Pour ou contre : le PIB est-il dépassé ? (Florence Jany-Catrice face à Charles Wyplosz)

La crise écologique intensifie les critiques contre le PIB, qui reste aujourd'hui l'indice incontournable pour mesurer la création de richesse. Le PIB est-il dépassé ? C'est le débat de la semaine entre Florence Jany-Catrice, économiste et professeur à l'université de Lille, et Charles Wyplosz, économiste enseignant au Graduate Institute de Genève.
Florence Jany-Catrice face à Charles Wyplosz.
Florence Jany-Catrice face à Charles Wyplosz. (Crédits : Reuters)

Les critiques contre le produit intérieur brut (PIB) n'ont pas attendu le XXIème siècle. Le rapport Meadows publié en 1972 par le club de Rome alertait déjà sur les limites de la croissance en volume du PIB dans un monde aux ressources finies. Au-delà de la question écologique, le PIB a aussi été blâmé pour ne pas prendre en compte la performance sociale d'une économie, en termes d'éducation ou d'inégalités. En réponse à ces critiques, d'autres indicateurs sont apparus pour compléter le PIB comme l'IDH, qui intègre l'espérance de vie, le niveau éducatif et la richesse par habitant.

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Alors que l'écologie et le climat deviennent des priorités des politiques publiques, le PIB est de plus en plus brocardé comme un indicateur aveugle aux dommages que cause la croissance. « CO2 ou PIB, il faut choisir », résumait en 2020 l'ingénieur spécialiste du climat Jean-Marc Jancovici, partisan de la décroissance. En dépit de ces remises en question anciennes, le PIB et la croissance guident les politiques économiques et budgétaires des gouvernements du monde entier et aucun autre indicateur au monde ne s'y est substitué. Alors, le PIB est-il dépassé ?

Pour ou Contre

Ce qui caractérise le capitalisme est sa très forte addiction à la croissance économique, c'est-à-dire à la variation du PIB en volume. Il ne s'agit pas ici simplement de remettre en cause l'indicateur, mais de souligner à quel point il est urgent d'élaborer des stratégies de rupture avec un modèle économique qui a mis durant des décennies au cœur de son projet la croissance, en faisant reposer ce projet à la fois sur le productivisme et sur le consumérisme.

Or, cette organisation d'un système productif intensif, et cette dépendance à une consommation toujours plus élevée, sont les deux moteurs de la catastrophe écologique en cours. Comme le rappelle le GIEC en effet, limiter la hausse des températures sous les 1,5° d'ici la fin du siècle nécessite une réduction drastique des émissions carbone d'ici 2030 (-40%). Autrement dit, il y a une réelle urgence à réduire la voilure de ce qui est produit et de ce qui est consommé pour tenter de limiter les risques de l'emballement climatique.

Aujourd'hui, il ne suffit plus de se satisfaire de l'idée qu'on puisse compléter le PIB par quelques indicateurs (comme le fait l'IDH du PNUD par exemple) en particulier parce qu'il faut se mettre à distance du PIB, qui est plus l'expression de l'agitation économique qu'un indicateur de projet de société compatible avec les enjeux écologiques et sociaux.

L'idée de substituer au PIB un unique indicateur n'est pas non plus appropriée. Pourquoi ? D'une part parce que la production d'un unique indicateur prend le risque de nourrir des politiques de pilotage automatique. Or, la quantophrénie gagne le monde politique (ndlr, attitude qui consiste à penser tous les phénomènes naturels ou humains en termes de statistiques) et tend à légitimer des politiques du chiffre, plutôt que des politiques visant à gérer les phénomènes. On a connu cela dans le passé, avec, par exemple, des politiques qui visaient davantage à réduire les chiffres du chômage qu'à réduire le phénomène du chômage lui-même.

