Corinne Lepage : « En matière de climat, on assiste à une révolution juridique »

ENTRETIEN. Multiplication des actions judiciaires contre les États et les entreprises, reconnaissance de l'écocide, réformes constitutionnelles... Alors que le tribunal administratif de Paris doit rendre cette semaine une première décision dans l'Affaire du siècle, Corinne Lepage, ancienne ministre de l'Environnement et avocate engagée pour la cause écologique, analyse pour "La Tribune" l'évolution rapide et hétérogène du mouvement mobilisant le droit et les juges pour le climat.
Giulietta Gamberini
« Le travail des avocats consiste à avoir un peu d'imagination juridique en fonction du système de chaque pays », estime Corinne Lepage.
« Le travail des avocats consiste à avoir un peu d'imagination juridique en fonction du système de chaque pays », estime Corinne Lepage.

LA TRIBUNE - La semaine prochaine, le tribunal administratif de Paris doit rendre une décision très attendue dans l'Affaire du siècle, la procédure judiciaire menée par quatre ONG contre l'État français afin de faire reconnaître sa responsabilité dans le réchauffement climatique. Quel est l'impact potentiel de cette décision?

CORINNE LEPAGE - Toute avancée dans le domaine de la justice climatique est sans doute positive. Mais juridiquement, je pense que cette décision n'a plus vraiment d'enjeu. Dans l'affaire de Grande-Synthe, sur laquelle il s'est prononcé en novembre [et où Corinne Lepage défendait la commune littorale de Grande-Synthe à l'origine de la procédure, Ndlr], le Conseil d'État a en effet déjà reconnu une carence fautive dans l'action climatique de l'État pour la période qui va jusqu'à 2019. Il lui a également enjoint de justifier, avant le 19 février 2020, de la manière dont il entend poursuivre ses objectifs climatiques pour 2030. Dans ses conclusions, la rapporteure publique au procès de l'Affaire du siècle s'est d'ailleurs explicitement référée à cette décision du Conseil d'État, que les professionnels du droit ont qualifié de "tsunami juridique", et qui a été rendue par la plus haute juridiction administrative.

Le tribunal administratif qui doit se prononcer sur l'Affaire du siècle ne peut donc qu'appliquer ce qu'a déjà jugé le Conseil d'État. Il va donc devoir lui aussi reconnaître l'existence d'une faute pour la période antérieure à 2019 et, pour celle postérieure, surseoir à statuer en attendant ce que dira le Conseil d'État. L'étape suivante qui comptera vraiment sera surtout la décision du Conseil d'État dans l'affaire de Grande-Synthe sur les mesures prévues par l'État pour atteindre ses objectifs de 2030. S'il les considère insuffisantes, il pourra en effet  lui enjoindre de les modifier. Et c'est justement cela qu'attendent les associations: que l'État corrige ses politiques.

Cette reconnaissance judiciaire du caractère contraignant des promesses des États sur le climat ne risquent-elles pas finalement de les décourager d'adopter des engagements chiffrés?

Ces engagements chiffrés figurent déjà dans l'Accord de Paris. Et je pense que le changement de président aux États-Unis va avoir pour effet de les renforcer car les Européens vont devoir suivre l'exemple américain, d'autant plus après les engagements extrêmement forts déjà pris par la Chine. L'Union européenne prévoit en outre déjà des normes contraignantes en matière climatique, et vient de relever son objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour 2030 de 40% à 55%. C'est sur le fondement de ce nouvel objectif d'ailleurs que le Conseil d'État français évaluera les mesures prévues par la France.

Le mouvement tendant à judiciariser le combat climatique est de plus en plus nourri, et semble destiné à croître. Quel est, à vos yeux, son rôle dans la lutte contre le réchauffement?

Je pense qu'on assiste véritablement à une révolution juridique. Jusqu'à présent, le système international était fondé sur une approche "top down": notamment sur des conventions internationales que les États étaient censés appliquer. Mais pendant très longtemps, bien que les États aient adopté de nombreux engagements internationaux, leur mise en œuvre au niveau national s'est révélée très défaillante. De plus en plus d'acteurs (villes, régions, ONG) ont donc engagé une série d'actions pour contraindre les États à faire plus. Le premier succès a été enregistré entre 2015 et 2019 aux Pays-Bas dans l'affaire Urgenda [où la justice a ordonné à l'État de réduire ses émissions de gaz à effet de serre, Ndlr], qui a inspiré beaucoup de requérants dans le monde.

