Petites réflexions à fleur de langue

La violence de la crise financière, immobilière, boursière et économique a mis au jour les déséquilibres de notre monde actuel. Cette semaine, La Tribune donne la parole à cinq intellectuels, pour qu'ils livrent leur regard sur les racines du mal. Aujourd'hui, un rabbin éclaire les significations des derniers événements à travers la méthode talmudique de l'écoute, creusant les divers sens de ce qu'est une crise.

Crise, krach, dépression, récession, tourmente, effondrement, etc. Ce déluge de mots qui essaye de cerner l'événement économique que nous traversons vient dire en même temps la difficulté que nous avons à l'appréhender. Crise économique, financière, et peut-être aussi crise du langage ! Mais qu'est-ce qu'une crise ? Pour répondre à cette question je suivrai ici une méthode qui pourra surprendre a priori. Une méthode talmudique de l'écoute, pour laquelle, comme dit Valère Novarina, «les mots sont comme des cailloux, les fragments d'un minerai qu'il faut casser pour libérer leur respiration».

En hébreu, la crise se dit «mashbèr», une racine de trois lettres, Sh-B-R, que nous allons interroger pour tenter de découvrir de nouvelles pistes de réflexion. ShaVaR, premier verbe fondé sur cette racine, exprime la brisure, la cassure, la rupture, la fracture, la fraction, l'ouverture, le passage à une autre situation, l'arrêt, l'interruption. Nous sommes ici proches du sens commun que nous donnons au mot crise, mais déjà avec un sentiment de «moment non définitif» puisqu'au c?ur du processus arrêté il y a ouverture et passage. Ouverture riche d'avenir aussi puisque SéVèR est l'«attente» et l'«espoir» et que le verbe SaVaR signifie «espérer».

La crise est un moment d'arrêt dans un processus qui ouvre sur l'espérance ! Espérance qui n'est pas une grâce, mais le résultat d'un examen, d'une inspection, d'une considération ; ensemble de comportements réflexifs que porte le verbe SaVaR, «examiner, considérer, penser». Pas de crise sans une réflexion sur la crise. Notons au passage que SheVaRim, les «brisures», c'est le son du «shofar», cette corne de bélier que l'on sonne au Nouvel An, à Kippour, et les jours de jeûne en cas de famine. Ce qui nous permet de rappeler aussi que ShéVèR, c'est le «blé», «vendre et acheter du blé», «approvisionner ». Et si tout cela est prix au sérieux, on ne sera pas surpris de découvrir que cette dynamisation cognitive, la SVaRa, va déboucher sur une «interprétation» et une «solution» : ShéVèR. L'hébreu dit en un même mot la crise et sa résolution !

La crise, donc, porte essentiellement sur la question de l'argent. La langue hébraïque nous apprend que l'argent se dit «késsef» et «damim». En hébreu, «késsef» signifie l'«argent» et le «désir», «damim» l'«argent» et les «sangs». Que faire avec cette invitation philosophique à fleur de langue ? Comment penser le fait que «késsef», «argent», et «kossèf», «désirer», ont la même racine ? Quel sens construire autour de ces «sangs pluriels» qui disent à la fois le sang de la vie qui circule et celui de la mort qui coule et s'échappe ?

Le fondement du désir est le temps. La crise du désir est dès lors une crise du temps, une façon pour le temps, comme dit Hamlet, d'être «out of joint». La technologie, qu'il ne s'agit pas de critiquer ici, a produit une accélération du temps de telle façon que tout se vive dans l'immédiat, dans la prise et le «maintenant». Urgence d'acheter, de vendre, de revendre, d'acheter encore, des biens purement virtuels dont certains portent d'ailleurs étrangement le nom d'«action». Si Nietzsche annonça «la mort de Dieu», la crise révèle «la mort du temps» et, de facto, «la mort du désir». Si «crise» en hébreu signifie aussi «espérance» et «résolution», c'est que cette dernière passe par la réintroduction, la réinjection du temps dans l'existence, qu'il faut sans doute reprendre la main et ralentir un ensemble de processus. Il y a comme un éloge de la lenteur à reformuler et à repenser.

Le mot «sagesse» en hébreu, n'est-il pas l'anagramme du mot «patience» et «attente», («hokhma»/«mehaké») ? La crise nous invite à réintroduire un juste temps, à réajuster le temps, un temps qui ne soit pas réduit à un point mathématique, fragile frontière entre l'être et le non-être, mais un temps qui prend son temps, qui donne le temps, une durée au sens de Bergson, qui soit souvenir du passé et, à partir de la mémoire des conséquences de nos gestes et de l'expérience acquise, projection et à venir, responsabilité, en un mot conscience.

Résoudre la crise du désir est sans doute complexe mais la philosophie, et en particulier celle d'Emmanuel Lévinas, peut nous aider à formuler quelques pistes. Si le temps et le désir s'annulent dans la possession possible ou illusoire d'objets, et s'ouvrent à la nécessité de nouvelles possessions et acquisitions qui ne font que repousser l'insatisfaction à plus tard, le temps éthique peut, lui, se construire dans le lien et la relation à un autre qui ne se possède pas, sur lequel on peut avoir prise et qui reste toujours dans les hauteurs de son altérité : l'Autre homme.

Le temps et l'autre, le titre d'un des ouvrages de Lévinas, est très éloquent à ce sujet. Seul, semble-t-il, une éthique de l'Autre, la recherche d'une approche sans possession, d'une relation sans emprise, d'une transcendance pour l'Autre sans recherche de retour à soi qui invertirait le mouvement de transcendance en immanence et le désir en besoin, pourra offrir un temps éthique, résurrection d'un juste désir et réintroduction d'une orientation éthique en économie ouvrant aux balbutiements d'une résolution de la crise.

Une précision encore qui mériterait d'amples développements. Cet Autre qui ouvre le sujet à sa transcendance est, pour Lévinas que nous suivons dans cette démonstration, le féminin. Alors que l'existant s'accomplit comme subjectif et comme ego, l'altérité s'accomplit dans le féminin. Surgit dès lors une question surprenante : et si la crise était aussi une crise du féminin ?

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