
C'est un pas de plus dans l'irrésistible avancée du mouvement citoyen mobilisant le droit et les juges pour le climat. Mercredi 3 février, le tribunal administratif de Paris a enfin rendu son jugement dans l'Affaire du siècle: une action judiciaire inédite lancée en mars 2019 contre l'Etat français par quatre ONG (Notre Affaire à tous, la Fondation pour la nature et l'Homme, Greenpeace France et Oxfam France), afin de faire reconnaitre sa responsabilité dans le réchauffement climatique. Elle avait été précédée par une demande préalable adressée dès décembre 2018 au gouvernement, pointant du doigt le caractère insuffisant de l'action de l'Etat français en matière climatique et sommant l'exécutif de prendre les mesures nécessaires pour rattraper le retard, soutenu par la pétition la plus populaire de l'histoire de France: plus de 2 millions de personnes l'avaient signée.
Après quasiment deux ans de procédure, le juge administratif reconnaît non seulement l'existence d'un préjudice écologique découlant du réchauffement climatique, et la possibilité que sa réparation soit demandée aux personnes publiques par des ONG. Il établit également que l'Etat peut en être considéré partiellement responsable, notamment pour ne pas avoir respecté les engagements qu'il avait lui-même pris dans le cadre de son premier budget carbone pour la période 2015-2018.
"(...) le non-respect de la trajectoire qu'il s'est fixée pour atteindre ces objectifs engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l'atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué", note en effet le tribunal administratif de Paris.
Des injonctions en vue
(...) l'Affaire du siècle vient de faire reconnaître la faute de l'État français en matière de lutte contre le dérèglement climatique. (...) L'Etat est reconnu coupable de ne pas mener une action à la hauteur de ses engagements", se réjouit dans un communiqué Marie Toussaint, à l'origine de la campagne et cofondatrice de Notre affaire à tous, aujourd'hui députée européenne.
S'il n'est pas condamné à réparer le préjudice écologique, car cette réparation doit s'effectuer en priorité et nature et que "l'état de l'instruction ne permet pas au tribunal de déterminer avec précision les mesures qui doivent être ordonnées à l'État à cette fin", l'Etat est aussi condamné à réparer le préjudice moral subi par la Fondation pour la Nature et l'Homme et par les associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous et Greenpeace France: il devra payer un euro symbolique à chacune.
La justice se réserve enfin la possibilité d'aller encore plus loin, en enjoignant à l'Etat "prendre toutes les mesures permettant d'atteindre les objectifs que la France s'est fixés en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre", et d'ainsi "faire cesser pour l'avenir l'aggravation du préjudice écologique constaté". Avant de décider, le tribunal administratif ordonne toutefois un supplément d'instruction de deux mois, devant permettre un débat contradictoire sur les mesures déjà prises par l'Etat.
Un précédent important du Conseil d'Etat
Salué par les associations à l'origine de la procédure comme "historique", un tel jugement était néanmoins largement attendu après une décision prononcée en novembre par le Conseil d'Etat. La plus haute juridiction administrative y avait relevé que la France a, "au cours des dernières années, régulièrement dépassé les plafonds d'émissions qu'elle s'était fixés", et avait implicitement reconnu le caractère contraignant des objectifs étatiques.
Le Conseil d'Etat avait d'ailleurs aussi demandé au gouvernement français de justifier, avant le 19 février, que son action climatique "est compatible avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs fixés pour 2030", se réservant le droit, "si les justifications apportées par le gouvernement ne sont pas suffisantes", de "prendre des mesures supplémentaires permettant de respecter la trajectoire prévue pour atteindre l'objectif de - 40 % [d'émissions de gaz à effet de serre] à horizon 2030" par rapport à leur niveau de 1990. Dans son plaidoyer devant le tribunal administratif de Paris, la rapporteure publique dans l'Affaire du siècle s'était d'ailleurs largement référée à cette décision.
De nouvelles procédures judiciaires en France et à l'international
La reconnaissance explicite d'une obligation générale de lutte contre le changement climatique à la charge de l'Etat, de sa carence fautive, d'un préjudice écologique, fondés sur l'intégration judiciaire de la littérature scientifique en matière climatique, constituent toutefois des nouveautés et d'importants précédents pour les actions judiciaires citoyennes en cours ou à venir, estiment les avocats des associations requérantes.
"Le débat ne porte plus désormais sur la pertinence des choix de l'Etat en matière de lutte contre le changement climatique. La question devient celle de la responsabilité", souligne Cécile Duflot, directrice générale d'Oxfam France, qui promet de nouvelles procédures judiciaires en France et à l'international.
Un effet politique de la décision
Les ONG, en outre, "espèrent un jugement plus historique encore au printemps : (lorsque, NDLR) l'Etat pourrait être condamné à prendre des mesures supplémentaires sur le climat". Elles misent aussi sur un effet politique de la décision. Alors que "le nouveau projet de loi Climat de ce gouvernement est, de son propre aveu, insuffisant pour atteindre les objectifs fixés", Célia Gautier, experte auprès de la Fondation pur la Nature et l'Homme, appelle "le gouvernement et les parlementaires à tirer les conséquences de cette décision".
Certes, l'Etat pourrait aussi interjeter appel, puis éventuellement se pourvoir devant le conseil d'Etat. Mais politiquement, "ce serait un message désastreux", estime l'avocat Clément Capdebos. Encore plus "inconcevable" serait "que l'Etat ne respecte pas une décision du tribunal administratif", note son confrère Arié Alimi.
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