Au Chantier de l'Atlantique, la coque. A Naval Group Indret, le système de propulsion nucléaire. Si dans l'estuaire de la Loire, la construction du futur Porte-Avions Nouvelle Generation (PANG) français n'est pas encore palpable, en coulisse, le chantier a déjà commencé. « Le site de Nantes-Indret va connaitre une révolution comme il l'a connu dans les années 80-90 pour la construction des sous-marins lanceurs d'engins (SNLE) de deuxième génération, du porte-avions Charles de Gaulle assemblé à la DCN de Brest. Même si, en ce moment, nous réalisons les sous-marins d'attaque Barracuda, là, on va changer d'échelle », promet Emmanuel Chol, directeur du site de Nantes-Indret de Naval Group.
A titre indicatif, l'actuel Charles de Gaulle, qui sera retiré du service en 2038, fait 45.000 tonnes de déplacement quand le futur PANG en fera 75.000 tonnes. Sous la houlette de la société TechnicAtome, Nantes-Indret réalisera les deux chaufferies nucléaires de 220 MW (thermique) chacune (contre 150 MW pour le Charles de Gaulle) et les éléments connexes. « De part ce volume, on va fortement augmenter nos capacités industrielles . Nous allons fabriquer des modules nucléaires intégrant de gros composants comme la cuve de 150 à 200 tonnes, des générateurs de vapeurs, des pressuriseurs, des convertisseurs de vapeur en énergie... Il nous faudra des capacités d'usinage et de chaudronnerie beaucoup plus imposantes», détaille Emmanuel Chol.
Une partie difficile qui prend du temps
En 2032, deux énormes modules de 2.000 tonnes constituant les circuits primaires et secondaires des chaufferies nucléaires quitteront Indret pour rejoindre le site des Chantiers de l'Atlantique. « Dans cette partie-là , nous intervenons assez peu, explique Laurent Castaing, directeur général du chantier naval, sauf que nous devons quand même faire la coque, apporter un certain nombre d'utilités comme l'électricité, les réseaux hydrauliques etc., qui sont pensées dans des blocs assemblés comme pour un paquebot. Nous allons, d'abord, construire un tronçon d'une centaine mètres de long pour y placer les deux réacteurs nucléaires et les deux turbo réacteurs. C'est la partie difficile qui peut prendre du temps. Une fois terminée, nous l'intégrons dans la chaine de fabrication et construisons le porte-avions autour », dit-il.
Si le PANG ne figure pas encore au tableau du carnet de commandes et de livraisons planifiées jusqu'en 2025, le bureau d'études et le service sécurité sont déjà sur le pont. « Quelques dizaines de personnes sont mobilisés sur le sujet. Nous en sommes aux préliminaires... On ne construit pas souvent des porte-avions mais des points communs existent avec les paquebots », justifie un cadre des chantiers où l'on en a malgré tout vu d'autres. Depuis dix ans, le chantier a investi 40 millions d'euros par an dans la R&D et pour optimiser son outil de production, à l'instar d'un nouveau robot de découpe des tôles (12 millions d'euros) dont l'automatisation permet d'accélérer les cadences et d'améliorer la qualité des navires.
Le temps long du nucléaire
Outre les paquebots de luxe construits ces dernières années, le chantier s'est illustré de longue date dans la construction de navires militaires avec le cuirassé Jean Bart en 1940, le porte-avions Foch en 1960, plus récemment avec les portes hélicoptères BPC promis à la Russie finalement cédés à l'Egypte, et dernièrement la commande de quatre Bâtiments Ravitailleurs de Force pour la Marine Nationale. Réalisés en coopération avec Naval Group, ils seront livrés entre 2022 à 2029. La construction du PANG s'inscrit dans cette lignée. Selon le calendrier établi, l'avant-projet sommaire doit être finalisé pour 2025, les études de détail pour 2026, le début de la construction en 2028 pour être prêt en 2036, date retenue pour la première sortie en mer. Soit deux ans avant sa mise en service opérationnelle en 2038.
