Les énergies marines, sources d’espoir… et d’inquiétude

Indispensables à un mix énergétique décarboné, les énergies de la mer suscitent aussi des craintes liées à leurs potentiels impacts sur la biodiversité et les autres activités marines. Apaiser ces craintes nécessite d’approfondir encore les connaissances et de mieux les partager. (Cet article est issu de T La Revue n°10 - « Pourquoi faut-il sauver l'eau ? », actuellement en kiosque).
(Crédits : Istock)

Les experts du GIEC sont formels dans le dernier volet de leur sixième rapport, publié le 4 avril dernier : pour espérer éviter la catastrophe climatique, dont ils décrivent la progression au cours des dernières décennies, il faut accélérer massivement le déploiement des énergies renouvelables.

« Nous devons tripler le rythme d'investissement dans les énergies renouvelables », a ainsi martelé António Guterres, secrétaire général des Nations unies. « Elles sont moins chères, fournissent des emplois, la sécurité énergétique et une plus grande stabilité des prix », a-t-il rappelé. Des atouts d'autant plus précieux dans le contexte actuel de flambée des prix et de mise en lumière de notre dépendance collective aux énergies fossiles et aux pays producteurs, la Russie en tête.

À l'échelle mondiale, la dernière décennie a été marquée par la croissance exponentielle du solaire et de l'éolien terrestre. Représentant 88 % des nouvelles capacités de production énergétique installées en 2021, ils atteignent respectivement 849 et 825 gigawatts (GW). En parallèle, les prix du solaire ont été divisés par dix, et ceux de l'éolien terrestre par trois.

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En comparaison, les énergies marines n'en sont encore qu'à leurs balbutiements. Visionnaire, Victor Hugo soulignait déjà en 1874 dans son roman Quatre-vingt-treize : « Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu'est-ce que l'océan ? Une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! Ne pas employer l'océan ! »

Près de 150 ans plus tard, de nombreux experts voient eux aussi dans les océans un puits sans fin, encore largement inexploité, de l'énergie de demain. Les énergies marines recouvrent diverses exploitations des mouvements de masses d'eau : vagues (énergie houlomotrice), courants (énergie hydrolienne) et marées (énergie marémotrice). Mais aussi des différences de température entre eaux de surface et eaux profondes, notamment dans les zones tropicales (énergie thermique des mers ou ETM). Ou encore le pompage d'eau froide en profondeur pour la climatisation (SWAC, sea water air conditioning). Moins connue, l'énergie osmotique résulte de la pression obtenue en mélangeant deux eaux de concentration saline différente.

L'éolien en mer, qui exploite les vents marins plus puissants et plus constants que ceux qui soufflent à terre, n'est pas toujours considéré comme une énergie marine stricto sensu. C'est pourtant celle qui rencontre aujourd'hui le plus d'engouement et connaît le rythme de déploiement le plus rapide : + 28 % en 2021 et des prévisions de 8 % en moyenne par an dans les cinq prochaines années. En conséquence, c'est aussi celle qui suscite le plus de craintes quant à ses éventuels impacts sur la biodiversité marine et aérienne et sur les autres activités dépendant de la mer : pêche, transport maritime, tourisme...

La France est à la croisée des chemins. Dotée de la deuxième façade maritime la plus longue au monde après les États-Unis (22 000 km, en partie grâce à ses DOM-COM), donc de l'un des potentiels les plus prometteurs pour les énergies marines, elle accuse aujourd'hui un sérieux retard sur ses voisins scandinaves, britanniques (en particulier écossais), belges ou allemands. Dix ans après les premiers appels d'offres lancés en 2011 et 2013 pour six premiers parcs, aucune éolienne ne produit encore d'électricité au large des côtes françaises. L'entrée en service du parc de Saint-Nazaire, prévue d'ici à la fin 2022, mettra un terme à cette situation qui n'aide pas à répondre aux craintes que suscite un déploiement massif de cette énergie.

