La transposition des normes managériales au secteur public : de l'insignifiance à la violence

Par Yves Dupuy et Gérald Naro, professeurs aux universités de Montpellier.

"Que dire, aussi, de ce que l'inculture de nos élites appelle management, pour les entreprises privées, ou de l'administration, pour les services publics, sinon que l'effroyable lourdeur de leur organisation a pour but de rendre homogène et reproductible toute activité humaine et de donner ainsi le pouvoir à ceux qui n'en ont aucune pratique singulière" (...) "Nous avons créé un monde où le succès lui même, ou la création elle-même, dépendent désormais plus de la reproduction que de l'inimitable". Ces propos de Michel Serres interrogent sans indulgence le sens et la force des normes managériales. La reproductibilité et l'homogénéité ne sont-elles pas en effet étroitement associées à l'idée même de norme, quels qu'en soient le domaine et la forme ?

En particulier, le discours dominant sur la gestion des organisations publiques et privées paraît chaque jour plus marqué par des injonctions imposant la mise en place d'une "culture" du "résultat chiffré". De façon connexe, l'idéologie selon laquelle les modes de gestion du public devraient s'aligner sur ceux du privé semble désormais reconnue comme une évidence par les politiques de toutes obédiences. Ainsi émergent et se diffusent sans coup férir des incantations appelant à la mise en place d'un "hôpital rentable", d'une "université efficiente" ou d'une "poste concurrentielle". Derrière ces quelques exemples se profile clairement l'obligation de satisfaire encore et toujours la norme du résultat comptable maximal, et celle de son avatar indissociable, le coût minimal.

Rentabilité, efficience, concurrence : des termes que la vulgate managériale proclame et médiatise ainsi comme relevant de certitudes clairement et définitivement acquises. Or, de nombreux signes le montrent, ces mêmes termes restent largement incompréhensibles pour le commun des acteurs sociaux, mais aussi, et surtout, pour les technocrates et les politiques qui les invoquent avec une constante assurance. Peu importe d'ailleurs, pourvu qu'apparaisse comme une fatalité inévitable le recours à des principes normatifs d'action, ou d'inaction, mettant sans cesse en cause, et avec toujours plus de violence, la pérennité même des organisations humaines concernées.

Fatalité d'abord de cette norme socio-économique qui impose désormais constamment, et en tout lieu, de "minimiser les coûts", les économistes disent mystérieusement de rechercher "l'efficience", à son tour significative de "l'optimalité". Singulière quête de rationalité, alors que les meilleurs théoriciens ont reconnu depuis bien longtemps "qu'un coût ne saurait traduire (autre chose) qu'une opinion". La meilleure preuve en est que les porteurs du discours de rationalisation associé évitent soigneusement de préciser de quel coût il s'agit :  "le" coût est là ; il est supposé exister en soi, comme s'il pouvait être soit réifié, soit déifié, on ne sait plus trop. Pour ajouter à la confusion, volontairement ou non, ces mêmes porteurs de discours se gardent bien en outre de préciser la période de référence sur laquelle est évalué le coût en question.

Par exemple, "le" coût "des étudiants" - d'un étudiant, d'un groupe d'étudiants, d'une formation ?...- sera-t-il calculé sur un mois, sur un an, sur l'ensemble de la scolarité ? Au final, et quelles que soient d'ailleurs les conventions adoptées, ces calculs, pourtant supposés révéler des vérités essentielles, aboutissent à des résultats à proprement parler insignifiants, puisque le sens ne peut en être communiqué. Mais ces résultats n'en sont pas moins utilisés pour établir des comparaisons, pour classer, et surtout pour légitimer, pour habiller de l'apparence de la rationalité des décisions qui sont, par essence, politiques. Le cas des restructurations en cours à La Poste, illustre clairement les intentions, et les conséquences, de cette recherche présentée comme inéluctable de "la réduction des coûts", préalable indispensable à l'entrée dans la "véritable" concurrence.

