Présidentielle américaine : « Une seconde présidence Trump serait beaucoup plus autoritaire que la première » (Eurasia Group)

ENTRETIEN - Comme chaque année depuis sa création en 1998, l’Eurasia Group, un influent consultant américain spécialisé dans les risques géopolitiques, publie son rapport sur les grands risques pour l’année 2024. La Tribune a rencontré Cliff Kupchan, président de l'Eurasia Group et co-auteur du rapport.
Cliff Kupchan, président de l'Eurasia Group.
Cliff Kupchan, président de l'Eurasia Group. (Crédits : Eurasia Group)

Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'année s'annonce tendue. Ian Bremmer, fondateur de l'Eurasia Group, parle dans son rapport sur les risques 2024 d'« annus horribilis ». « Il s'agit de l'année la plus dangereuse et incertaine que j'ai couvert durant mon existence », fait-il valoir.

Parmi les trois principaux risques qui nous attendent collectivement, à l'échelle mondiale, le rapport cite trois guerres : celle se déroulant aux États-Unis contre eux-mêmes, alors qu'une élection hautement conflictuelle se prépare ; celle dont le théâtre militaire se tient au Moyen-Orient, entre Israël et le Hamas, avec un risque accru d'embrasement régional ; et enfin, celle entre la Russie et l'Ukraine, qui entre désormais dans sa troisième année, et pourrait bien déboucher sur une partition de l'Ukraine. Dans chacun des cas, le rapport livre une vision pessimiste : « Aucun de ces conflits ne dispose de garde-fous adéquats pour l'empêcher de s'envenimer. Aucun ne dispose de dirigeants responsables et désireux de le résoudre. »

Juste au-dessous du podium, le rapport pointe également le risque posé par l'intelligence artificielle et le manque de régulations visant à l'encadrer.

Le dérèglement climatique ne figure en revanche pas parmi les dangers mis en lumière par le rapport, ce qui a de quoi étonner, mais que les auteurs justifient en déclarant que les risques engendrés et la manière d'y remédier, à savoir baisser les émissions de CO2, sont bien connus : « La seule question qui demeure est celle de qui sacrifie quoi. [...] Nous avons donc une idée assez claire de ce vers quoi nous nous dirigeons. » La Tribune a confronté Cliff Kupchan, président de l'Eurasia Group et co-auteur du rapport, à ces résultats.

LA TRIBUNE - Les États-Unis, démocratie prospère et fonctionnelle, sont classés comme risque principal de votre rapport 2024, devant deux conflits armés avec un risque d'embrasement régional, voire mondial. Pourquoi ce choix ?

CLIFF KUPCHAN - Les États-Unis font face à de sérieux problèmes structurels : la société est profondément polarisée et toutes les institutions, du Congrès à la justice en passant par les médias, font face à une crise de confiance, alors que se profile l'une des élections les plus clivantes et importantes de leur histoire. Le fait que l'un des deux candidats soit un ancien président ayant tenté d'entraver le processus démocratique est sans précédent, et en dit long sur l'état d'érosion des institutions américaines. On peut également s'attendre à une campagne ponctuée d'attaques ad hominem entre deux vieillards impopulaires... Bref, c'est une élection horrible.

En outre, quel que soit le résultat, il faut s'attendre à des conséquences négatives. Si Biden gagne et que Trump va en prison, près de la moitié de l'électorat sera convaincu que son candidat a perdu suite à une fraude électorale et été placé derrière les barreaux pour des raisons politiques. Si Trump l'emporte, il faut s'attendre à des manifestations dans de nombreuses villes, et sa seconde présidence sera beaucoup plus autoritaire que la première.

Pourquoi cela ?

Il est convaincu que l'élection de 2020 lui a été volée, et, grâce à l'expérience de son premier mandat, a bien identifié les éléments qui l'ont empêché de gouverner comme il l'entendait. On peut donc s'attendre à une purge de fonctionnaires, ainsi qu'à une confrontation avec le FBI et le Département de la Justice. Il va également faire en sorte que les enquêtes ouvertes contre lui soient closes et potentiellement cibler ses ennemis politiques.

Enfin, les contre-pouvoirs ne joueront pas leur rôle : le Congrès est trop divisé, les juges conservateurs sont en majorité à la Cour Suprême et trois d'entre eux ont été nommés par Trump... Il aura également les mains libres pour mener une politique extérieure génératrice de chaos : accélération de la guerre commerciale contre la Chine, fin de l'aide militaire à l'Ukraine, affaiblissement de l'OTAN et perte de crédibilité de l'article 5...

Le rapport pointe également le risque d'un embrasement au Moyen-Orient ainsi que d'une partition de l'Ukraine...

