A l'apparence, c'est l'un des sujets autour desquels la crise du coronavirus a créé un consensus. En France, le "monde d'après" ne pourra plus négliger l'enjeu de la souveraineté alimentaire. Emmanuel Macron lui-même, lors de son allocution du 13 avril, a reconnu le besoin de "rebâtir une indépendance agricole (...) française". Et sept organisations cardinales du secteur, dont la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA)*, ont publié le 6 mai dans les colonnes de L'Opinion un appel à "rebâtir une souveraineté alimentaire": un enjeu "stratégique" à leurs yeux, qui représentera "le chantier d'une génération".
Des fragilités chroniques mises à nu par le confinement
Si l'inquiétude d'une pénurie alimentaire exprimée par les achats compulsifs de pâtes et de conserves des Français s'est révélée globalement infondée, les fragilités des circuits longs de distribution ont en effet été mises à nu par le confinement. Les ralentissements dans les transports et la logistique ont pu causer quelques difficultés d'approvisionnement. Le rajustement entre l'offre et la demande, rendu notamment nécessaire par l'arrêt de la restauration hors-domicile, s'est révélé souvent laborieux. Dans les villes et les campagnes, la résilience est surtout passée par le renforcement des circuits courts.
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Pour les ONG environnementales, la dépendance alimentaire, chronique, de la France est d'ailleurs un sujet de préoccupation depuis des années. Le pays importe en effet la moitié de ses fruits et légumes ainsi que 40% de ses volailles, souligne le WWF, qui pointe notamment du doigt une filière particulièrement emblématique: les protéines végétales. 4,8 millions de tonnes de soja sont importées dans l'Hexagone chaque année directement ou indirectement (c'est-à-dire pour nourrir des animaux consommés en France, qu'ils soient élevés dans l'Hexagone ou à l'étranger). Seulement un million de tonnes en sont en revanche produites en France, qui sont essentiellement réservées à l'alimentation humaine, souligne l'ONG. Alors que l'augmentation de la consommation mondiale engendrera probablement un déficit global de protéines végétales, celui français atteint d'ores et déjà 37%, calcule le directeur d'AgroParisTech Gilles Trystram.
La FNSEA appelle à une augmentation de la production
Si le Covid-19 a ainsi accéléré la convergence des inquiétudes autour de la dépendance alimentaire, le désaccord sur la notion de "souveraineté", ainsi que sur les moyens d'y parvenir, restent toutefois vives. Parmi les "fragilités structurelles" du système français, les signataires de l'appel publié par L'Opinion insistent sur une production agricole qui depuis 20 ans "stagne", alors que la population a augmenté de 11% et que le nombre d'agriculteurs a baissé de près de 15% en 10 ans. Tout en s'engageant à "contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique par le stockage du carbone, le développement de la biodiversité, l'utilisation raisonnée des intrants, la relocalisation de certaines productions et le développement de circuits de distribution plus courts", ils soutiennent ainsi l'idée d'une agriculture française davantage productiviste. Malgré l'appel à assurer "la transparence sur l'origine des produits", ils soulignent la nécessité d'investir dans le développement des filières de production françaises, avant de les relocaliser.
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La taille des exploitations agricoles, plus petites qu'en Allemagne, les différences de taux d'irrigation et d'utilisation de produits phytosanitaires par rapport aux pays voisins sont citées par la FNSEA parmi les freins à lever, avec la fiscalité et le coût du travail. Dès le début du confinement, la présidente du syndicat agricole, Christiane Lambert, a d'ailleurs insisté sur la nécessité d'une production nationale "massive", en critiquant "l'accent" mis par Emmanuel Macron, "dans la première moitié de son mandat", sur la nécessité que la production agricole française "monte en gamme", voire toute proposition de réduction des surfaces cultivables au profit de la biodiversité. Selon un communiqué publié fin avril par la FNSEA, la résilience de l'agriculture française passe d'ailleurs aussi par un assouplissement des contraintes réglementaires environnementales.
Pour les ONG, l'agroécologie au centre de la souveraineté
Très différente est la recette proposée par les ONG environnementales, qui dénoncent le cercle vicieux entre la dépendance alimentaire, la spécialisation des productions nationales ou régionales, la déforestation importée, l'agriculture intensive et la chute progressive des rendements due à l'appauvrissement des sols. Elles mettent plutôt en avant la nécessité de développer l'agroécologie: notamment "un modèle de polyculture et d'élevage permettant de reconnecter l'agriculture avec les ressources du territoire et les enjeux alimentaires et environnementaux locaux", résume Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Une transformation qui doit passer par une redécouverte de l'agronomie, "défi technique mais valorisant le coeur du métier des agriculteurs: le lien avec le vivant", explique-t-il.