On assiste désormais partout à un mouvement citoyen qui rencontre des succès juridictionnels, parce que les magistrats se sentent juridiquement et moralement obligés de faire en sorte que les règles en matière climatique soient appliquées rigoureusement, et que l'humanité soit sauvée. Il ne faut pas oublier que la base juridique de l'affaire Urgenda, ce sont les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui reconnaissent les droits à la vie et à une vie familiale.

Actions contre les États, contre leurs représentants ou contre des entreprises, devant des juridictions nationales ou internationales, sur le fondement des droits humains, du droit administratif... les stratégies adoptées par les acteurs de la justice climatique sont très variées. Lesquelles vous semblent les plus prometteuses?

Cela dépend beaucoup des systèmes juridiques. Aux États-Unis par exemple, ce sont les questions de réparation qui priment. Cela engendre de nombreuses actions en dommages et intérêts contre de grandes entreprises pollueuses. Il en existe en Europe aussi. Mais ce qui correspond le mieux aux systèmes juridiques européens, ce sont plutôt les actions administratives visant à demander des changements de politiques aux États. C'est pour cette raison qu'en France, on a surtout choisi cette voie dans l'affaire de Grande-Synthe et dans l'Affaire du siècle.

En Europe, au deuxième semestre 2020, une action a aussi été lancée par six jeunes Portugais devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui l'a considérée recevable malgré le fait que ces jeunes n'avaient pas épuisé toutes les voies de recours internes. La CEDH semble bien vouloir consacrer l'existence d'une obligation de mise en place de politiques rigoureuses de lutte contre le changement climatique sur le fondement des articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l'homme...

On peut aussi considérer que la décision de février 2020 de la Cour d'appel d'Angleterre de ne pas autoriser l'extension de l'aéroport de Londres Heathrow au nom de l'Accord de Paris relève de la justice climatique; de même, pour la class action lancée par huit jeunes Australiens contre leur ministre de l'Environnement pour empêcher l'extension d'une mine de charbon. La justice climatique prend des formes extrêmement différentes. Le travail des avocats consiste justement à avoir un peu d'imagination juridique en fonction du système de chaque pays.

Droit à un environnement sain, reconnaissance d'une personnalité juridique à la nature, écocide... plusieurs réformes législatives sont proposées afin de rendre la justice climatique effective. Y en a-t-il qui vous semblent particulièrement efficaces ?

Dans le monde, aujourd'hui, quelque 120 Constitutions reconnaissent déjà un droit à un environnement sain, dont notre Charte de l'environnement. Mais ce droit n'est pas pour autant respecté. Sa reconnaissance constitutionnelle est donc très forte sur le plan symbolique mais, sur le plan juridique, son efficacité est limitée. En réalité, ce qui est le plus efficace, ce sont des obligations à la charge des États ou des personnes, assorties de sanctions financières. Mais on est face à un sujet qui soulève un problème de compétitivité internationale des États, d'où leur frilosité à s'engager dans leur adoption.

Il faut aussi distinguer entre niveaux de violations. Certains États se limitent à ne pas faire tout ce qu'il faudrait pour réduire les émissions. D'autres prennent des décisions bien plus graves, comme celles du Brésil de détruire la forêt amazonienne. C'est surtout dans ces cas qu'une infraction pénale comme l'écocide a un sens.

Que pensez-vous justement de la prochaine création en France d'un délit d'écocide?