Derrière cet impératif supposé évident, quoiqu'indémontrable, de la réduction des coûts, se profile aussitôt la violence des injonctions imposant à l'organisation des modes de fonctionnement radicalement transformés, et donc une évolution brutale des référentiels culturels. Plus largement, c'est là, en même temps, une illustration de la perversité potentielle d'une référence généralisée à la norme du résultat comptable, lui-même avatar très approximatif du concept fondateur de profit. Le développement de cette thématique est devenu particulièrement exemplaire dans le discours selon lequel les services hospitaliers et les hôpitaux eux-mêmes devraient inexorablement se soumettre au diktat d'une gestion "rentable".

C'est pourquoi l'évaluation de l'activité hospitalière devrait bientôt dépendre, pour l'essentiel, d'un nombre d'actes multiplié par une norme tarifaire, elle-même issue d'on ne sait quel calcul de coûts préalablement établi par référence à d'improbables groupes homogènes de malades. Il devient dès lors hautement vraisemblable que la qualité de la prise en charge des patients glissera progressivement au second plan, puisque la technostructure hospitalière ne manquera pas, ne serait-ce que par la force des normes et des injonctions reçues, de privilégier les seuls actes répétitifs, relativement simples, donc bien maîtrisés, et convenablement tarifés.

Ainsi, à l'hôpital comme en bien d'autres lieux de l'action publique, l'instrument normatif va tendre à s'institutionnaliser comme une fin en soi, au risque de faire oublier aux organisations les missions fondamentales qui leur ont conféré leur légitimité sociale. Cette violence du mimétisme entre la gestion des organisations publiques et celle des organisations privées s'étend avec une puissance normative au moins égale dans le seul champ des entreprises privées. Dans ce champ se trouve en effet en action, et de plus en plus nettement, une dictature de minimisation des coûts étrangement analogue à celle qui tend à gouverner les organisations publiques.

Mais, pour autant, qui peut prétendre mesurer, en termes de valeur, les conséquences à moyen et long terme des destructions de savoir-faire et de cohésion socio organisationnelle résultants de tels processus de "rationalisation" ? Le temps n'est-il donc pas venu, pour les politiques, de distinguer et de dire que la création de valeur ne saurait se réduire aux seules représentations comptables immédiates, fussent-elles parées des atours supposés de leur dérive "analytique" ?

La normalisation de ces représentations, aussi sophistiquée soit-elle, ne semble en effet guère en mesure de conduire vers d'autres voies que celles d'impasses trompeuses et dangereuses. L'actualité en témoigne désormais avec abondance et brutalité. Pourtant, aux limites de la connaissance en mathématiques et en biologie, les réflexions scientifiques fondamentales sur la contrôlabilité, déjà anciennes, laissaient clairement prévoir les échecs récents de la normalisation comptable et financière des performances. La question de savoir pour quelles raisons les "experts" qui entourent les décideurs politiques et les normalisateurs ont méconnu ces réalités et ces travaux mérite d'être étudiée toutes affaires cessantes.

L'enjeu n'est-il pas en effet de tracer enfin, rigoureusement et clairement, l'origine et les contours de cette norme de "rentabilité" qui tend à gouverner complètement le quotidien, à commencer par la fermeture violente, puisque souvent si proche et si durement ressentie, de maints services locaux, publics ou privés ?

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Commentaires 3
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Pamphlet non-argumenté et reflétant de manière insidieuse une opinion politique en se cachant derriere leur titre universitaire.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Conclusion : il faut virer Bailly qui n'a rien compris au rôle social de La Poste. Pour lui et ses amis ce n'est qu'une grosse tirelire à donner à ses copains banquiers. Lorsque Louis XI créait la Poste, il créait un service pour l'Etat et non pour g...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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La poste de Louis XI n'est pas celle dont nous usons et était réservée au souverain

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