"Les politiques agricoles sont importantes afin de soutenir une telle transition", souligne Arnaud Gauffier, directeur des programmes au WWF France. Afin de doubler voire multiplier par quatre les surfaces consacrées à la production des protéines végétales en France, Pierre-Marie Aubert, chercheur en politiques agricoles et alimentaires à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), propose par exemple de flécher les aides à la production prévues par la Politique agricole commune (PAC) européenne. Il suggère également de rémunérer les services rendus à l'environnement par les agriculteurs qui cultivent ces protéines, puisqu'elles contribuent à une meilleure gestion du cycle d'azote.
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Solidarité ou droit à l'accès à l'alimentation?
Pour les ONG, la réflexion autour de la souveraineté alimentaire passe en outre par une remise en cause des accords commerciaux de libre échange, à l'origine de la spécialisation agricole nationale ou régionale comme de la production à bas coûts aux frais de l'environnement.
"La souveraineté alimentaire est le droit à l'accès des peuples à l'alimentation. Cela admet les échanges de projets de coopération ou de produits à forte valeur ajoutée, mais qui peut aussi passer par l'instauration de droits de douane lorsque ces derniers sont nécessaires pour protéger les productions locales", estime Nicolas Girod.
Une notion très différente du "principe d'exportations à bas coûts qui sous-tend la solidarité" internationale promue - comme condition de la souveraineté - par les sept organisations signataires de l'appel cité, qui "détruit les productions locales", selon le porte-parole de la Confédération paysanne.
Pour Danone aussi une redéfinition du modèle s'impose
Les ONG ne sont toutefois pas les seules à proposer une telle remise en cause du système agricole et alimentaire d'avant la crise. Auditionné le 6 mai par le Sénat, le directeur général d'un géant de l'agroalimentaire comme Danone, Emmanuel Faber, a montré de partager cette vision.
"Il y aura un désir intense, humain, de revenir au pic de 2019 aussi vite que possible, en s'affranchissant de toutes les contraintes (...) et je pense que c'est précisément ce qu'il ne faut pas faire", a-t-il déclaré devant la commission des affaires économiques, en appelant à ne pas utiliser "l'argent rare de l'État et de l'Europe" " pour des mesures qui de toute façon ne fonctionneront pas."
Comme de nombreuses ONG, Emmanuel Faber estime que cette crise est en effet "révélatrice des faiblesses d'un système que nous avons construit depuis des dizaines d'années et dont on touche probablement les limites". Il prône donc une redéfinition du modèle agricole et alimentaire français et européen, intégrant l'évaluation de l'impact environnemental des produits, l'introduction de plus de biodiversité dans les cultures, le renforcement des circuits courts de distribution et la valorisation du patrimoine culinaire local.
Le patron de Danone se dit même favorable à l'instauration d'un "mécanisme aux frontières de l'Union européenne pénalisant les produits ne répondant pas aux critères de résilience et de souveraineté alimentaire" des pays membres.
Le rôle essentiel des consommateurs
ONG, FNSEA et autres organisations s'accordent néanmoins sur deux points: la nécessité que la transition soit soutenue par une juste rémunération des agriculteurs, ainsi que l'urgence de relocaliser et adapter également la transformation alimentaire.
"Les industriels de la transformation peuvent notamment jouer un rôle important en élaborant de nouveaux produits susceptibles d'améliorer l'image des protéines végétales aux yeux des consommateurs", note Arnaud Gauffier.
L'ensemble des acteurs considèrent aussi que, finalement, ce seront probablement les consommateurs à arbitrer entre les modèles. Les ONG les appellent par exemple à diminuer leur ration quotidienne de protéines animales à la faveur de celles végétales.
"Les agriculteurs français vous attendent pour consommer l'ensemble de leurs produits", haut ou bas de gamme, martelait pour sa part au début du confinement Christiane Lambert.
Les citoyens de plus en plus conscients des enjeux alimentaires
Même s'il est encore difficile de prévoir si les nouveaux comportements adoptés pendant la crise - par exemple l'engouement pour les circuits courts et les produits bio - se maintiendront, "les gens se rendent de plus en plus compte des enjeux de l'alimentation", est convaincu Emmanuel Faber. Le WWF France le confirme: dans une consultation qu'il a lancée le 11 avril avec Make.org pour "inventer le monde d'après", les questions agricoles et alimentaires occupent une place très importante parmi les contributions. Or, lorsqu'il s'agit de dessiner le modèle de l'indépendance alimentaire, cela peut compter, estime Arnaud Gauffier:
"La proposition de PAC formulée jusqu'à présent par la Commission européenne, très technique, manque complètement de vision, de modèle. L'avis des citoyens peut venir insuffler du sens à l'exigence de souveraineté".
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* Les autres signataires sont: les Jeunes agriculteurs (JE); la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricoles (CNMCCA); la Coopération agricole; la Fédération nationale du Crédit agricole; Groupama assurances mutuelles; la Mutualité sociale agricole (FNCA); l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA).
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