Le recyclage des eaux usées tente de percer en France

Alors que les technologies sont matures et largement utilisées à l'étranger, la France continue à se montrer réticente au recyclage des eaux usées traitées. Mais les acteurs concernés unissent de plus en plus leurs voix pour réclamer un assouplissement de la législation.
Giulietta Gamberini
Un arrêté de 2010, revu à plusieurs reprises, a enfin autorisé l'utilisation des eaux usées pour irriguer des espaces verts et des parcelles agricoles. Mais les conditions d'utilisations imposées restent trop exigeantes et donc coûteuses pour les agriculteurs.
Un arrêté de 2010, revu à plusieurs reprises, a enfin autorisé l'utilisation des eaux usées pour irriguer des espaces verts et des parcelles agricoles. Mais les conditions d'utilisations imposées restent trop exigeantes et donc coûteuses pour les agriculteurs. (Crédits : Reuters)

Dans de nombreux pays, la pratique est devenue quasiment une évidence. Israël, la Jordanie, la Namibie, Singapour, le Maroc, certains des États-Unis et des Emirats arabes unis, mais aussi des pays européens comme Chypre, Malte, l'Espagne et l'Italie, recyclent largement leurs eaux usées pour les besoins de leur agriculture, voire pour étancher la soif de leurs habitants. Modèle dans la matière, Israël réutilise plus de trois quarts de ses eaux usées, et arrose plus de la moitié de ses terres avec de l'eau recyclée. Windhoek, la capitale namibienne, satisfait 35% de ses besoins en eau potable et abreuve près de 300.000 personnes par jour grâce au retraitement des eaux usées effectué dans une station d'épuration opérée par Veolia. Au Maroc, les eaux dépolluées sont même utilisées pour recharger la nappe phréatique.

Pour contrer le risque croissant d'un déficit hydrique planétaire, qui selon les Nations unies pourrait s'élever à 40% en 2030 - en raison de la croissance démographique, de l'urbanisation, du changement climatique et de l'augmentation de la consommation -, ainsi que les risques sanitaires comme économiques liés au manque d'eau potable, l'institution internationale a souligné dans un rapport de 2017 la nécessité de suivre ces exemples et de davantage exploiter les eaux usées. La Commission européenne, elle, a affiché l'ambition de multiplier par six le volume des eaux usées recyclées dans le Vieux Continent, afin d'économiser à terme 5% de la ressource, et a proposé en 2018 un nouveau règlement pour harmoniser les législations des États membres.

Le potentiel est encore très élevé, puisque mondialement, seulement 4% de l'eau usée est recyclée, et souvent plutôt par l'industrie, qui consomme "seulement" 19% de l'eau disponible sur terre. En Europe, le taux de réutilisation des eaux usées est de 2%. Et alors que l'agriculture consomme 70% de l'eau douce de la planète, seules 10% des terres irriguées dans le monde le sont par de l'eau recyclée qui, riche en phosphore et en azote - dosables grâce à de nouvelles techniques -, évite pourtant aussi l'utilisation de certains intrants, dont la fabrication est coûteuse en énergie et en ressources.

Des conditions d'utilisation trop coûteuses

Jusqu'à présent, la France, où le recyclage des eaux usées traitées se situe autour de 0,1-0,2% selon les professionnels, s'est toutefois montrée plutôt réticente à s'engager sur cette voie. Un premier frein est culturel : dans un pays où l'eau douce a été jusqu'à des temps récents plutôt abondante, la perception de la nécessité d'une plus grande sobriété a mis du temps à s'imposer. Le deuxième obstacle est d'ordre réglementaire. Un arrêté de 2010, revu à plusieurs reprises, a enfin autorisé l'utilisation des eaux usées pour irriguer des espaces verts et des parcelles agricoles. « Mais il reste encore trop contraignant pour permettre la viabilité économique du recyclage », explique Vincent Jauzein, ingénieur de recherche chez le groupe Saur.

« Alors que dans les stations d'épuration nous sommes parfaitement en mesure d'atteindre le niveau de qualité de l'eau exigé, les conditions d'utilisations imposées sont trop exigeantes et donc coûteuses, notamment pour les agriculteurs », précise Maelenn Poitrenaud, responsable de l'innovation et du développement chez Veolia.

