Rosa Akbari : "La Blockchain apporte plus de traçabilité aux ONG"

ENTRETIEN. La technologie Blockchain, connue grâce à la crypto-monnaie Bitcoin, pourrait être un outil essentiel pour les organisations humanitaires. Certaines ONG ont déjà mis en œuvre des expériences auprès de réfugiés syriens en Jordanie, d’autres dans un programme alimentaire au Sud-Soudan. Pour autant, la prudence est de mise. Car si la blockchain humanitaire peut être envisagée comme une solution durable, il n’en reste pas moins que sa mise en place nécessite des réglementations très strictes. Le point avec Rosa Akbari, conseillère pour l’ONG Mercy Corps.
Rosa Akbari, conseillère pour l’ONG Mercy Corps.
Rosa Akbari, conseillère pour l’ONG Mercy Corps. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - Il semble qu'il y ait un intérêt grandissant pour la blockchain de la part des organisations humanitaires. Confirmez-vous cette tendance  ?

ROSA AKBARI - Absolument. En fait, l'avènement de la blockchain fournit une belle occasion aux ONG de se pencher sur la façon dont elles gèrent leurs bases de données, que ce soit pour les programmes sur le terrain ou pour leur fonctionnement en interne. La blockchain joue le rôle de catalyseur pour revoir entièrement nos process et améliorer nos opérations, en particulier la traçabilité des produits ou la validité des titres fonciers des petits producteurs agricoles et la micro-assurance attachée à ces actifs, par exemple. En fait, dans tous les cas où la question de la fiabilité se pose, la blockchain - qui permet à deux parties de faire une transaction sans la nécessité d'un tiers de confiance - peut sans doute apporter quelque chose.

Vous parliez de l'agriculture, pouvez-vous donner un exemple  ?

Entre le moment où les sacs de grains de café quittent une ferme en Colombie, par exemple, et celui où vous buvez une tasse de café au comptoir, à des milliers de kilomètres de là, il faut s'assurer que la chaîne de valeur n'est pas altérée, en particulier pour le petit producteur. Et dans ce domaine, la blockchain peut être intéressante, puisqu'elle permet de tracer le produit mieux que n'importe quelle autre technologie. Ainsi, si un sac de grains de café est doté d'un code-barres, n'importe qui ayant accès au code peut le manipuler, autrement dit, changer la description de la provenance, de la qualité, de la quantité, avec un système traditionnel. Avec la blockchain, un acteur de la chaîne de valeur du café peut voir le code, mais pas le changer. Du fait du nombre de participants sur le système, qui reçoivent la même information, le système proposé par la blockchain est beaucoup moins facile à manipuler. Je ne dis pas que la blockchain est à 100% sûre, même si certains le jurent, mais c'est effectivement plus sûr que d'autres systèmes. Elle apporte plus de permanence et de traçabilité. Et c'est ce qui m'intéresse le plus, d'ailleurs, dans la blockchain en ce moment.

Envisagez-vous d'autres usages de la blockchain  ?

Si je suis une fan de technologie, je suis également prudente et quelque peu sceptique. Nous devons regarder la blockchain avec un oeil critique, ce n'est pas forcément la seule solution. Et ce n'est pas parce que tout le monde dit qu'il faut désormais passer par la blockchain que cela signifie que les ONG doivent être les premières à le faire ! Laissons à d'autres plus au fait que nous le privilège de se lancer.

En outre, si certains estiment que la blockchain fera des miracles pour des programmes fondés sur des remises d'argent à des bénéficiaires et pour doter ces bénéficiaires, dans des camps de réfugiés, par exemple, d'une identité numérique, je ne suis pas encore tout à fait convaincue... Je le serai lorsqu'une grande banque utilisera la blockchain pour ses propres transactions. Notez bien que je ne doute pas que cela arrive un jour ! Mais j'hésite un peu à dire que les ONG doivent être les premières à tenter l'expérience, sur des populations vulnérables, qui plus est. Du coup, cela me paraît plus sûr de commencer par des produits, pour reprendre l'exemple du café, sans impliquer directement des populations et des distributions d'argent.

« Il est important d'avoir fait l'expérience de cette technologie en interne avant de la promouvoir sur le terrain. »

Que fait Mercy Corps exactement dans le domaine de la blockchain  ?

Nous avons décidé de commencer par étudier l'impact et les avantages de la blockchain pour nos systèmes financiers internes. Parce qu'il est important d'avoir fait l'expérience de cette technologie en interne avant de la promouvoir sur le terrain. Nous étudions l'impact que cette nouvelle technologie pourrait avoir sur nos process internes et pour notre chaîne d'approvisionnement, là encore, en matière de traçabilité, par exemple.

Y-a-t-il des difficultés techniques liées à l'usage de la blockchain pour les ONG  ?