Car la filière a vu ses ambitions confortées par les déclarations d'Emmanuel Macron en février dernier sur le site de GE à Belfort. Le chef de l'État y a confirmé vouloir fonder la politique énergétique française à venir sur un programme de nouveau nucléaire et une forte accélération des énergies renouvelables, dont un objectif ambitieux pour l'éolien en mer : une cinquantaine de parcs, dont une majorité devrait être composée d'éolien flottant, pour une puissance installée cumulée de 40 GW en 2050.

Un déficit de pédagogie et de partage des connaissances déjà acquises

Cela ne va pas sans susciter quelques inquiétudes. « Les interrogations concernant ce qui se passe sous la mer sont nettement plus fortes en France, où l'on n'a rien construit en mer depuis les phares au xixe siècle, que dans les pays d'Europe du Nord qui ont acquis une culture de la construction en mer grâce à l'industrie pétrolière et gazière », constate Franck Schoefs, professeur de géographie et responsable stratégie Recherche et Innovation responsable marine et maritime à Nantes Université.

« Selon le moment, la région et les acteurs en présence, les craintes suscitées par les projets s'expriment avec une sensibilité et selon des angles différents », témoigne Anne Georgelin, responsable de filières Énergies marines renouvelables et Hydroélectricité du syndicat des énergies renouvelables (SER). Les impacts peuvent être acoustiques, électromagnétiques, liés aux rejets des anodes sacrificielles qui protègent les fondations de l'érosion ; ils peuvent toucher des chauves-souris, des oiseaux - dont certains migrateurs en Méditerranée -, des poissons, des mammifères... Les travaux de terrassement ou de battage de pieux pour les fondations d'éoliennes posées peuvent entraîner la destruction d'habitats, augmenter la turbidité et créer une pollution sonore qui affecte les mammifères marins. Pour l'atténuer, les industriels utilisent des rideaux de bulles, recourent à des procédés d'effarouchement pour éloigner les animaux lors des opérations les plus bruyantes ou les effectuent à des périodes où ils sont absents du site.

Mais certains impacts restent difficiles à évaluer. Par exemple, les ruptures de connectivité et les effets d'évitement générés par les parcs en mer. « Pour les oiseaux migrateurs, les changements de trajectoire accroissent la dépense énergétique », cite par exemple Clémentine Azam, chargée de mission « écosystèmes » à l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). « Il faut tout faire pour éviter les impacts, car une fois qu'ils existent il est difficile de les réduire, et quant à la compensation en mer, elle est très complexe, onéreuse et peu efficace. » Migralion, projet de « caractérisation de l'utilisation du Golfe du Lion par les migrateurs terrestres et l'avifaune marine à l'aide de méthodes complémentaires » mené sous l'égide de l'Office français de la biodiversité (OFB), vise à combler les lacunes des connaissances sur l'avifaune en Méditerranée.

Certains effets, comme celui des champs électromagnétiques à proximité des câbles, demandent à être approfondis, reconnaît Yann-Hervé de Roeck. Mais le fondateur de l'institut pour la transition énergétique (ITE) France Energies Marines met aussi en avant les effets récif et réserve liés à l'implantation de parcs éoliens. Le premier décrit les nouveaux habitats que peuvent offrir les fondations et ancrages. Le second, les espaces préservés que constituent les zones interdites d'accès, dont les pêcheurs peuvent néanmoins exploiter la ressource tout en restant à la lisière.

Matthieu Monnier, adjoint au délégué général de France Énergie Éolienne (FEE), reconnaît un manque de retours d'expérience appliqués au milieu spécifique et aux habitats remarquables d'un site donné. « Mais ce qui fait débat, affirme-t-il, c'est surtout le déficit de communication, de pédagogie et de partage des connaissances acquises grâce aux parcs déjà développés en mer du Nord. » Le nouvel Observatoire de l'éolien en mer, qui doit diffuser les études existantes et le retour d'expériences des parcs étrangers en fonctionnement, mais aussi piloter un programme d'acquisition de connaissances, devrait contribuer à pallier ces lacunes. « On dispose d'inventaires d'espèces compartimentés mais on connaît mal leurs interactions et la dynamique de l'écosystème », complète Clémentine Azam.

