Jacques-Antoine Malarewicz : "dans l'entreprise, tout changement comporte un deuil"

Jacques-Antoine Malarewicz publie le 28 janvier prochain "Petits deuils en entreprise" chez Pearson. Ce psychiatre s'attaque à un tabou de la vie sociale : ces deuils non faits vécus par les salariés au gré des changements dans leur entreprise. Actualité renforcée par la crise.
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En quoi la vie de l'entreprise vient-elle bousculer celle de ses salariés ?

Il y a foultitude de situations liées souvent à la succession d'abandons, souvent hâtifs et mal expliqués, qui entraînent des nostalgies, et s'avèrent de lourds obstacles aux changements dans l'entreprise. Les désormais habituels changements de poste, rachats et fusions, abandons de ligne de produits, départ d'un dirigeant, provoquent chez les salariés un sentiment de perte souvent ignoré. L'ignorance des conséquences psychologiques et relationnelles de ces ruptures est banale. Elle relève au mieux d'une gêne ou d'une maladresse, au pire d'une impuissance face à des phénomènes qui, tout simplement, font peur et qu'il est préférable d'ignorer. Le deuil est un sujet dérangeant. Et pourtant l'ignorer revient à démobiliser les salariés. Prenez une situation de perte habituelle : les projets qui n'aboutissent pas et sont recouverts aussitôt par de nouveaux projets. Les changements de stratégie et de lancement incessants. Tout se passe comme s'il était absolument normal pour les individus de se désengager et se réengager aussitôt. Aucun deuil n'est jamais fait. Les RH se désintéresse de la question. Et après on s'étonne de trouver des salariés démotivés. Rien n'est pire que la banalisation. L'individu se sent non reconnu et nié. Quant au groupe il a tendance à se replier sur lui-même et à se détourner des objectifs de l'entreprise.

Comment aborder la question du deuil dans un univers du travail déjà très en souffrance ?

Tout ce qui touche de près ou de loin à la mort est bien trop déstabilisant pour être l'objet d'une quelconque intégration. Ici c'est l'ignorance qui prévaut comme la meilleure arme de défense face à un type d'évènement qui ne peut bénéficier d'aucune attention. Plus qu'une ignorance, il s'agit d'un déni, c'est-à-dire d'un rejet inconscient, d'une cécité de nature psychique qui permet de ne pas voir en "toute bonne conscience" ce qui ne peut être compris. De plus, la force des investissements dans l'avenir donne souvent l'illusion de pouvoir se passer de recul dans la prise en compte des mécanismes de deuil. Le deuil vient en effet à l'encontre des valeurs positives que l'entreprise souhaite véhiculer. Il est d'emblée vécu comme une perte de temps. Pourtant, dans un monde qui fait de la performance sa valeur suprême, c'est un processus très constructif en réalité, parce qu'il permet de solder le passé et donc de gagner du temps pour l'avenir. Si les individus ne s'engagent pas dans certains projets, ou n'adhèrent pas à la stratégie d'un nouveau dirigeant (il arrive souvent en voulant tout changer) c'est qu'il y a à coup sûr le deuil de la situation précédente qui n'a pas été réalisé. Jamais on ne prend le temps de se pencher sur le passé pour en retirer les leçons. Comme si aller de l'avant, c'est ne pas perdre du temps à mettre en jeu ce qui peut ressembler de près comme de loin à de la psychologie.

Mais justement la psychologie apparaît comme très présente dans les entreprises à travers des batteries de tests de personnalités, des coaching, et des 360 ?

Pour beaucoup de managers, les macérations intellectuelles que concoctent les psys de tout poil ne présentent aucune utilité, à moins de servir à mettre les individus dans des cadres, à identifier leurs traits de personnalité de façon à les placer au bon endroit. Le recours aux tests a encore un bel avenir devant lui. Les relations humaines dans l'entreprise ne se conçoivent que sous l'angle d'une rationalité bien encadrée. Or introduire une dimension psychologique c'est se placer au niveau de la subjectivité des interactions humaines. C'est-à-dire sur ce qui ne peut être démontré avec précision, ce qui relève de la sensibilité de chacun, laquelle n'est pas nécessairement celle de l'autre. Seule la maturité permet de partager cette subjectivité loin de l'objectivité affichée dans l'entreprise, dont le besoin d'efficacité permanente relève souvent de la violence. On demande aux coachs de rendre les salariés plus performants mais ce qui est d'ordre plus humain est caché. Très souvent la question de la mort infiltre toute demande d'aide. Tout simplement parce qu'elle est à l'origine de tout changement et de toute évolution. Or la nommer apparaît toujours comme quelque chose de négatif.

