Vers la « bitcoinisation » des transactions financières

Qu'elle ait été créée par un mystérieux Japonais, Satoshi Nakamoto, ou par un discret Australien, Craig Wright, voire sous un pseudonyme, la monnaie virtuelle la plus célèbre du Net - le bitcoin - s'est fait un nom, pour le meilleur et pour le pire.

Saviez-vous que les jeunes membres et nouvelles recrues de l'État islamique (EI ou Daech), férus de technologie, sont des habitués des devises virtuelles, au premier rang desquelles le bitcoin ? C'est l'actuel chef de la division du contre-terrorisme du FBI aux États-Unis, Gerald Roberts, qui l'a affirmé fin novembre 2015, à l'occasion de la publication d'un rapport du Groupe d'action financière international (Gafi) sur le financement terroriste. Et il sait de quoi il parle : il dirige les recherches mondiales sur ce sujet sensible, pour le service fédéral de la police judiciaire et de renseignement intérieur américain.

Ce n'est pas la première fois que le Gafi, organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent composé de 36 membres (pays, territoires et régions), recommande aux États du monde de contrôler davantage l'utilisation du bitcoin, lequel permet de financer le terrorisme et de recycler de l'argent sale - au même titre que des cartes prépayées ou les paiements par smartphone encore employés lors des derniers événements tragiques de Paris. Un premier rapport du Gafi en juin 2013 avait déjà prévenu. De son côté, le 17 décembre, l'ONU a adopté une résolution pour frapper les djihadistes de l'EI au portefeuille. Quant à l'Union européenne, elle devrait lancer en ce mois de février un plan d'action contre le financement du terrorisme - notamment en bitcoin.

Une voie de financement du terrorisme

Le bitcoin est une crypto-monnaie qui fonctionne et s'auto-certifie uniquement sur Internet grâce à ses utilisateurs et de manière décentralisée, c'est-à-dire sur le principe d'un vaste réseau de poste à poste (peer-to-peer ou P2P) - technique originellement popularisée par la musique en ligne. Ses adeptes sont-ils pour autant des complices de ces terroristes qui en ont fait leur monnaie d'échange ? Bien sûr que non. Mais avouez que cette proximité virtuelle avec ces cybercriminels a de quoi faire frémir.

Depuis les attentats terroristes des 11 janvier et 13 novembre 2015 à Paris, le gouvernement français a inclus dans son plan d'action de lutte contre le financement du terrorisme la surveillance, entre autres, de cette monnaie virtuelle. La France incite même ses partenaires européens à « légiférer au niveau communautaire pour mieux réguler les plateformes de monnaies virtuelles et imposer une prise d'identité lors de conversions en monnaies officielles ». Depuis janvier 2014, le fait d'exercer en France à titre habituel l'activité d'intermédiation de bitcoin - ce qui consiste à recevoir des fonds de l'acheteur de bitcoins pour les transférer au vendeur de bitcoins relève de la fourniture de services de paiement, dans le cadre d'une opération d'achat/ vente de bitcoins contre une monnaie ayant cours légal.

Cela implique donc de disposer d'un agrément de prestataire de services de paiement (établissement de crédit, établissement de monnaie électronique ou établissement de paiement) délivré par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Et ce, afin de lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. Au niveau européen, la directive « Moyens de paiement » devrait s'appliquer à toutes les plateformes d'échange de bitcoins : Kraken.com, Bitcoin.de, Paymium.com, Localbitcoins.com, BitFury, etc. Reste à savoir si cela évitera des faillites comme celle Mt.Gox, en 2014, sur fond d'affaires criminelles.

Dirigé depuis août dernier par Bruno Dalles (ex-procureur), le service du Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (Tracfin) - qui, sous tutelle du ministère des Finances et des Comptes publics, a fêté l'an dernier ses 25 années d'existence - a constitué dès décembre 2013 un groupe de travail sur les monnaies virtuelles, bitcoin en tête. Après des recommandations remises à Michel Sapin en juillet 2014 sur « l'encadrement des monnaies virtuelles », « la levée partielle de l'anonymat des utilisateurs de monnaie virtuelle », « le plafonnement de l'utilisation des monnaies virtuelles » ou encore « l'imposition des plus-values au titre des bénéfices », un rapport d'analyse des risques de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme a ensuite été publié fin juin 2015. Et le 3 décembre dernier, le ministre des Finances a annoncé que la France présentera début 2016 un projet de loi de mesures contre le financement du terrorisme (fin de l'anonymat, gels des avoirs, pouvoirs accrus du Tracfin...), tout en pressant la Commission européenne pour mettre en oeuvre dès la mi-2016 la directive « Blanchiment de capitaux et financement du terrorisme » promulguée en juin dernier, sans attendre son entrée en vigueur dans les États membres en juin 2017. Le temps presse : le 19 janvier dernier aux Pays-Bas, la police financière a arrêté pas moins de dix personnes pour blanchiment d'argent à l'aide du bitcoin.