Quant aux utilisations sans aucun impact alimentaire telles que le lavage des voiries ou l'arrosage des stades de foot, négligées par l'arrêté de 2010, elles sont aujourd'hui soumises à la discrétion des services décentrés de l'État au niveau départemental, lesquels interprètent plutôt strictement le principe de précaution, ajoute Muriel Floriat, responsable du pôle Eau chez l'association de collectivités locales Amorce. Pour laver des voiries, en France, on utilise ainsi quasiment toujours de l'eau potable. Et si le recyclage industriel en circuit court des eaux des procédés de production est régi par une législation plus permissive, elle est loin de l'encourager, contrairement à celle des pays où ce marché se développe fortement comme l'Inde. Les exemples restent donc rarissimes en France.

Quelques dizaines de projets

Ainsi, malgré le coût économique et environnemental de l'extraction et du transport de l'eau douce (notamment dans un milieu naturel pollué), l'essentiel des eaux usées traitées françaises est rejeté dans les cours d'eau ou dans la mer, et doit passer par le cycle naturel de l'eau, puis être retraité dans une station de production d'eau potable, avant de pouvoir être réutilisé. Le recyclage se limite à quelques dizaines de projets. Ils concernent souvent des terrains de golf, qui disposent des moyens pour faire face aux investissements nécessaires : ce sera le cas dès 2020 du golf du Cap d'Agde, où la mise en oeuvre du projet a néanmoins été "très longue et contraignante", témoigne Marie-Ange Debon, directrice générale adjointe en charge de la France du groupe Suez, qui a remporté le contrat il y a un an et demi.

Il s'agit aussi d'exploitations agricoles situées dans un contexte géographique où la baisse des rendements liées à la rareté à la ressource risque de dépasser les coûts du recours aux eaux usées, explique Maelenn Poitrenaud - souvent, comme à Noirmoutier ou à Porquerolles, dans des îles. « Des choses se font déjà, mais au compte goutte. Et les dossiers sont lourds », résume Muriel Floriat.

Le regard des consommateurs change

Pourtant, les technologies permettant aux eaux usées d'être réutilisées dans l'agriculture, voire d'être bues, sont "matures", fait valoir le PDG de Veolia Antoine Frérot. Ce sont d'ailleurs des entreprises françaises qui, souvent, les développent et les déploient à l'étranger. Quantité de fruits et légumes arrosés avec des eaux usées traitées, en provenance notamment d'Israël et de l'Espagne, sont d'ailleurs depuis longtemps consommés par les Français. Et le changement climatique commence à agiter le spectre de la sécheresse aussi dans certains territoires de l'Hexagone : en 2018, quatrième année la plus chaude depuis la fin du XIXe siècle, 85 départements ont connu des restriction dans l'usage de l'eau. Sans compter que « quand les besoins sont importants, comme dans les zones côtières, un stress hydrique peut survenir aussi là où la ressource n'est pas négligeable », souligne Vincent Jauzein.

Le regard des consommateurs change donc. Selon l'édition 2018 du baromètre national du Centre d'information sur l'eau, 86% de la population se dit désormais disponible à utiliser une eau du robinet issue du recyclage des eaux usées pour ses usages domestiques (hygiène, sanitaire, nettoyage...), à savoir 2 points de plus qu'en 2017. Trois Français sur quatre (75% contre 73% en 2017) se disent aussi prêts à consommer des légumes arrosés avec des eaux usées dépolluées, et et plus d'un Français sur deux (53%, contre 49% en 2017) boirait même une eau du robinet issue du recyclage des eaux usées.

Les expérimentations fleurissent

La demande d'un assouplissement de la réglementation se renforce alors aussi. Les expérimentations visant à démontrer la sécurité de pratiques dérogatoires par rapport à la législation actuelle fleurissent. Ainsi à Tarbes (Hautes-Pyrénées), Veolia enquête "à échelle réelle" (sur une dizaine d'hectares) avec l'Irstea et d'autres institutions scientifiques autour de l'impact environnemental et sanitaire de nouvelles conditions d'utilisation des eaux usées recyclées pour l'irrigation de grandes cultures de maïs. Dans une petite parcelle à Murviel-lès-Montpellier (Hérault), l'Irstea teste également la possibilité « d'un traitement 'à la demande' de l'eau en fonction de la saison et des usages », ainsi que l'impact des eaux usées sur les plantes, les sols, les rendements, explique l'Institut sur son site.