Quelles sont les situations de deuil les plus fréquentes et les plus perturbantes ?

Au premier rang c'est le départ d'un dirigeant. Par sa seule présence il focalise sur lui la vaste gamme des émotions qui peuvent être ressenties face à l'autorité. La "disparition" d'un chef, d'un patron, ne peut laisser indifférent, quelle que soit la tonalité des interactions imposées précédemment par ce responsable. Il est le symbole d'un style de construction de liens avec l'autre, le représentant d'un mode de relation souvent teinté d'ambiguïté, à la fois rassurant et porteur de révolte, à la fois attendu et rejeté. Son départ introduit une période de crise dans laquelle tout ce qui fonctionnait devient brutalement obsolète. Tout un chacun se trouve dans l'obligation de revisiter ses référentiels. Ce qui ne manque pas d'être douloureux. L'arrivée de son successeur peur aussi poser des problèmes en terme de travail de deuil. Ce dernier manque souvent d'humilité et méconnaît la complexité du groupe humain. Ce qui signifie que les situations de deuil sont à la fois mal et bien vécues, à la fois gage de souffrance et pourvoyeuse d'espoir. Il en est de même pour tous les changements qui suscitent des réactions contrastées et doivent donc être lus et travaillés sur ces deux versants : la fermeture et l'ouverture, l'abandon et la nouveauté, la crise et l'opportunité. Le dépôt de bilan, le rachat ou la fusion sont aussi des situations très critiques qui touchent à l'identité de l'entreprise. Mais s'il est une situation banale et pourtant très ravageuse, c'est la fuite en avant incessante vers toujours plus de projets. Dans la plupart des cas, dès qu'il y a abandon, il y a ostracisme. Un voile pudique est jeté sur le passé immédiat, façon de ne pas avoir à assumer ses propres décisions. Comment peut-on permettre à des salariés de s'impliquer dans une nouvelle tâche alors que leur activité peut être à ce point disqualifiée et méprisée ? Cela induit des situations de frustration et un ressentiment rarement pris en compte mais dévastateur.

Les suicides sur le lieu de travail sont-ils la pire des situations de deuil ?

Le passage à l'acte suicidaire dont la ou les causes sont renvoyées au contexte professionnel peut être considérer comme une situation de « deuil projeté » c'est à dire comme une arme que la personne pointe en direction de sa structure professionnelle. Une des principales sources de la souffrance au travail est aujourd'hui l'absence de temporalité. L'acte suicidaire devient alors l'ultime prise de position susceptible de réintroduire le temps et la durée dans le contexte professionnel. Comme si l'employé n'avait plus d'autres moyens que celui-là le recours à l'éternité pour se situer dans une dimension que l'employeur lui dénie d'intégrer et de vivre au quotidien. C'est une rame redoutable car sa trajectoire continue de se poursuivre au-delà de l'existence du sujet, par un entourage qui désigne le contexte professionnel comme unique coupable de ce drame. Le deuil devient alors difficile à traverser dans la mesure où la réparation ne semble jamais atteindre la hauteur du préjudice subi. Et cet acte fait émerger dans l'ensemble de l'entreprise des souffrances jusque là soigneusement ignorées.

On parle beaucoup de violence au travail. C'est quoi pour vous la plus grande violence qu'ait à subir les salariés ?

