Dans une Russie où l'opinion est contrôlée et réprimée par la loi (jusqu'à 15 ans de prison pour tout propos visant à décrédibiliser l'action de l'armée), Leonid Gozman est une figure de l'opposition qui s'exprime sans tabou sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, le président de "l'Union des Forces de Droite" - un parti politique dissous puis suspendu des élections en 2011 -, qualifie Vladimir Poutine de "criminel de guerre" et réclame une procédure d'"impeachment" depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. En 2014, il comparait l'invasion de la Crimée à l'Anschluss de l'Autriche en 1938 par Hitler, en expliquant également le concept de guerre "hybride", "où nos soldats sont en Ukraine sans y être". Il prédisait aussi à l'époque une aggravation du conflit en Ukraine.
Cet ancien conseiller de Yegor Gaidar, ministre des Finances de Boris Eltsine à la fin des années 1990, coordonne aujourd'hui depuis Moscou ce qu'il reste de ce mouvement qui n'a plus aucune représentation politique. Il est également enseignant dans plusieurs universités, dont la Free University of Moscow. Son manifeste demeure : être "libéral, favorable au marché libre, aux droits humains et pour le développement de la Russie avec l'Europe." Entre 2008 et 2013, Leonid Gozman a été aussi l'un des dirigeants de Rusnano, une entreprise d'Etat spécialisée dans les nano-technologies.
LA TRIBUNE - Quelles sont les conséquences des sanctions aujourd'hui pour la Russie ?
Leonid Gozman - Elles sont destructrices. La Russie est en effet bien plus intégrée à l'économie mondiale que les gens ne le pensent. Tous les biens ici ont des composants étrangers. Elles détruisent donc chaque secteur de l'économie. Les Russes commencent à ressentir leurs effets, avec des prix qui ont augmenté dramatiquement dans les magasins et parfois doublé. Les gens à Moscou sont déprimés et beaucoup sont déjà partis. Malgré cela, la population ne blâme pas encore Poutine, elle préfère condamner l'Europe, les Etats-Unis et les "fascistes" ukrainiens. Pour l'instant, les gens ne veulent pas entendre la pensée occidentale qui présente les gentils Américains face au méchant Poutine. Mais cela ne peut pas durer. Tôt ou tard, les Russes vont commencer à blâmer Vladimir Poutine car la vie va devenir trop difficile. La seule inconnue est de savoir quand ce changement se produira. Aussi, malgré les sanctions, soyez certains qu'elles ne suffiront pas à changer à elles seules l'attitude de Poutine car il est allé trop loin. Il ne peut plus tenir compte des conséquences qui sont devenues secondaires pour lui.
Avant les sanctions qui mènent la Russie vers une profonde récession, certains indicateurs économiques clés sur ces vingt dernières années (PIB, espérance de vie, éducation, pauvreté) se sont améliorés au cours des mandats de Vladimir Poutine. Les Russes sont nombreux à penser que leur quotidien s'est amélioré grâce à lui, après des années dramatiques pendant et juste après l'URSS, ont-ils tort ?
En réalité, l'administration Poutine a profité des réformes opérées sous Boris Eltsine. Il s'agissait de réformes importantes pour orienter la Russie vers une économie de marché, ouverte sur le monde, qui ont rebâti l'agriculture, ou réduit le déficit. Ça n'est qu'à la fin de l'ère Eltsine qu'elles ont commencé à porter leurs fruits. Dès lors, c'est sous Poutine que les gens ont pu commencer à profiter d'une économie stabilisée. En fait, les effets bénéfiques de ces réformes auraient pu être encore dix fois plus importants si la corruption n'avait pas été aussi élevée ces dernières années.
Pour contrer les sanctions occidentales, le président Poutine a annoncé qu'il allait profiter de ce contexte pour faciliter les démarches pour les créateurs d'entreprise, alléger les charges, créer un marché intérieur "libre", tout en soutenant le rouble. Ces sanctions peuvent-elles développer certains pans de l'économie russe ?