Le premier écueil pour mettre en place un système à base de blockchain, c'est la pénurie de spécialistes -  ingénieurs ou développeurs. L'expertise n'est donc pas facile à trouver. Le deuxième, c'est que les quelques experts qui existent sont d'ardents promoteurs de la blockchain. Certes, ils ont le droit de vouloir évangéliser, mais cela ne fait pas d'eux des professionnels très objectifs... Le troisième, c'est que, du fait que rien ou presque n'a été fait dans ce domaine, il faut partir de zéro et développer entièrement un système sur mesure pour une ONG qui serait intéressée. Enfin, la blockchain exige davantage de capacités pour l'hébergement des serveurs, de même qu'en gestion et en maintenance. Il faut donc prendre tous ces aspects en compte pour déterminer si le jeu en vaut la chandelle. En revanche, si nous utilisons cette technologie en interne comme nous avons l'intention de le faire, nous pouvons espérer ensuite un ruissellement vers le terrain, aussi bien en termes de capacités techniques que d'expertise de la part de nos équipes.

Si l'on observe ce qui se passe avec l'argent mobile, on s'aperçoit que ce sont souvent les autorités gouvernementales qui commencent par utiliser ce genre de système pour que les usagers paient leurs factures d'électricité ou autres. Et parce que ces services sont les premiers « adopteurs », d'autres acteurs, dans le secteur privé ou l'humanitaire, peuvent suivre ensuite. Je vois la même chose arriver pour la blockchain. Mais pour l'heure, alors qu'utiliser des technologies traditionnelles peut parfois s'avérer compliqué pour certains de nos projets, pousser quelque chose comme la blockchain - que nous avons nous-mêmes du mal à comprendre  ! - peut être un défi majeur... Nous devons donc nous assurer que nous sélectionnons le bon projet pilote pour appliquer la blockchain, que nous avons le bon partenaire pour le faire, et que la proposition de valeur est vraiment intéressante, compte tenu des écueils techniques dont je viens de parler.

Justement, pouvez-vous donner quelques exemples d'ONG qui ont lancé des programmes à base de blockchain  ?

Il existe un projet du Programme Alimentaire Mondial (PAM) qui utilise des e.vouchers, autrement dit, des bons de nourriture, sous forme de cartes électroniques, dotées d'un certain montant d'argent, et que les bénéficiaires peuvent utiliser dans des commerces. Il a été lancé il y a quelques mois au Pakistan, mais c'est un petit projet pilote. Les commerces doivent avoir un terminal spécial permettant de lire la carte en question, et les dépenses sont déduites du montant qui figure sur la carte. L'important, c'est que la carte doit permettre de travailler hors ligne. Il faut pouvoir agir sans connexion Internet.

À cet égard, certaines startups viennent nous voir en nous proposant ce genre de produits et nous leur demandons systématiquement si elles sont capables de les faire fonctionner hors ligne. Comment en effet pouvons-nous envisager de travailler au Sud Soudan par exemple avec ce genre de produit et penser que nous aurons une connexion Internet ? C'est impossible ! Le PAM a également un autre projet pilote, en Jordanie, qui permet à 10.000 réfugiés syriens d'avoir accès à des magasins sans cash et sans carte, grâce à la biométrie. Mais s'il marche, c'est parce que la Jordanie est connectée.

Par ailleurs, d'autres startups avancent qu'elles peuvent faire des déboursements d'argent de même qu'un système d'identité numérique, pour ensuite mettre le tout sur la blockchain et sécuriser ainsi les opérations. Cela paraît génial, mais encore faut-il que cette identité biométrique soit reconnue et si elle l'est, par qui ? Si les autorités locales ne le font pas, est-ce vraiment efficace ? Il s'agit dans ce cas d'un problème d'ordre réglementaire, en fait. Nous devons donc d'abord vérifier que les banques et les autorités s'intéressent à la blockchain. Tous les acteurs doivent participer, sinon, l'usage de la blockchain pour l'humanitaire ne décollera pas.

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Rosa Akbari est conseillère en technologie pour l'équipe de développement de l'ONG américaine Mercy Corps, fondée en 1979 et spécialisée dans l'action d'urgence et l'aide humanitaire lors de catastrophes naturelles, de conflits et de crises économiques. Avant de rejoindre Mercy Corps, Rosa Akbari a, toujours à la croisée de la technologie et de l'aide humanitaire, travaillé pendant huit ans pour l'International Rescue Committee et Dimagi, une entreprise qui met en place des solutions technologiques à impact positif. Elle a par ailleurs mené, en 2013, des recherches dans les camps de réfugiés au Sahara occidental grâce à une bourse des Nations Unies.

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Commentaire 1
à écrit le 29/12/2018 à 11:56
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Décidément quand la tribune traite de la blockchain, c'est quelque-chose ! Les grains de café du petit producteur en Bolivie, les process, la blockchain, l'humanitaire ... Seuls les énergies renouvelables ne sont pas au menu. Tout ça pour dire que l...

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