : « Plusieurs réunions qui se sont tenues dans cette période et qui se sont avérées essentielles pour la filière nucléaire française nous ont été décrites sans que son rôle ne soit réellement précisé ». Bien évidemment, il est rappelé la regrettable fermeture sous Emmanuel Macron de Fessenheim, pourtant une centrale nucléaire qui avait été remise à niveau ces dernières années par EDF, ou l'arrêt brutal du programme Astrid qui visait à développer en France des réacteurs à neutrons rapides. Là encore, tout est semble-t-il de la faute des « écologistes » : « Offenseur du nucléaire, M. Emmanuel Macron ne nommera au Ministère de la Transition écologique - chargé de l'énergie - tout au long de son premier quinquennat que des personnalités pour le moins hostiles à l'atome : M. Nicolas Hulot, M. François de Rugy, Mme Élisabeth Borne, Mme Barbara Pompili. »
Comme si, lors du premier quinquennat, ces ministres écologistes avaient eu un quelconque poids politique face à l'Élysée et notamment son puissant secrétaire général, Alexis Kohler, qui a toujours réussi, depuis 2017, à concentrer le pouvoir dans ses mains, tout comme le chef de l'État, dès qu'il s'agissait d'arbitrer dans ce domaine si sensible qu'est l'énergie.
Autre insuffisance du rapport, le fait d'avoir concentré les travaux de la commission « sur la question électrique » et « sur la situation d'EDF », alors qu'une bonne partie de la consommation énergétique des Français concerne les énergies fossiles, notamment pour leurs déplacements ou pour le chauffage de leurs habitations. Sur ce sujet, un consensus est apparu entre le président LR et Antoine Armand, son rapporteur issu de la majorité Renaissance, sur le fait « d'abandonner » l'ARENH, « ce dispositif qui est devenu toxique », et sur la proposition d'instaurer une « obligation pour le tiers distributeur de disposer de moyens de production propre ». Autre point de consensus, le fait de penser la future stratégie énergétique en intégrant pleinement les considérations industrielles de la filière. L'échec patent de l'industrialisation des renouvelables en Europe est dans toutes les têtes. Est-il encore temps, et économiquement possible, de sortir de la dépendance européenne à l'égard de la Chine concernant l'éolien et le photovoltaïque ?
Finalement, c'est Antoine Armand qui va apporter un mea culpa plus juste, n'oubliant pas de mentionner les responsabilités de tous les acteurs politiques et tous les acteurs de la filière électrique, en particulier du nucléaire. « Malgré des annonces favorables à l'énergie nucléaire dans les années 2000, l'intendance ne suit pas, rappelle-t-il justement, la guérilla fratricide entre EDF et AREVA au sein de la filière n'est pas arrêtée par les pouvoirs publics, dans un contexte d'explosion de la dette d'EDF, à qui pourtant l'État a demandé que lui soient servis d'importants dividendes ; la décision de construire un EPR actée en 2005 apparaît à la fois précipitée et non inscrite dans un plan industriel global ; l'anticipation de la maintenance et du renouvellement du parc est peu présente ». Et d'ajouter : « Par ailleurs, l'émergence de nouveaux objectifs énergétiques - efficacité énergétique, sortie des énergies fossiles, développement des énergies renouvelables - n'a été que très partiellement accompagnée d'une ambition industrielle, qui implique en permanence de la recherche, du soutien de filière et de l'investissement dans les compétences. »
De fait, l'adaptation d'EDF et de la filière nucléaire à la libéralisation du marché de l'électricité du fait des directives européennes est bien de la responsabilité des différents gouvernements français qui se sont succédé depuis le milieu des années 1990, de gauche comme de droite. Le quinquennat Sarkozy dans le domaine énergétique comporte ainsi son lot d'inconséquence tant dans les affrontements précités que dans les impasses de restructuration capitalistique du secteur. Le rapporteur n'oublie pas d'enfoncer le clou quant à la lâcheté des différents gouvernants français, incapables d'imposer leurs vues à Bruxelles, faute de vision, de réflexion, d'anticipation, et tout simplement par conformisme : « Enfin, la fin des années 2000 et le début des années 2010 resteront irrémédiablement les années de la conception d'un cadre européen néfaste pour le modèle français. L'idée de consolider les débouchés à l'export de notre électricité a conduit à fragiliser EDF en France et en Europe, à installer une épée de Damoclès sur nos concessions hydroélectriques, et à créer un marché de l'électricité répondant à des préoccupations d'allocation des marges plutôt que de réussite industrielle et de sécurité d'approvisionnement à coût raisonnable. »
Autres erreurs fatales, le fait d'avoir opposé énergies renouvelables électriques et nucléaire, sans avoir cherché, on l'a dit, à construire une filière industrielle dans le renouvelable, tout en arrêtant les investissements dans la recherche notamment pour le développement de la quatrième génération des réacteurs nucléaires. Les écologistes sont donc loin d'être les seuls fautifs !
Le rapport établit ensuite toute une série de propositions. Parmi elles, on trouve notamment le fait d'« assumer un besoin croissant d'électricité », « remettre la direction générale de l'énergie au sein du Ministère en charge de l'Industrie et la doter des moyens permettant d'identifier, de suivre et de réduire nos vulnérabilités industrielles », «arrêter une position européenne commune et durable, pour définir l'énergie nucléaire comme une énergie décarbonée et stratégique », « renforcer les efforts de décarbonation de tous les secteurs émetteurs, en particulier dans le transport avec l'accélération des projets de transports en commun et de fret ferroviaire », « évaluer les dispositifs de rénovation énergétique », « se donner des objectifs de baisse de consommation mesurables et les décliner par département », ou, enfin, « lancer dès que possible les appels d'offre pour les 50 parcs éoliens offshore ». Bref, si l'on suit ces députés, il s'agirait enfin de réfléchir questions énergétiques et industrielles de concert, mettre en place un véritable État stratège et une « planification écologique », expression fétiche de Jean Luc Mélenchon qu'Emmanuel Macron a reprise à son compte entre les deux tours de la présidentielle. Sauf que cela nécessiterait la mise en place d'une politique réellement rooseveltienne, en rupture avec la doxa néolibérale imposée aux pays européens depuis trente ans.