En Vendée, Saur va jusqu'à tester l'utilisation des eaux usées comme "eau potable indirecte", puisqu'elles viennent alimenter des réservoirs d'eau potable de surface. En Normandie, avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), le même groupe expérimente même le rejet des eaux usées dans la nappe phréatique, afin d'en éviter la salinisation. Suez fait pareil en région parisienne.

Une demande d'assouplissement

« L'eau usée recyclée est moins chère à traiter que l'eau de mer : 0,45 euros contre 0,75 euros par mètre cube ; de plus, c'est la seule ressource qui croisse avec le développement économique et qui soit produite à l'endroit même où elle doit être consommée », plaide Antoine Frérot.

« Dans des contextes de fortes variations saisonnières de la consommation, le recyclage des eaux usées permet un dimensionnement plus intelligent des installations », abonde Marie-Ange Debon, qui insiste sur l'adaptation permanente des traitements aux nouveaux polluants.

« Du fait de son caractère local, cette ressource oblige les parties prenantes à adopter une pensée territoriale », ajoute François-Michel Lambert, député et président de l'Institut national d'économie circulaire (Inec), lequel a consacré un rapport au sujet l'année dernière.

Le monde agricole et les collectivités se joignent de plus en plus à ces voix des professionnels de l'eau. « De nombreux agriculteurs sont conscients qu'il va falloir trouver de nouvelles ressources en eau, qui se font de plus en plus rares », note sur le site de l'Irstea Jean-Claude Mailhol, ancien directeur de recherche reconverti dans l'agriculture, qui gère maintenant les parcelles de la plateforme de Murviel. Veolia a d'ailleurs noué avec InVivo, premier groupe coopératif agricole français, un partenariat visant à développer les projets d'irrigation via des eaux usées. Et Amorce insiste sur les avantages environnementaux, financiers, ainsi que sur le "bon sens" du recyclage des eaux usées.

Le rendez-vous des Assises de l'eau

Ces revendications varient partiellement. Veolia plaide pour la création d'une nouvelle catégorie d'eaux usées encore plus exigeante mais dont les conditions d'utilisation seraient assouplies. Amorce mise sur une "banalisation des usages parallèles non alimentaires", en insistant sur la nécessité d'adapter le niveau de traitement aux usages. Une grosse incertitude sur le sujet découle aussi du règlement de l'UE, en partie plus et en partie moins contraignant que la législation française. Approuvé par le Parlement, il doit désormais l'être par le Conseil, mais pourrait se voir retardé ou modifié par les élections européennes.

Mais l'ensemble des acteurs vise le même rendez-vous pour essayer de faire bouger les choses : les Assises de l'eau, dont le deuxième volet, consacré au "petit cycle", vient de débuter, et qui réunissent l'ensemble des acteurs concernés. Un comité y est consacré à "l'économie de la ressource". « C'est le sujet le plus concret qui pourrait sortir de cette deuxième phase des Assises », estime Frédéric Van Heems, président de la fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E). Le ministère de la transition écologique et solidaire se serait en effet déjà montré ouvert au sujet, confirment Amorce et Suez.

Amorce compte également profiter des discussions autour de la loi "économie circulaire", qui devrait être adoptée au cheval de l'été. Pour l'instant, le projet de loi ne fait toutefois aucune mention de l'eau.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 2
à écrit le 24/03/2019 à 2:07
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En France, on préfère accorder des dérogations préfectorales aux pollueurs qui le demandent (en faisant du chantage à l'emploi), tout en leur tapotant sur les doigts quand leur pollution se voit trop.

à écrit le 22/03/2019 à 18:32
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"retraitement des eaux usées effectué dans une station d'épuration opérée par Veolia." Depuis que véolia a repris la régie d'eau de ma commune l'eau est de plus en plus chère et de plus en plus mauvaise, quoi que difficile de faire pire qu'actuel...

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