Je lie la notion d'écocide à celle d'humanicide, c'est-à-dire à une action tuant le vivant et donc l'humanité. Je suis très favorable à ce qu'on reconnaisse un tel crime. Mais de tels actes, d'une extrême gravité, ne peuvent pas constituer un délit. Et la notion d'écocide ne peut pas être utilisée pour des pollutions "classiques". Détruire des espèces protégées peut être un délit d'atteinte à l'environnement. Détruire des millions d'hectares d'une forêt qui constitue le poumon de l'humanité, c'est un crime d'écocide. L'usage des produits de Monsanto pourrait aussi relever du crime d'écocide si celui-ci existait: c'est d'ailleurs ce qu'on estimé les magistrats de différents continents composant le Tribunal international Monsanto dans un avis juridique rendu en 2016 à La Haye.

Je pense en outre que le crime d'écocide aurait bien plus de force s'il était reconnu au niveau international, devant une juridiction internationale capable de le juger: par exemple, une nouvelle chambre de la Cour pénale internationale. Alors qu'à chaque fois qu'un pays le reconnaît au niveau national, c'est sans doute une avancée juridique, mais ça ne change pas grand-chose.

Lire aussi: Référendum sur l'écocide : « Il faut faire confiance aux Français »

Qu'est-ce que vous préconiseriez donc en France?

Je demande déjà qu'on applique le droit européen, qui, dans une directive de 2008, reconnaît un délit d'atteinte à l'environnement. Or, aujourd'hui en France, le fait de polluer ne constitue pas en tant que tel une infraction. Seules certaines formes de pollution, résultant du non respect d'une autorisation administrative, sont punies. Ainsi, en dehors de ces cas, polluer les sols ou l'air n'est pas puni. Le seul cas où l'atteinte au milieu constitue en soi un délit concerne l'eau. La loi climat prévoit d'introduire une forme de délit d'atteinte à l'environnement, mais limitée aux infractions intentionnelles les plus graves: elle sera donc rarement appliquée.

Quel regard portez-vous sur l'avant-projet de loi visant à inclure dans la Constitution « la préservation de la biodiversité et de l'environnement », et sur le référendum qui doit y être associé?

Je ne peux pas être contre une disposition qui inscrit la protection de l'environnement dans la Constitution. Mais je pense que c'est une opération de communication. Certes, le mot "garantit" crée une obligation de résultat. Mais la rédaction qui a été choisie pose un triple problème. Tout d'abord, cette garantie n'est pas assurée par l'État, c'est-à-dire par l'organisation des pouvoirs publics, mais par la République, c'est-à-dire l'ensemble de nous tous. Or, si la garantie n'est pas satisfaite, à qui faudra-t-il donc demander des comptes? Deuxièmement, on ne parle que de préserver l'environnement, alors que, dans la Charte de l'environnement, on parle de préservation et d'amélioration. Troisièmement, le grand principe de progression constante de l'environnement n'est pas inscrit. On crée donc une obligation de résultat à la charge d'on ne sait pas qui, pour, non pas faire progresser l'environnement, mais seulement le préserver.

Le référendum en outre est une grande opération politique qui embête tout le monde: Les Républicains, qui n'en veulent pas; les socialistes et les écologistes, qui vont être obligés de soutenir le oui à une période très proche de l'élection présidentielle. C'est une très jolie opération politicienne, mais je ne suis pas sûre que ce soit une très jolie opération de protection de l'environnement.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 4
à écrit le 01/02/2021 à 16:28
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Les ecolos poussant pour une loi sur l'ecocide va exposer la france a des procès en série.... Qualité de l'eau... Cela fait 20 ans que la france ne respecte pas les normes européennes... Pareil pour la qualité de l'air. Un association il y a 2 mois...

à écrit le 01/02/2021 à 15:28
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J'ai eu recours aux services du cabinet Schulmann-Lévy. Il est vraiment excellent

à écrit le 01/02/2021 à 14:45
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Je ne me réjouis pas de ce "succès' qui ruine la France. Beaucoup d'étrangers hésitent à investir en France à cause des contraintes environnementales , et nos gouvernants tentent désespérément de rapatrier des usines. Quel paradoxe alors que nos bobo...

à écrit le 01/02/2021 à 13:20
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Un véritable retour de boomerang contre les actionnaires milliardaires du monde qui ont pénalisé l'économie mondiale du fait de leur puissance juridique sans commune mesure et leurs armées d'avocats, le passage devant les tribunaux est devenu une hab...

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