« Pour nous Chantiers de l'Atlantique, il s'agit de travailler l'architecture générale du navire, avec Naval Group, pour s'assurer de l'intégration de l'ensemble des systèmes et des objets et vérifier que tout fonctionnera bien ensemble. C'est le travail que l'on va mener au cours des quatre prochaines années pour arrêter une définition générale du bâtiment.», indique le directeur général du chantier naval où une organisation dédiée sera mise en place pour éviter de cannibaliser les autres activités (croisières, EMR...) et gérer le temps long propre aux activités de défense. « Quand on étudie un navire, on étudie à peu près tout en même temps, c'est-à-dire que tous les bureaux d'études travaillent simultanément la coque, l'électricité, l'aménagement et la propulsion parce que l'on n'a pas, en général, suffisamment de temps pour pouvoir étudier les choses les unes après les autres. Nous avons un processus d'études extrêmement précis, qui nous permet de mener toutes ces étapes en parallèle. Or, le nucléaire impose un temps de développement très important, de l'ordre de 10 ans. Voilà pourquoi la décision intervient aujourd'hui. Pour nous, chantier, si on ne commençait que dans quatre ou cinq ans, nous serions encore capables de livrer le navire entre 2030 et 2035», détaille-t-il.
100 millions d'investissement sur dix ans
Si l'assemblage du navire n'interviendra qu'en 2026, à Indret, chez Naval Group , la montée en puissance a commencé il y a quatre ans. « En 2005, nous étions 900 personnes, aujourd'hui, l'effectif compte 1.500 collaborateurs, dont un quart à moins de quatre ans d'ancienneté. Nous embauchons cette année une centaine de spécialistes de l'ingénierie et de l'industrialisation et devrions monter à 1600 ou 1700 personnes pour accompagner le pic de production entre 2027 et 2030», souligne Emmanuel Chol.
Pour fabriquer, manipuler et transporter des modules de 700 à 2000 tonnes, c'est l'ensemble du site qui va devoir être reconfigurer pour concevoir des pièces de 10 x 14 mètres sur sept de haut et des enceintes de confinement de 15 mètres de diamètre pour 15 mètres de haut. « De nouveaux bâtiments vont sortir de terre à partir de 2023 pour accueillir de nouveaux moyens d'usinage afin que les premiers copeaux soient produits en 2025», explique Denis Mauguen, responsable transformation industrielle site de Nantes-Indret, étendue sur 20 hectares. Un bâtiment datant des années 1980 vient d'être démoli pour reconstruire une nef de montage adaptée, comprenant des bureaux pour accueillir les équipes d'ingénierie et le tertiaire (650 personnes), et disposer d'un accès vers la Loire, avec la construction d'un quai de transbordement.
Car l'un des enjeux est de pouvoir faire transiter des composants de 2000 tonnes par voie fluviale, alors que jusqu'à présent les moyens de levage sont limités à 800 tonnes. Un programme est engagé avec la région des Pays de la Loire, le Pôle d'expertises en achat et supply Chain (Pasca), le logisticien IDEA et la Compagnie Ligérienne de Transport pour redonner une vocation fluvio-commerciale à la Loire. « Cet équipement n'existe pas dans la région et il intéresse de nombreuses sociétés dans la région », indique le patron de Nantes - Indret qui entend être le moteur de la relance économique régionale. Au total, cent millions d'euros seront investis au cours des dix prochaines années par Naval Group pour s'équiper des moyens industriels adéquats.