Rechercher un indicateur unique n'est pas non plus approprié, d'autre part, parce que les questions écologiques sont systémiques et qu'elles ne trouveront des issues que si l'on met à l'agenda politique à la fois la question écologique (dans toutes ses dimensions : climat, biodiversité, eau, pollution de l'air, etc.) et la question sociale, en particulier en réduisant drastiquement les inégalités qui jouent contre l'écologie.

De nombreux économistes déploient une énergie importante à la construction d'indicateurs monétarisés, qui prennent souvent la forme d'un PIB vert. L'idée qu'ils défendent est que seul le prix conférerait une valeur à des ressources jusqu'ici disponibles à tous gratuitement (comme l'air, l'eau, la biodiversité). Cette quantification par la monnaie est une impasse parce que l'unité de compte monétaire produit des formes d'équivalence générale : si l'on peut mettre un prix à une dégradation de zone humide par exemple, ou à l'effondrement de la biodiversité, alors implicitement est convenu qu'une compensation est toujours possible. La monétarisation ne permet pas de penser les irréversibilités (la disparition de la biodiversité, que rien ne pourra compenser ; l'emballement climatique etc.).

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Le PIB ne parvient donc pas à rendre compte des dommages irréversibles. Tous les indicateurs monétarisés vont de pair avec une croyance forte dans le progrès technique (progrès qui nécessiterait, pour se déployer, un supplément de croissance). Tout cela n'est qu'une fuite en avant, vaine et mortifère.

Au total si les politiques ont besoin, dans une période transitoire, d'indicateurs, il leur en faut plusieurs répondant à la question : qu'est ce qui compte le plus aujourd'hui ? Le parallèle avec la période d'urgence du Covid est ici évident. Comme durant cette période de crise aiguë, il est urgent de se poser la question sous l'angle : de quoi avons-nous vraiment besoin ? et en contre point, qu'est-ce qui est superflu ? Repartir d'une planification par les besoins essentiels devrait guider l'action publique, comme nous y exhortait le sociologue Bruno Latour pendant la pandémie.

L'économie doit se recentrer sur la production de biens et de services essentiels, mis en lumière pendant les confinements : éducation, santé, systèmes agricoles de proximité, aide à domicile, mobilités douces etc. Et viser une restructuration sectorielle des activités à partir des activités à développer dans le cadre d'économies (vraiment) soutenables.

De toute évidence, un tel choix de société impliquera de fermer des secteurs économiques entiers, en organisant les conditions sociales et institutionnelles de cette grande mutation planifiée, en particulier en organisant ce que Dominique Méda appelle la reconversion écologique. Ce nouveau projet de société devra faire peser sur les plus riches qui sont aussi les plus pollueurs, le plus gros de l'effort.

poc

Périodiquement, le débat renaît de ses cendres : faut-il abolir le produit intérieur brut (PIB) ? Les arguments ont été tournés et retournés, toujours les mêmes mais rien n'y fait, il faut être pour ou contre. Ce débat est inutile, pas seulement parce qu'il est éculé, mais surtout parce que c'est la mauvaise question.

Le PIB est une mesure de l'activité économique, l'ensemble des revenus et des dépenses commerciales dans un pays. S'agissant de milliards de transactions par an, la mesure est forcément entachée d'erreurs, qui ne sont pas toutes innocentes car l'évasion fiscale existe. Ce n'est pas non plus une mesure de bien-être ou de bonheur car elle capture des choses désagréables, comme une extraction de dent, ou les effets nocifs de certaines activités, comme la pollution des voitures, et elle ignore le travail merveilleux d'une grand-mère qui s'occupe de ses petits-enfants.

La critique est tout à fait valable. On peut très bien essayer de tenir compte de ces problèmes. Mais choisir quoi inclure et quoi exclure, voire quoi déduire, et comment le mesurer est forcément arbitraire. Le mérite du PIB est que sa définition est claire, nette et précise. Elle repose sur des données observables, les transactions commerciales et les salaires versés, sans aucun jugement de valeur. C'est cette absence de jugement de valeur qui nourrit la critique du PIB. Parce qu'il sert d'objectif, explicite ou implicite, pour les politiques publiques, les gouvernements sont amenés à ignorer des besoins importants pour leurs citoyens.