Pourtant, le bitcoin est censé être transparent. Ouverte au niveau de ses protocoles libres (code source) et de ses algorithmes de chiffrement, cette cryto-monnaie - sans banque centrale ni attache nationale - a vocation à s'autoréguler. Ils seraient dans le monde quelque 10 millions d'utilisateurs de bitcoins, dont environ 100.000 en France, selon l'association Bitcoin France.

C'est peu mais le potentiel est énorme. Concrètement, chacun détenteur d'un ou plusieurs porte-monnaie virtuels dispose de deux clés cryptographiques : une clé publique faisant office de relevé d'identité bancaire (RIB) afin de percevoir de l'argent en bitcoin, et une clé privée tenue secrète par l'utilisateur pour pouvoir lui permettre de payer en bitcoins - et de façon anonyme à partir de son crédit virtuel authentifié par ces suites de chiffres et de lettres. Les achats peuvent se faire en toute légalité sur des sites Web, de plus en plus nombreux à proposer cette crypto-monnaie parmi les moyens de paiement en ligne, mais aussi dans le cadre de trafics illicites, de blanchiment d'argent, voire de demande de rançon (doxing). Le site Web Silk Road, surnommé l'« eBay de la drogue », qui fut fermé en 2013 par le FBI et Europol, recourait par exemple au bitcoin (lire La Tribune Hebdo no 135 du 19 juin 2015, avec notre dossier sur le Dark Net).

Potentiellement, tout utilisateur de bitcoin peut en outre participer à la mise en circulation de cette monnaie virtuelle et à sa certification, activité dite de « minage ». Cependant, pour prétendre être « mineur » et être rémunéré sur les frais de transaction, encore faut-il disposer de grandes capacités de calcul informatique sur ses ordinateurs, qui conserveront dans un registre toutes les traces de chacun des « blocs » de transactions effectuées. Cette « chaîne de blocs » - ou Blockchain - est reproduite autant de fois qu'il y a de mineurs, ce qui fait sa force et sa probité.

La « Blockchain », un triers de confiance fiable

Mais les États, dont l'un des pouvoirs régaliens était de « battre monnaie », souhaiteraient pouvoir réguler, voire contrôler, cette monnaie électronique.

« La réglementation actuelle s'applique aux flux en euros et les régulateurs européens se sont abstenus jusqu'à présent de créer une nouvelle réglementation spécifique au bitcoin. Il semble que les banques craignent de légitimer cette nouvelle technologie en suscitant une réglementation spécifique, et cherchent à retarder ce processus », indique à La Tribune le secrétaire général de Bitcoin France, Pierre Noizat, par ailleurs cofondateur de Paymium, une startup spécialisée depuis 2011 dans le bitcoin et opérant Bitcoin-central.net, place de marché d'échange bitcoin/euro.

Selon lui, comme un paiement en bitcoin s'apparente à un paiement en liquide, « les règles existantes sont sans doute suffisantes ». En France, depuis le 1er septembre 2015, nul n'est censé payer en espèces ses achats ou prestations au-dessus du plafond des 1.000 euros ou, s'il est un touriste non-résident en France, 10.000 euros. Et depuis le 1er janvier 2016, les particuliers qui échangent leurs euros contre des devises doivent fournir une pièce d'identité à partir de 1.000 euros.

Mais les utilisateurs de bitcoins sont loin de se sentir concernés. Le sont-ils vraiment ? Le flou réglementaire s'ajoute aux mystères du bitcoin. Une chose est sûre : le bitcoin bénéficie d'une exonération de TVA lors d'échanges de devises traditionnelles contre des bitcoins, a décidé en octobre la Cour de Justice de l'Union européenne.

Mais les banques, dont le quasi-monopole de fait dans le rôle de tiers de confiance dans les transactions financières est en train de se déliter, commencent à se rendre compte que le bitcoin s'impose inéluctablement parmi les modes de paiement en ligne grâce à la technologie Blockchain, décentralisée et peu coûteuse. Bitcoin devient même le symbole de la désintermédiation du monde bancaire, car le réseau de poste à poste sur lequel il s'appuie, s'autoadministre. La « bitcoinisation » des BNP Paribas, Crédit Agricole, Caisses d'épargne-Banque populaire et autres Société Générale est en marche. Mais les sommes échangées en bitcoins restent encore négligeables au regard des flux financiers traditionnels colossaux.