Dix millions d'heures de travail
« On change de taille alors pour certaines pièces massives, nous allons devoir faire évoluer nos équipements pour le contrôle tri-dimensionnel ou avec des complexes verticaux d'usinages, des outils de chaudronneries... », précise Denis Mauguen. Les ateliers de montages adaptés sortiront, eux, de terre en 2026. Les investissements récemment réalisés et les technologies déployées dans la fabrication additive pour fabriquer l'hélice du porte mine Andromède devraient aussi contribuer à l'optimisation de l'espace, des cycles de production et des coûts. « C'est, cette année, en 2021 , que cette politique d'investissement et industrielle se construit. En termes de charge, cela représente dix millions d'heures de travail sur quinze ans pour Nantes-Indret. A titre de comparaison, notre plan de charge habituel, c'est deux millions d'heures. Le porte-avions amène donc cinq années pleines de plan de charge, c'est extrêmement important pour le site et la région », reconnait Emmanuel Chol. La part des achats représentera 60% et concernera des études réalisées par des experts en ingénierie et l'achat d'ébauches métalliques brutes chez de grands acteurs comme Framatome. « La valeur ajoutée de nos ateliers, c'est l'usinage des grandes pièces. Des éléments que l'on va usiner, souder, recouvrir de matériaux, de différents revêtements... », ajoute-t-il.
Devenu le site de de référence sur l'énergie propulsion pour l'ensemble des programmes de Naval Group, Nantes-Indret se distingue par sa capacité à étudier et à produire des pièces métalliques extrêmes complexes pour le domaine du nucléaire, soumises à des exigences militaires spécifiques pour résister , par exemple, au grenadage d'un bateau.
Un enjeu collectif
Jusque-là sollicités à hauteur de 15% à 20%, les sous-traitants régionaux pourraient, à l'avenir, compter jusqu'à 30% à 35% de l'activité au moment du pic de production. Comment l'écosystème s'y prépare-t-il ? « Que ce soit pour les Chantiers de l'Atlantique ou pour Naval Group, la région a pris conscience de l'impact gigantesque de ce programme qui est le plus important des quinze ou vingt prochaines années », estime le patron de Nantes-Indret. En septembre dernier déjà, dans le cadre du plan de relance, il signait une convention de partenariat avec le conseil régional pour favoriser l'émergence de projets collectifs. Six actions, plus ou moins avancées, sont en cours d'élaboration ou de recherche de financements. « Le programme sur le fluvial en est une illustration. Nous cherchons aussi à développer un centre formation autour des nouveaux procédés de fabrication dans les métiers de la transformation métallique. Le programme du porte-avions doit permettre à la région de faire évoluer ses compétences vers les nouvelles technologies. On va beaucoup parler de soudages, mais aussi de robotisation de soudage, de maintenance prédictive des robots, de big data, d'usine 4.0... Ça touche aussi les secteurs de l'automobile, du machinisme agricole...», élargit Emmanuel Chol.
En cours d'étude de faisabilité, ce projet associe l'UIMM (Union des Industries et des métiers de la Métallurgie, le pôle EMC2, l'IRT Jules Vernes, l'Ecole Centrale, l'ENSAM (Ecole Nationale Supérieure d'Arts et Métiers)... Là aussi, l'objectif est d'être prêt pour 2025. « On veut aller très vite, et c'est maintenant qu'il faut le faire. On a bien sur des ressources en interne, mais ça ne suffit pas. Il faut aller chercher de nouvelles technologies et de l'innovation qui doit pouvoir intéresser l'ensemble de la filière régionale», dit-il comptant sur la souplesse et la réactivité des centres de recherche régionaux.
Des sous-traitants prudents
Au sein du Pôle EMC2 et de l'IRT Jules Verne où Naval Group et les Chantiers de l'Atlantique entretiennent des relations étroites, le sujet n'est pas encore officiellement parvenu sur la table. « On est en ordre de bataille pour accompagner les locomotives et on sait que l'on sera sollicité sur la logistique de grande dimension, le métal, le soudage, la fabrication additive, la robotisation, de l'expertise sur la data mais pour l'instant, on n'est pas plus alerté que ça. Le porte-avions, c'est une vraie opportunité industrielle. A force de parler d'industrie du futur, on a oublié qu'on était extrêmement compétents dans les assemblages métalliques et qu'il faut poursuivre les développements sur ces sujets. C'est donc l'occasion de parler industrie et de montrer que l'on a aussi une vision écoresponsable prenant en compte les enjeux environnementaux», témoigne Laurent Manach, directeur général du pôle EMC2.
