Amateurs d'Évian, de Badoit et de Volvic, allez boire ailleurs. Dans près de la moitié des Intermarchés, ces marques, qui appartiennent au groupe Danone, ont disparu des rayons. En désaccord avec le géant industriel sur le prix de ces eaux, Intermarché a privé ces bouteilles de leur place en supermarché.
Cette méthode dite du « déréférencement », pas si inédite tant la menace est souvent brandie par les distributeurs mais rarement mise à exécution, raconte les négociations plus âpres que jamais avec leurs fournisseurs. Un rapport du Sénat réalisé cet été parle « d'un niveau de tension inédit entre industriels et distributeurs ». En trame de fond, les accusations de malhonnêteté et de cupidité fusent entre l'agroalimentaire et la distribution, qui se soupçonnent chacun de gonfler leurs marges au prétexte qu'il y a une inflation des matières premières. Des soupçons en fait peu étayés voire injustifiés.
Les accusations de profiter de la crise fusent
Dans le détail, le patron d'Intermarché s'en est pris à des « hausses de prix à deux chiffres non justifiées » de l'ordre de +12% réclamées par Danone qu'il impute à la nouvelle « direction à la tête de Danone » et à ses « actionnaires qui demandent une profitabilité supérieure qui se traduit par des demandes de hausses de tarifs (...) Cette entreprise, comme un certain nombre d'autres grandes entreprises, profite de la crise actuelle pour restaurer ses marges et essayer de faire passer un nombre de hausses un petit peu indues », a conclu le dirigent au micro de BFM Business.
En écho, Michel-Edouard Leclerc, le président du groupe E.Leclerc, tient un discours similaire au sujet de ses fournisseurs depuis plus d'un an, c'est-à-dire quand l'inflation a rebondi. Mardi à l'antenne de CNews, il a affirmé que « l'inflation est partout dans le monde mais n'est pas partout justifiée », pointant « la logique capitaliste (des industriels) d'anticipation » des hausses de prix, et vantant le rôle de sa centrale d'achat de « retarder, négocier et contre-négocier » l'inflation que tenterait de lui faire subir ses fournisseurs.
Pourtant, ces accusations sont loin d'être fondées, selon le rapport du Sénat publié en juillet, qui réfute les allégations des patrons de la distribution. « L'essentiel des augmentations demandées était bien en lien avec la hausse des coûts de production. Autrement dit, il ne semble pas y avoir de phénomène massif de « hausses suspectes », comme avancé dans le débat public. Aucun acteur entendu, pas même les distributeurs ayant fait part de leurs doutes, n'a été finalement en mesure de prouver le contraire », tranchait en conclusion le document dans une allusion à peine voilée à Leclerc.
Les industriels, principale victime du déréférencement
Le rapport insiste sur le fait que, en cas de déréférencement, industriels et distributeurs sont loin d'être sur un pied d'égalité. « Compte tenu du fait qu'un produit non-référencé prive l'industriel de millions de clients, et donc de millions d'euros (voire de dizaines de millions d'euros) de chiffre d'affaires, le rapport de force est grandement favorable à la grande distribution », soulignent les sénateurs avant de rappeler que, si Leclerc en vient à exclure un produit de ses étals, le produit concerné « perd l'accès à un cinquième des consommateurs français ».
Les parlementaires n'égratignent pas seulement les supermarchés, responsables, d'après l'enquête sénatoriale, de certaines augmentations de prix en rayons sans que les coûts des produits ne soient eux montés. Ils dénoncent aussi les industriels, dont certains exercent parfois un chantage à la rupture de stock sur les distributeurs.
Les centrales d'achat en position de force
L'agroalimentaire, multinationales ou petits transformateurs, n'est toutefois pas en mesure de dicter ses conditions tarifaires aux grandes surfaces. « Les distributeurs sont en position de force, grâce à la concentration du secteur [le fait qu'un petit nombre de grandes entreprises dominent le marché, comme Carrefour, Leclerc, Lidl ou encore Casino, Ndlr], mais surtout à leur position en bout de chaîne qui leur permet de contrôler l'accès des produits au consommateur », observe l'économiste Michel-Pierre Chelini.
« En France, il y a 400.000 exploitants agricoles, 17.000 transformateurs, dont 95% de PME agroalimentaire aux côtés de quelques multinationales comme Mars ou Nestlé qui représentent une infime partie de l'alimentation des Français. En revanche, du côté de la distribution, on compte seulement 7 centrales d'achat », précisait à La Tribune en juillet Jean-Paul Simier, économiste du Crédit Agricole en charge des matières premières agricoles.
« Sur la chaîne de valeur de l'agroalimentaire, aucun acteur n'est en position de faiseur de prix. Tout le monde subit les hausses de prix sur l'emballage, les matières premières, les transports. Surtout, c'est une filière transparente, avec des acteurs institutionnels connus et, si une partie des marges s'évaporaient, cela se verrait. Contrairement à d'autres époques où il existait un fort marché noir autour des aliments, notamment en France après la Seconde Guerre mondiale », appuie l'universitaire Michel-Pierre Chelini qui voit dans la rhétorique récente des distributeurs un durcissement du bras de fer habituel entre industriels et enseignes. En effet, une ristourne d'un demi-centime peut entraîner des milliers voire des millions d'euros de bénéfices étant donné les volumes de vente gargantuesques des grandes surfaces.
Le risque de pénurie subie et plus organisée
Michel-Pierre Chelini admet en revanche que le retrait volontaire d'un produit des rayons n'est « pas fréquent ». Il y voit un acte à la portée symbolique vis-à-vis des clients. « On agite la peur des consommateurs notamment de pénuries, sous couvert d'informer les consommateurs », perçoit l'économiste qui alerte sur la dimension « psycho-émotionnelle de l'inflation » et l'importance pour les responsables économiques de tenir un discours modéré. Au risque de provoquer les phénomènes qu'ils prétendent éviter.
Le Sénat s'est précisément inquiété dans son rapport du risque de pénurie de certains produits, du fait même des relations calamiteuses entre les acteurs de la chaîne alimentaire. Les pratiques « contestables, de la part des distributeurs et des industriels, aiguisent fortement les tensions » et « menacent de déboucher sur des ruptures d'approvisionnement prochainement ». Le cas échéant, l'absence de produits dans les rayons serait subie et plus organisée par les distributeurs.