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Rien de tout cela ne justifie l'abandon du PIB, pour plusieurs raisons. D'abord, dans la mesure où les gens se soucient (beaucoup) de leurs revenus, il est utile de le mesurer et d'en suivre l'évolution. Ensuite, bien sûr que nous ne sommes pas unidimensionnels et que nous avons d'autres préoccupations comme l'équité, la santé, l'éducation, la protection de l'environnement, etc. Cela signifie qu'il est utile de mesurer ces aspects pour guider l'action publique, sans abandonner une mesure existante. De fait, il existe des quantités de mesures de ces préoccupations que les gouvernements utilisent activement et qui sont au cœur des débats publics.

Il reste l'argument selon lequel le PIB est trop dominant pour être conservé. L'idée de jeter à la poubelle une mesure parce qu'elle est trop utile est étrange. De plus, elle implique de développer une alternative, une mesure unique appelée à être dominante à son tour. Cette idée a conduit à la création du bonheur national brut (ou net, mais c'est un détail ici). Il combine diverses mesures de différentes préoccupations. Mais le choix de ces préoccupations et leur pondération dans l'indice unique sont forcément arbitraires, reflétant des jugements de valeur par définition contestables. Une telle mesure ne pourra jamais être dominante dans une démocratie.

En définitive, le débat sur l'euthanasie du PIB reflète une confusion sur la manière dont se font les choix politiques. Ils ne sont jamais unidimensionnels. Ils reflètent toutes sortes de préoccupations. Diaboliser le PIB ne changera rien.

Commentaires 9
à écrit le 16/06/2023 à 14:34
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Tout dépend de la constitution du PIB, on en a eu une démonstration éclatante quand notre brave Bruno Le Maire pensait naïvement mettre la Russie à genoux car son PIB était plus ou moins celui de l'Espagne...

à écrit le 15/06/2023 à 12:36
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Un question interessant que pour ceux qui cherchent d'argent a emprunter pour eviter le naufrage.

à écrit le 15/06/2023 à 10:11
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On peut se passer du thermomètre, celà n'emlpêchera pas la fièvre de sévir. Pourtant grâce à l'inflation le rapport au PIB est très favorable pour masquer les vrais chiffres: exemple: endettement de 3.000 milliards d'euros Français, sont passés sur 6...

à écrit le 15/06/2023 à 8:50
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C'est comme la comptabilité... le PIB a un intérêt pour les autres mais pour nous; cela ne veut rien dire sinon par comparaison ! On ne voit que le résultat ! ;-)

à écrit le 15/06/2023 à 8:48
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C'est comme la comptabilité... le PIB a un intérêt pour les autres mais pour nous; cela ne veut rien dire sinon par comparaison ! ;-)

à écrit le 15/06/2023 à 8:29
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Cannabis, cocaïne et autres drogues génèrent en France une activité économique estimée à 2,7 milliards d’euros par an, soit 0,1 point de produit intérieur brut, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques. Pour la première f...

à écrit le 15/06/2023 à 7:20
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Disons que le fameux 3% de croissance imposée durant plusieurs années comme étant une obligation pour après retirer cette règle parce que la croissance s'est envolée dans les paradis fiscaux des mégas riches peut quand même remettre en question le pr...

le 15/06/2023 à 13:36
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"3% de croissance imposée" d'où sortez vous ça? j'avais cru comprendre que les 3% était une limite du déficit rapporté au PIB !!!

le 15/06/2023 à 14:41
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C'est vrai désolé j'ai confondu ! Il est vrai que ça fait belle lurette que les 3% de croissance nous ne les avons plus.

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