Cependant les investissements dans le bitcoin se multiplient, au point d'atteindre 1 milliard de dollars selon Bloomberg. Des startups spécialisées dans cette monnaie numérique ont levé des fonds auprès de grands établissements financiers tels que American Express (Abra), Visa (dans Chain) ou encore Nasdaq (Private Market). Certains investisseurs américains s'attendent à ce que Wall Street permette les échanges en bitcoin.

Une crypto-monnaie très volatile

Des banques traditionnelles se rallient à la technologie Blockchain qu'utilise le bitcoin. Les banques américaines Citigroup et Bank of America, la suisse UBS, la britannique HSBC ou encore la française Société Générale figurent parmi la trentaine de banques emmenées par la startup new-yorkaise R3 pour proposer une alternative au réseau interbancaire Swift. Quant à la banque d'affaires Goldman Sachs, elle va lancer son propre « bitcoin » baptisé SETLCoin qui aura l'avantage de garantir des règlements financiers presque instantanément (au lieu de plusieurs jours d'habitude, malgré les opérations effectuées en millièmes de secondes par ordinateur). En Europe, les banques britannique Bar clays et espagnole Santander testent déjà leur « bitcoin ».

Le bitcoin est un agrégat monétaire programmé par logiciel, lequel limite leur nombre à 21 millions : 25 bitcoins auront été émis par bloc jusqu'au milieu de l'année 2016 (soit toutes les dix minutes), puis 12,5 bitcoins par bloc durant quatre ans jusqu'à la prochaine division quadri-annuelle - et ainsi de suite jusqu'aux années 2110-2140 quand les 21 millions de bitcoins auront été quasiment atteints : à 20 999 999,9769 bitcoins exactement ! C'est dire que, tout en organisant la pénurie au niveau planétaire avec aujourd'hui 14,9 millions de bitcoins en circulation, le bitcoin s'inscrit tout de même sur le long terme. Cependant, c'est une crypto-monnaie très volatile et spéculative avec des risques d'effondrement de son cours : parti de presque rien en 2009, il a atteint un pic à 1 124 dollars en novembre 2013 et vaut aujourd'hui 428 dollars au 12 décembre 2015. Son insécurité serait-elle une maladie de jeunesse ou se résorbera-t-elle avec l'âge ? Nombreux sont ses détracteurs, comme Mike Hearn qui fut un adepte convaincu avant de tourner casaque : « Le bitcoin a échoué », a-t-il lancé le 14 janvier dernier dans un post sur Medium.com, pointant du doigt la limite de son réseau (Blockchain) et l'augmentation de ses frais de transaction. En fait, en rejoignant le projet R3 des banques, il est entré en dissidence.

« Qu'importe le créateur... »

Que de chemins virtuels auront été alors parcourus par cette première véritable monnaie numérique, dont l'origine reste floue depuis sa conception en 2008 et sa mise en circulation l'année suivante. En décembre dernier, deux médias américains - le magazine Wired et le blog Gizmodo pensent avoir identifié l'un des créateurs du bitcoin. Selon eux, il s'agirait d'un Australien entrepreneur et universitaire, Craig Wright, vivant actuellement dans la banlieue de Sydney. Un de ses amis en serait aussi à l'origine : un Américain informaticien décédé en 2013, Dave Kleiman. Ce qui a propulsé le cours du bitcoin à 423 dollars. Jusqu'alors, c'était le nom d'un mystérieux Japonais, Satoshi Nakamoto, qui était donné comme étant l'inventeur du bitcoin. Mais s'agissait-il du pseudonyme d'un programmeur ou d'un groupe de développeurs ? En mars 2014, Newsweek affirmait l'avoir démasqué : un physicien californien d'origine japonaise, Dorian Satoshi Nakamoto. Mais ce retraité sexagénaire avait par la suite démenti l'information. Malgré cela, son nom a été proposé pour le Prix Nobel 2016 d'économie ! Le mystère, lui, demeure :

« Soit Wright a inventé le bitcoin, soit il est un brillant illusionniste qui a très envie de nous le faire croire », conclut Wired. Pour plagier Alfred de Musset, « qu'importe le créateur, pourvu qu'on ait le bitcoin ».

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