A Saint-Nazaire, échaudé par le secteur de l'éolien qui a mis dix ans à décoller, le groupement d'entreprises sous-traitantes Neopolia se méfie des décisions politiques et redoute encore un projet soumis à l'adoption d'une loi de programmation militaire en 2026, un éventuel changement de président, dans un pays fortement endetté par la crise sanitaire où les priorités pourraient, alors, être ailleurs. Il y a quinze ans, déjà, les Chantiers de l'Atlantique auraient planché pendant deux ans sur un projet de porte-avions, avant que l'idée ne soit finalement abandonnée. « Il va se passer beaucoup de choses autour de ce navire et l'écosystème local va évidemment y participer. Nous sommes en général sollicités assez tôt par les Chantiers, mais à mon avis, ce ne sera pas avant trois ans. Aujourd'hui, nous sommes en veille», observe Guillaume de Williencourt, vice-président de Neopolia, qui réunit quatre-vingt-quatre entreprises sous-traitantes, habituées à intervenir sur la construction des paquebots et sur les navires militaires. «Que ce soit pour un porte avion ou un paquebot, ce ne sera pas des métiers nouveaux. Sur les BPC par exemple, nous étions tous présents pour la timonerie, le système d'armes et la coque. Même si les systèmes d'armes sont très verrouillés par les grands donneurs d'ordres de l'armement, il y a aura sans doute à monter en compétence sur les réseaux, la communication... »
Les sous-traitants devraient plutôt se concentrer sur la fabrication des cabines, des cuisines ou l'installation d'équipement auxiliaires... « On sait fabriquer des cuisines pour 2000 passagers sur les paquebots ou produire 8.000 cabines par an, ce ne sera donc pas un problème. Certaines contraintes vont sans doute être plus complexes mais sans doute pas très loin de ce que l'on fait aujourd'hui. Et on s'adapte. Je ne pense pas que l'on sera sur des innovations majeures qui nous feront louper le coche. Mais il faut être vigilant», observe-t-il. Pour Bruno Hug de Larauze, Pdg du logisticien Idea engagé de longue date avec les Chantiers de l'Atlantique et Naval Group, paquebot ou porte-avions, « c'est la même chose. Et 2028-2032, c'est encore loin. S'il est important pour une entreprise de savoir un horizon sympathique à cinq ans, la crise de la Covid, nous a rappeler qu'il vaut mieux s'occuper de ce qu'il va se passer le mois prochain », dit-il.
Des emplois pour Saint-Nazaire
Dans le bureau du maire de Saint-Nazaire qui vient de signer un contrat « Territoire Industries » pour dynamiser le tissu économique local en accélérant la transition énergétique et écologique, l'humeur est à l'optimisme. « Je préfère être un maire qui gère la croissance que les problèmes d'emplois, les fermetures d'écoles ou la disparition de services à la population », indique David Samzun, engagé dans le développement économique du territoire et la gestion du foncier d'une ville où le taux de chômage est descendu à 7,1% en 2020 (7,4% en 2019). «Avec une politique de l'habitat que j'assume », dit-il.
La ville construit près de 850 nouveaux logements par an pour répondre au besoin des nouveaux actifs et des retraités. «Alors, que ce soit un paquebot de croisière ou un porte-avions, c'est de l'emploi. Et l'enjeu de Saint-Nazaire, c'est de rester une ville accessible pour toutes les populations en favorisant une politique de l'habitat diversifié pour éviter les tensions et la mobilité. Avant le Covid, tous les indicateurs étaient au vert à Saint-Nazaire. Aujourd'hui, la crainte que l'on pourrait avoir c'est que la crise sanitaire dure et entraine des annulations de commandes. Au moins, avec les commandes militaires, on sait qu'elles sont extrêmement fiables. », conclut-il.
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