Une nouvelle brique technologique pour la mobilité de demain? Après l'intelligence artificielle et les algorithmes, les champions de la mobilité accélèrent dans la maîtrise de la technologie de la cartographie. Il y a peu encore, cette discipline servait essentiellement à du simple guidage d'itinéraire, une technologie éprouvée au point d'équiper gratuitement l'intégralité des smartphones du monde entier. Sauf qu'avec l'explosion du MaaS, la cartographie a pris une dimension stratégique essentielle...
Le boom du MaaS
Le MaaS ? "Mobility as a Service", ou en bon français, cette capacité à réinventer une expérience de mobilité intermodale. La promesse du MaaS est de faciliter les trajets en optimisant plusieurs supports de mobilité (trottinettes, vélos, métro, et même voiture...). Ce concept repose sur une puissance de calcul phénoménale, mais également sur la capacité à déterminer les critères les plus pertinents pour trouver la formule la plus adaptée aux usages individuels. C'était jusqu'ici le rôle de l'intelligence artificielle et des algorithmes. Mais il manquait une brique essentielle qui était la représentation dans l'espace et en temps réel des moyens de mobilité. C'est comme cela que les opérateurs de mobilité se sont aperçus que les cartes classiques ne suffiraient pas à affiner et optimiser les propositions multimodales.
"Dès 2015, il nous est apparu que les services de mobilité devaient intégrer trois enjeux principaux : l'émergence de nouvelles mobilités, la prise en compte des données trafic temps réel, et la restitution de ces données dans nos calculs mais aussi dans l'interface utilisateur", explique à La Tribune, Florence Leveel, directrice générale de Mappy.
"Nous sommes passés de la recherche d'itinéraires en planification, à la recherche d'itinéraires en temps réel et au guidage", ajoute-elle.
Il fallait ainsi être capable de traiter puis restituer dans l'espace des données aussi variées que les horaires de bus, le trafic, le nombre de trottinettes ou vélos disponibles ou le nombre de places de stationnement libre... Tout en sachant que chacun de ces paramètres ne sont pas figés et changent toutes les minutes. Tout le contraire d'un simple guidage par GPS. D'autant que ce dernier se contente de cartographier essentiellement les routes praticables en voiture, il s'agit ici de situer les usagers dans des espaces piétons (résidences, parc...) ainsi que les objets de mobilité (vélos, scooters...).
Le géomaticien, ce métier encore méconnu
"Depuis les années 2000, nous travaillons sur notre capacité à construire notre cartographie en géocodant et en affichant les points d'intérêt, un vrai sujet de fond pour nous", souligne Florence Leveel. Cette expertise a même réveillé l'intérêt pour un métier méconnu, le géomaticien qui conjugue informatique et cartographie, très recherché par Mappy.
Pour la RATP, racheter Mappy était devenu une évidence, une fois que l'entreprise a définitivement basculé dans le modèle du MaaS. Très réticente au départ, notamment sur son aspect "open data", la RATP s'est résolue à regarder le MaaS comme une opportunité et non plus comme une menace. La LOM (loi d'orientation des mobilités, en faveur du MaaS), mais aussi la crise sanitaire, ont conduit la régie publique à changer de stratégie d'innovation et à s'imaginer comme un opérateur multimodal. C'est face à cette évidence technologique qu'elle a décidé de racheter Mappy en novembre dernier.
"En France, nous avons la chance d'avoir des compétences dans le digital, la data mais aussi dans la géomatique. C'est ce que nous devons exploiter", explique Eric Alix, PDG de RATP Smart Systems.
L'autre nouveauté de la LOM a été de replacer les collectivités territoriales au centre des problématiques de mobilité en les érigeant au statut d'autorité organisatrice. Dès lors, la maîtrise du territoire prend un enjeu de souveraineté. Pas question donc de l'abandonner à des multinationales étrangères.
"Pour les collectivités souhaitant appliquer une politique de mobilité adaptée à leur territoire en développant leur propre application MaaS, le sourcing de ces technologies est une décision clé, qui n'est pas toujours facile à prendre, et qui répond à un véritable enjeu de souveraineté", prévient Eric Alix. "Il n'existe pas de neutralité sur les algorithmes dont la conception et le paramétrage sont propres au fabricant de chaque composant technologique utilisé dans l'application. Des considérations techniques ou des conditions commerciales peuvent lier ces composants entre eux", ajoute-t-il.
Enjeu de souveraineté
"La réflexion sur la souveraineté digitale a évolué, et elle se pose directement lorsqu'il s'agit du rapport au territoire", confirme Florence Leveel.
Choisir un supermarché plutôt qu'un autre, négliger des lieux publics pour mettre en exergue des points de commerce achetés comme on achète des mots-clés sur un moteur de recherche... Le risque est réel et la RATP veut se positionner comme une réponse à cette mainmise. Elle revendique son statut de régie publique et sa culture de service public. Pour autant, son projet est aussi de s'imposer comme un acteur du MaaS.
Le MaaS est en plein boom depuis quelques années, et l'Europe paraît en pointe sur le sujet. Whim à Helsinki est souvent cité en exemple. Une seule application permet d'utiliser la plupart des moyens de transport de la ville, quel que soit l'opérateur, avec paiement intégré. CityMapper s'est lancé dans l'aventure à Londres, tandis que Transdev tente l'expérience MaaS à Saint Etienne. Le MaaS est fortement promu par les collectivités locales qui y voient une réponse à la saturation des routes et des transports publics. Elles espèrent écrêter les heures de pointe et optimiser le remplissage de voitures en arrêtant avec l'autosolisme. Enfin, la facilitation de l'expérience utilisateur doit favoriser les nouveaux usages de mobilité. Mais dans tous les cas, la cartographie est fondamentale et peut faire la différence entre chaque acteur.
Pour une saine concurrence
Pour Guillaume Crunelle, directeur associé au cabinet Deloitte, spécialiste de la mobilité, l'enjeu de la mobilité n'est pas seulement souverain, il revêt aussi un caractère concurrentiel. "En rachetant Waze, Google s'est mis en situation concurrentielle extrêmement favorable. Les constructeurs automobiles ont pris conscience du caractère stratégique de la cartographie et, ne voulant pas dépendre de Google, ont décidé d'investir dans Here", rappelle-t-il.
En France, le groupe américain pointe en première et en deuxième position des cartographes les plus utilisés. Pour tous les opérateurs, il n'est pas question de dépendre d'un seul acteur, surtout aussi puissant et qui n'a pas pour habitude de faire de la figuration. Chez Apple, on ne se remet toujours pas de l'échec de Plans, son application de cartographie. La puissante firme californienne ne renonce toutefois pas à investir sur cette technologie qui reste stratégique à long terme.
"Un moment français"
Guillaume Crunelle, lui, s'interroge sur la capacité de la France à agréger ses expertises pour créer un champion mondial de la mobilité : "il y a un enjeu de souveraineté dans la maîtrise des différentes briques technologiques de la mobilité de demain. La France doit en prendre rapidement conscience d'autant qu'elle dispose de tous les atouts pour peser sur ce marché : la taille de marché, la technologie, les acteurs et la formation initiale. Il y a peut-être un moment français à ne pas rater". Ce moment est peut-être enfin arrivé...
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