[Article publié à 19:10 le 23/05/24 et mis à jour le 24/05/2024 à 11:55]
Ce n'est évidemment pas un hasard de calendrier. A la veille de son assemblée générale, qui promet d'être à nouveau chahutée par des ONG fustigeant sa politique climatique et environnementale, TotalEnergies a officialisé avoir franchi le cap des 2 gigawatts (GW) de capacités d'énergies renouvelables installées dans l'Hexagone. La quatrième major mondiale du pétrole, qui célèbre cette année son centenaire, soutient être devenu un « leader de la transition énergétique en France », avec quelque 400 millions de dollars investis dans ce domaine en 2023 à l'échelle nationale. Au niveau mondial, ses capacités déployées dans l'éolien et le solaire ont, elles, franchi la barre des 22 GW. Un niveau dont peu d'acteurs peuvent effectivement se prévaloir.
Mais pas de quoi convaincre les ONG environnementales et les activistes climatiques, loin de là. Des organisations ont, en effet, appelé à bousculer l'AG, qui se tiendra ce jour à 14 heures au siège du géant pétrolier situé à La Défense. C'est le cas notamment du mouvement Extinction Rébellion, qui exige l'abandon de projets très controversés en Ouganda/Tanzanie, au Mozambique ou encore en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Quelque 300 à 600 manifestants seraient attendus. Dans ce contexte électrique, la préfecture de police de Paris a dû annoncer jeudi soir l'interdiction de toute manifestation « non déclarée ». Ce matin, la police est présente en nombre dans le quartier d'affaires de la Défense tandis que des barrières ont été installées devant l'entrée du siège, rapporte l'AFP.
« La stratégie climatique de TotalEnergies reste défaillante. Deux tiers de ses investissements continueront à être fléchés vers le pétrole et le gaz d'ici 2028 », pointe Antoine Bouhey, spécialiste de TotalEnergies chez Reclaim Finance. Le groupe a, par ailleurs, annoncé en septembre dernier vouloir augmenter sa production pétro-gazière de 2 à 3% par an jusqu'en 2028. « Ce qui va à l'encontre des recommandations de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) qui préconise une baisse d'environ 20% de la production de pétrole et de gaz d'ici à 2030 pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré », souligne Louis-Maxence Delaporte, analyste énergie au sein de l'ONG Reclaim Finance. Sur ce point, la major pétro-gazière se détache même d'autres mastodontes du secteur. « BP s'est engagé à diminuer sa production de pétrole et de gaz tandis que Shell entend maintenir sa production de pétrole », note Louis-Maxence Delaporte.
Changement de tactique chez les activistes climatiques
D'autres acteurs, en revanche, considèrent que TotalEnergies est en avance sur les enjeux climatiques au regard de ses concurrents, comme Shell, BP ou encore Eni et Repsol. « En relatif, nous avons une opinion 'Best in class' pour TotalEnergies. L'argument qui prime, c'est la part des investissements fléchés vers les énergies propres et en particulier vers l'électricité. Ses concurrents se tournent, eux, davantage vers les biocarburants, qui sont plus controversés en raison des conflits d'usages des sols ou encore de l'impact sur la biodiversité, explique Marc Lavaud, analyste ESG chez Oddo BHF. 34% des investissements de TotalEnergies étaient dirigés vers les énergies propres en 2023, comparé à moins de 30% pour la plupart des pairs », poursuit-il.
Reste que la major française intègre dans sa vaste catégorie « énergies propres » aussi bien les investissements dans les énergies renouvelables que ceux dans les centrales électriques fonctionnant au gaz, un combustible fossile dont les émissions participent directement au réchauffement climatique ! Et ce, sans donner de ventilation très détaillée. A titre d'exemple, l'acquisition de trois centrales à gaz à cycle combiné au Texas fin 2023, pour quelque 635 millions de dollars, figure parmi les investissements « verts » de l'entreprise.