Le manque de temps. On demande à chacun d'être plus productif mais on ne donne à personne le temps pour avancer correctement. La question de la santé mentale au travail est unanimement abordée sous l'angle du stress. Celui-ci est généralement défini comme survenant lorsqu'il y a déséquilibre entre la perception qu'une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu'elle a de ses propres ressources pour y faire face. A mesure que l'activité professionnelle se définit de plus en plus à un niveau relationnel, le temps qui devrait être accordé à la compréhension de ce que ressent l'individu, dans ses relations aux autres et à son travail, est absorbé par celui qui est dévolu à son "dressage" en tant qu'animal productif, dans le mépris de sa subjectivité et de son besoin de s'insérer dans son histoire. Les changements sont imposés aux individus. Ils mettent une telle énergie pour les suivre qu'ils ont souvent le sentiment d'être dépossédés ensuite. Il faut donner aux gens les moyens de pouvoir s'adapter aux changements si on veut vraiment qu'ils s'engagent. Des moyens, il y en a plusieurs. Dans le travail de deuil, il s'agit d'identifier clairement en quoi chacun peut être impliqué dans telle ou telle perte. On accepte de changer que si on adhère au fait d'abandonner l'ancienne configuration intérieure. Certaines questions peuvent aider. Comme par exemple : qu'ai-je appris dans ma fonction précédente ? Qu'est-ce que je suis prête à lâcher du passé ? Qu'est-ce que je peux apporter du passé dans mon nouveau poste ? Qu'est-ce que je suis prêt à apprendre ? Un transfert de compétence doit s'opérer au sein de la personne entre ce qu'elle était et ce qu'elle va être. La nostalgie est aussi un élément facilitateur. Parce qu'elle aide à se tourner vers le passé elle offre un temps de recul. Le problème c'est qu'aujourd'hui la nostalgie est commémoratrice et organisée. On la consomme, elle est obligatoire, désenchantée et récupérée. Mais pas vécue. Ce qui manque à la nostalgie c'est sa singularité, forcément différente pour chacun d'entre nous.

Tout processus de deuil concerne à la fois le groupe et l'individu, comment le mettre en ?uvre dans une entreprise ?

C'est là que le rituel trouve son importance, en ce qu'il comprend à la fois des éléments conscients et inconscients, notamment au travers de la symbolique qu'il véhicule. Les symboles permettent de jeter des ponts entre des éléments qui ne paraissent avoir aucun lien entre eux, tout en introduisant des nuances qui appartiennent à chacun. Ainsi tout travail de deuil passe d'abord et avant tout par sa ritualisation, c'est-à-dire mise en commun dans le groupe selon des modalités préétablies qui répondent aux questions "où", "quand" et "comment". C'est un cadre qui importe davantage que le contenu. Parler ne suffit pas et est même parfois contre-productif. Il faut se donner du temps. Car tout rituel possède une vertu d'inclusion et permet de facto une adhésion à la communauté pour tous les participants. Une mutuelle propose par exemple à ses cadres une semaine de préparation à la retraite, çà c'est un rituel de passage. Cela fait office de ponctuation marquant une dramatisation et offrant à l'individu la possibilité de tourner la page grâce à l'implication du groupe dont chacun des membres devient le témoin de passage. Lequel dès lors ne peut plus être ignoré et prend toute sa valeur. Et s'il est bien une situation où la ritualisation est incontournable dans l'entreprise, c'est bien celle qui concerne le changement. Tout changement comporte un deuil.

 

Portrait de Jacques-Antoine Malarewicz, psychiatre

Entre cabinet de psychothérapie et conseil en entreprise, Jacques Antoine Malarewicz, médecin psychiatre, s'est spécialisé dans les groupes, que ce soit les couples qu'il reçoit en thérapie familiale, ou les entreprises pour lesquelles il conduit des missions de coaching et de supervision de consultants. Il déroule le même fil : l'approche systémique sur laquelle il anime des formations. Auteur prolifique, il s'est passionné dans les années 1970 pour l'antipsychiatrie et les travaux d'Ivan Illich, mais aussi de René Girard et Edgar Morin. Il a aussi introduit en France l'hypnose Ericksonnienne dans le cadre de la psychothérapie. Non-conformiste et aimant prendre volontiers des chemins de traverse, le "docteur Malarewicz" pratique l'exercice de la distance face à ce que beaucoup considèrent comme étant des vérités. Une bouffée d'intelligence dans un monde en quête permanente de recettes.
 

"Petits deuils en entreprise", Editions Pearson, 224 pages, 19 euros.

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Commentaires 3
à écrit le 06/02/2011 à 9:24
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Il ne faut perdre de vue que le coaching et team building vise avant tout à générer un changement dans la culture et dans la qualité du travail en renforçant notamment tant la cohésion des collaborateurs et la flexibilité, que la réactivité et la pr...

le 06/07/2011 à 13:07
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J'espère que vous plaisantez lorsque vous dites "des open espaces fluidifiant ... la confiance" C'est tout le contraire : tout le monde contrôle tout le monde, aucune intimité indispensable à la subjectivité. Lisez "comment l'open space m'a tuer", c...

le 12/09/2011 à 7:58
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En utilisant à l'aveugle autant de recettes anglicisantes dupliquées des méthodes du controle de gestion finandière la fonction Ressources Humaines , a montré ses limites et n'a conservé que sa contribution 'ressources'. On peut également s'interroge...

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