Non, car il ne le fera pas. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait plus tôt ? Pourquoi utiliser une telle crise pour le faire ? Les intérêts de l'élite dirigeante sont en contradiction avec ces principes de liberté, c'est pour cela qu'il est difficile de changer. Le gouvernement au pouvoir va faire son maximum pour conserver le système actuel et ne rien changer. M. Poutine doit partir. Il détruit le pays mais l'Ukraine va survivre.
Ces aspirations vers plus de libertés sont-elles compatibles avec la culture et l'histoire de la Russie attachée à d'autres valeurs telles la famille, l'Etat, le patriarcat...? Ce conservatisme rencontre d'ailleurs du soutien en Russie mais aussi en Europe.
Ce sont des mythes. Nous avons aussi eu des républiques et des réformateurs dans notre histoire à l'image du tsar Alexandre II, Alexandre Kerenski, Gorbatchev, Kroutchev... Notre histoire n'est pas aussi primitive que les gens le disent. De tous temps, les Russes ont émigré et ont d'ailleurs prospéré dans ces pays d'accueil. Désormais, c'est en Russie que le souci de la liberté individuelle grandit. Les jeunes Russes sont européens dans leur attitude, leur habitude de vie, et leurs objectifs. Même avant ce désastre, ils avaient l'intention de partir. Maintenant, c'est l'exode. Ceux qui soutiennent Poutine sont non-éduqués ou des marginaux. C'est d'ailleurs la cible qu'il affectionne.
Du côté des soutiens, détrompez-vous, la sympathie pour la politique de Poutine n'est pas si élevée. Elle est simplement due à la propagande de ce gouvernement qui offre de l'estime de soi. Ils créent des mythes racontant que nous sommes les meilleurs et que tout le monde nous déteste parce que nous sommes - justement - les meilleurs. Il est très important pour eux de convaincre les citoyens que nous avons été agressés. Dès lors, toutes les victimes de Boutcha sont celles des Ukrainiens et les Ukrainiens ont bombardé Marioupol, selon cette administration. C'est le principe d'une dictature. Au final, c'est un mélange d'idées positives et de mythes agressifs. Le système politique occidental traverse certes une crise profonde, à l'image des symptômes que sont Trump, le Brexit et la popularité de Marine Le Pen. Mais pouvons-nous trouver le système ou le régime idéal ? Le système occidental a, lui, au moins une chance de s'améliorer, tandis qu'en Russie, tout repose sur la propagande.
Comment la situation va-t-elle évoluer en Russie avec la poursuite de la guerre ?
Cela va empirer, notamment dans les relations internationales. Dans l'immédiat, je comprends évidemment l'aide pour les Ukrainiens. Mais il y a aussi un soutien à apporter aux Russes. Par exemple, les cartes de crédit des Russes qui ont émigré sont bloquées. C'est un problème similaire qu'il y a 100 ans lors de la révolution de 1917. Les Européens ont accueilli les Russes et ont gardé ces fortunes au pays. Mais c'est une erreur car ils peuvent être utiles à leur pays d'origine. Les émigrants russes qui ont quitté le pays sont des alliés de l'Union européenne. Ce sont eux qui rebâtiront une nouvelle Russie après le départ de Poutine. Or, beaucoup sont bloqués sur des permissions de résidence, de visa ou sur leurs comptes bancaires. C'est injuste et c'est contre-productif. N'interférez pas, ils ont besoin de conditions minimales pour vivre et développer l'avenir... Malgré cela, je reste optimiste. La Russie est un pays européen. Après M. Poutine, nous aurons un gouvernement démocratique, allié avec l'Europe et sa civilisation. Nous devrons en faire partie. La Chine ne peut pas être un allié. Avec une population dix fois supérieure, une économie dix fois plus développée et un système politique plus stable, la Russie peut seulement devenir une colonie chinoise.
Propos recueillis par Jeanne Dussueil