Une accélération du calendrier qui ravive les tensions

Or ce manque de connaissances est encore plus problématique depuis l'évolution des procédures, décidée collectivement en 2018. « Pour les premiers parcs, les porteurs de projets venaient à la rencontre des pêcheurs pour définir ensemble les zones », rappelle Jean-Luc Hall, directeur général du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM).

Désormais, l'État soumet au débat public des macrozones pour lequel il présente des études génériques et celles qui existent déjà sur la zone concernée. Les études de caractérisation des sites se font projet par projet, or les détails n'en sont pas connus avant que le lauréat, désigné ultérieurement, ne mène l'étude d'impact, ce qui affecte la tonalité des débats.

L'implantation de parcs dans des zones classées Natura 2000 en particulier, bien qu'autorisée par la réglementation, suscite des interrogations. « Et les études d'incidence destinées à prouver que le projet ne menace pas les objectifs de conservation propres à la zone concernée ne sont pas menées », regrette Clémentine Azam.

Autre sujet de tensions : alors que les retours d'expérience des fermes pilotes (par exemple les trois projets d'éolien flottant prévus en Méditerranée) devaient être pris en compte dans les futurs appels d'offres, l'État a décidé de pousser les feux pour rattraper son retard et d'avancer sans les attendre. « Les pêcheurs, par ailleurs sous tension en raison du Brexit, se sont braqués, et la position commune - et constructive - des Comités des pêches maritimes et des élevages marins à l'égard des énergies marines renouvelables, publiée en décembre 2020, ne tient plus qu'à un fil » constate Jean-Luc Hall.

La pêche sera en principe autorisée au sein des parcs éoliens posés. Pour le flottant, les lignes d'ancrage rendent la chose plus complexe, mais les « arts dormants » tels que la palangre ou le filet posé, devraient rester compatibles.

De façon générale, « il faut chercher à compléter la production d'électricité, dont les bénéfices sont nationaux, par des activités dont les retombées sont plus locales » insiste Franck Schoefs. Par exemple, la production d'hydrogène à partir de l'électricité des fermes éoliennes, qui pourrait aider les pêcheurs à réaliser leur propre transition énergétique, suggère Jean-Luc Hall.

Sur le plan esthétique, subjectif par définition, certaines associations environnementales préfèrent justement que les sites de production d'énergie soient visibles. « Afin de rendre plus tangible le lien entre consommation et production et d'éviter l'effet "énergie magique" », précise Anne Georgelin.

Un vaste champ de connaissances reste cependant à explorer, celui des « impacts cumulés » des différentes activités se partageant l'espace maritime au large des côtes. Les documents stratégiques de façade, en cours de révision, doivent permettre de les planifier grâce à une gestion intégrée. Mais, si les impacts des infrastructures énergétiques sont scrutés à la loupe, ce n'est pas le cas des activités historiques telles que la pêche ou le transport maritime.

Surtout, tous s'accordent à reconnaître que la menace la plus importante, y compris pour la biodiversité, reste celle du changement climatique. Et les énergies marines sont une brique essentielle permettant de le combattre grâce à un mix électrique décarboné et résilient.

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Article issu de T La Revue n°10 spécial "eau" actuellement en kiosque et disponible sur notre boutique en ligne

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Commentaire 1
à écrit le 20/07/2022 à 9:34
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en mélangeant deux eaux de concentration saline différente. "L’énergie osmotique désigne l’énergie exploitable à partir de la différence de salinité entre l’eau de mer et l’eau douce, les deux natures d’eau étant séparées par une MEMBRANE semi-perméa...

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