Alors que les activistes climatiques ont fait leur apparition dans les assemblées générales de TotalEnergies depuis déjà quelques années, sans que cela ne débouche sur une forte inflexion de la stratégie du groupe, les actionnaires les plus engagés maintiennent leur pression... en changeant toutefois d'approche. Désormais, ils n'invitent plus les autres investisseurs à se prononcer contre la stratégie climat de l'entreprise, à l'occasion d'un « Say on climate » [une résolution sur la stratégie climatique de l'entreprise] lors de l'AG, mais à s'opposer directement à la direction du groupe en votant contre la réélection de Patrick Pouyanné, le tonitruant PDG de TotalEnergies.
Pour rappel, le conseil d'administration avait approuvé le renouvellement du mandat de Patrick Pouyanné en septembre dernier, pour trois années supplémentaires. Mais cette approbation doit encore être validée ce jour par les actionnaires.
Une éviction peu probable mais qui inquiète
Un vote majoritaire contre cette résolution est-il un scénario plausible ? « Nous pensons que cela est peu probable » estime Marc Lavaud, tandis que d'autres observateurs évaluent cette probabilité entre 20 et 30%. Une telle issue n'est donc pas complètement nulle. Et, preuve que le sujet inquiète : « l'administrateur référent Jacques Aschenbroich a envoyé un message aux investisseurs les invitant à soutenir le renouvellement de Patrick Pouyanné aux fonctions de PDG », relève Marc Lavaud, pour qui « la magnitude de cette inquiétude reste difficile à évaluer ».
Un groupe de 16 investisseurs, coordonnés par Ofi Invest Asset Management et représentant 780 milliards de dollars d'actifs sous gestion, a d'ores et déjà annoncé qu'il voterait contre la réélection de Patrick Pouyanné et du conseil d'administration. La fondation Ethos et plusieurs investisseurs (représentant seulement 0,9 % de l'actionnariat de TotalEnergies) appelaient également en avril dernier à une séparation des fonctions, avec en filigrane l'objectif d'améliorer le dialogue actionnarial sur les sujets climatiques. Une proposition de résolution consultative que le conseil d'administration de la major n'a pas souhaité inscrire à l'ordre du jour de l'AG. Le tribunal de Nanterre, saisi dans cette affaire, lui a donné raison.
Certains actionnaires individuels et salariés pourraient rejoindre ce cercle restreint d'actionnaires contestataires. Et, d'autres investisseurs pourraient également s'y opposer pour des questions de gouvernance. « La réalité peut être plus nuancée, mais dans l'esprit général des actionnaires, le cumul des fonctions de président et de directeur général revient à être juge et partie. Ce qui explique que nombre d'entre eux vont systématiquement voter contre le renouvellement d'un président du conseil d'administration lorsqu'il est également directeur général », expose Marc Lavaud.
Toutefois, les principaux actionnaires du géant pétrolier, dont le Crédit Agricole (qui détient quelque 14,5 milliards d'actions et d'obligations), devraient se prononcer en faveur de la réélection de Patrick Pouyanné. « On ne voit pas le Crédit Agricole ou BNP Paribas adopter une stratégie à la hauteur des enjeux climatiques », admet Antoine Bouhey de Reclaim Finance.
Une « fuite » vers Wall Street ?
Néanmoins cet activisme n'est pas sans effet. Alors que la major étudie la possibilité de quitter la Bourse de Paris pour celle de New York, nombre d'observateurs estiment que la pression des actionnaires sur le Vieux Continent n'est pas étrangère à cette réflexion. « TotalEnergies a d'ailleurs reconnu lors de son audition au Sénat que le poids des critères ESG en Europe faisait partie des éléments qui avaient entraîné une diminution de la base d'actionnaires européens», relève Marc Lavaud. Une possible « fuite » que regrette l'ONG Reclaim Finance. « Ce n'est pas la solution que nous préconisons », concède Louis-Maxence Delaporte.
Rien n'assure cependant que la major soit plus tranquille de l'autre côté de l'Atlantique. Aux Etats-Unis, Calpers, le plus grand fonds de pension américain, envisagerait de voter contre la réélection de Darren Woods, le directeur général d'Exxon. Raison invoquée ? Le procès intenté par Exxon contre deux de ses actionnaires, Follow This et Arjuna Capital, parce qu'ils avaient déposé une résolution climatique qui ne plaisait pas au conseil d'administration... Une certitude demeure : les relations entre les majors pétrolières et leurs actionnaires ne sont pas prêtes de s'adoucir.
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