Le conflit entre Israël et le Hamas a de fortes chances de s'envenimer et de prendre de l'ampleur. La frontière nord-est particulièrement polémogène, dans la mesure où une confrontation avec le Hezbollah ouvre la voie à un conflit direct avec l'Iran. Les rebelles Houthis vont continuer de perturber le trafic en mer Rouge et les États-Unis vont sans doute devoir effectuer de nouvelles frappes à leur encontre, mais ils ne sont pas aussi proches de l'Iran que le Hezbollah, le risque d'escalade est donc moindre.

Concernant l'Ukraine, la partition est, selon nous, actée : les territoires occupés la Russie dans le Donbass et le sud de l'Ukraine ne retourneront pas sous le contrôle de Kiev. La dynamique est désormais favorable à la Russie, et le risque est que Zelensky, désespéré, n'agisse sans l'aval des États-Unis, en ciblant par exemple les exportations de pétrole russe dans la mer Noire, de quoi semer de nouveau la zizanie dans le marché mondial de l'énergie. Cette mer concentre la majorité des risques d'escalade : la Russie pourrait s'en prendre à des vaisseaux occidentaux transportant des céréales, par exemple, et les choses pourraient alors rapidement dégénérer.

OpenAI et ChatGPT ont fait couler beaucoup d'encre récemment. Selon vous, notre incapacité à réguler l'intelligence artificielle (IA) pose aussi un gros risque...

Il y a eu plusieurs tentatives bien inspirées de réguler l'IA l'an passé, notamment au sein de l'UE, du Royaume-Uni et des États-Unis. Malheureusement, elles s'avéreront au mieux insuffisantes : l'IA avance trop vite, les capacités des grands modèles linguistiques doublent chaque mois. Avec deux écueils importants. D'importants flux de désinformations, d'une part, alors qu'une cinquantaine d'élections doivent avoir lieu cette année dans le monde, et une facilité croissante d'accès à l'IA pour les États voyous et acteurs malveillants, avec la possibilité de mener des attaques hautement disruptives.

Votre rapport pointe enfin la lutte pour les minerais critiques parmi les risques existants. Quel est le danger ?

Les États-Unis et l'UE vont causer une distorsion de la demande sur le marché, dans la mesure où ils ont besoin de ces minerais pour leur transition énergétique et plus généralement pour leur marché des nouvelles technologies. Cependant, ils ont tous deux mis en place des règles leur interdisant d'importer ces minerais depuis un certain nombre de pays qui portent atteinte aux droits de l'Homme. En outre, plusieurs marchés exportateurs, dont la Chine, qui occupe une place prépondérante dans le raffinage de ces minerais, veulent limiter ces exportations pour remonter la chaîne de valeur. Il y a donc d'importants risques de volatilité du point de vue de l'offre comme de la demande.

Puisque l'on parle de la Chine, finissons sur une note positive : malgré l'élection de Lai Ching-Te à Taïwan, les risques d'un conflit nous semblent plutôt faibles, les canaux diplomatiques entre la Chine et les États-Unis étant désormais très robustes. Cela pourrait changer si Trump est réélu, mais ce sera pour 2025...

Propos recueillis par Guillaume Renouard

Commentaires 6
à écrit le 18/01/2024 à 16:51
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Globalement, les citoyens du monde bénéficient de plus de droits démocratiques que par le passé. Mais plusieurs indicateurs semblent suggérer que ces progrès sont aujourd'hui menacés. Le monde serait-il récemment devenu moins démocratique? L'une des ...

le 18/01/2024 à 18:47
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@Raymond: Peu de différences entre dictature et démocratie: les deux ont recours au vote pour légaliser leur existence. La seule différence se trouve curieusement dans le Capitalisme actionnarial (honni par les bonnes âmes du Socialisme) avec l'assem...

à écrit le 18/01/2024 à 15:04
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Il serait surprenant que Biden néglige les intérêts américains. Après tout, il a été élu par les Américains pour promouvoir leurs intérêts. Cependant, je pense que Biden est plus conciliant et plus disposé à faire des compromis que Trump. Avec la réé...

à écrit le 18/01/2024 à 13:13
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Plus autoritaire pour qui ? Si ce n'est pour ceux qui l'on renverser !

à écrit le 18/01/2024 à 12:32
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Tiens, enfin une analyse géopolitique censée. Alors maintenant, les optimistes béats et les belliqueux incultes aux risques géopolitiques, vous allez bientôt vous réveiller ou continuer à mettre de l'huile sur le feu (pour des intérêts inavouables) e...

à écrit le 18/01/2024 à 11:38
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C'est certain puisque Biden n'a fait que confirmer la guerre stratégico-commerciale déclenchée par Trump contre la Chine mais également contre l'UE dans une moindre mesure. On peut donc anticiper une consolidation du protectionnisme américain vis à v...

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