« L'audiovisuel français à l'heure du monde » (François Tron)

L'audiovisuel français, malgré des ajustements périodiques, demeure régi, dans ses fondamentaux, par un texte datant... du siècle dernier. Une forme d'immobilité surprenante face à un écosystème dont les paradigmes ont profondément et rapidement évolué avec le déploiement du numérique : fragmentation des audiences, collecte massive de données, convergence et multiplication quasi exponentielle des contenus avec une diffusion sans limites de frontières, industries de création se concentrant en multinationales aux capacités d'investissement démesurées...Les défis pour notre pays sont à l'aune de cette métamorphose : globale, structurante et accélérée. Par François Tron, ancien directeur de la stratégie de FTV, directeur des programmes de France 2 et directeur général des contenus de la RTBF, Consultant média.
Pour François Tron, « la pression est forte sur les groupes européens confrontés à des sociétés possédant des moyens d'investissement considérables et profitant d'obligations asymétriques, même si elles doivent dorénavant contribuer à l'économie culturelle comme à la fiscalité nationale.»
Pour François Tron, « la pression est forte sur les groupes européens confrontés à des sociétés possédant des moyens d'investissement considérables et profitant d'obligations asymétriques, même si elles doivent dorénavant contribuer à l'économie culturelle comme à la fiscalité nationale.» (Crédits : DR)

L'enjeu se situe d'abord dans la capacité des opérateurs privés ou publics nationaux, des États aussi, à inscrire leurs industries de création dans ce mouvement dicté par les nouveaux usages. Leur objectif commun est de maintenir une place d'acteur incontournable en se donnant les atouts économique et d'innovation pour construire un modèle concurrentiel capable tout à la fois d'anticiper les changements et d'y répondre par des offres pertinentes. Cette mutation disruptive demande avant toute chose de chercher à maintenir le bon équilibre de son propre marché en préservant sa souveraineté économique.

Modèle mixte

D'abord fondé sur l'abonnement, le modèle de la SVOD, évolue pour passer vers un modèle mixte ouvert à la publicité. Les offres A-VOD et de la FAST TV, encore émergentes en Europe et en France, prennent leur essor dans une accélération inattendue. Distribuées sur tous les supports, linéaires, généralistes ou thématiques, elles attirent des publics de toutes les tranches d'âges. L'argument de la gratuité est déterminant pour un public préoccupé par son pouvoir d'achat.

Le secteur audio n'est pas en reste, des opérateurs comme Sirius XM affichent des chiffres d'affaires à plusieurs milliards de dollars, notamment grâce au podcast. De ces développements on peut aisément prévoir une forte croissance de la ressource publicitaire vers ces nouvelles offres numériques. En outre, les revenus liés à l'utilisation des datas octroient aux plateformes des marges de manœuvre financières sans commune mesure avec les revenus dont bénéficient les autres opérateurs. La valorisation des données personnelles des internautes européens est estimée à 8% du PIB de l'UE. Amazon, Google, Meta, captent à eux seuls les deux tiers des recettes publicitaires du numérique.

L'ampleur de ces mouvements montre aussi combien la pression est forte sur les groupes européens confrontés à des sociétés possédant des moyens d'investissement considérables et profitant d'obligations asymétriques, même si elles doivent dorénavant contribuer à l'économie culturelle comme à la fiscalité nationale.

Régulation

L'adoption des directives DMA/DSA qui permettent de limiter la domination économique des grandes plateformes et l'accord intervenu récemment sur l'IA-Act attestent du rôle fondamental de l'UE dans sa fonction régulatrice.

S'agissant du secteur privé, l'objection à la fusion des deux sociétés M6 et TF1 révèle cependant que toute tentative de constituer des entités possédant la taille critique pour être un acteur suffisamment puissant  reste un vœu pieux sans un soutien actif des pouvoirs publics. Seul le groupe Bolloré, qui a habilement anticipé les glissements structurels de l'écosystème, reste le « géant » français de l'audiovisuel grâce à la constitution d'un pôle intégré rassemblant presse, télévision, radio, édition, production audiovisuelle...

Une exception qui plaide pour un assouplissement des règlementations au sein de l'UE favorisant des opérations de consolidations entre médias des pays membres, créant les conditions d'une plus grande souveraineté audiovisuelle européenne.

Media global

S'agissant du service public français, si la question de son financement est essentielle au regard des montants investis dans ce secteur, il n'en demeure pas moins un contributeur important à la richesse économique de la Nation. Mais elle est aujourd'hui indissociable de son organisation qui reste dans une logique surannée de dispersion alors que les interrogations récurrentes sont généralement focalisées sur ses missions.

La plupart des services publics européens ont engagé  avec succès un processus d'intégration vers un média global avec des structures d'entreprise fondées sur un principe de fusion à direction unique. Ils ont parié sur l'efficacité d'un modèle adapté au présent numérique comme sur les synergies dégagées par des regroupements et des processus fondés sur les nouveaux modèles : constitution de pôles de conception, de production et d'édition de contenus ou d'information déclinés en fonction des attentes des publics dans une perspective omnicanale. L'ensemble de leurs productions est agrégé dans un portail commun éditorialisé. Surtout, d'une logique de l'offre, ils sont passés à une dynamique de la demande.

C'est la seule condition pour toucher l'ensemble de la composition socio-démographique des audiences. Avec la singularité constitutive de la « marque service public » essentielle à la métamorphose de l'espace démocratique dans lequel cette catégorie de médias ne saurait être absente, leur vocation étant par essence universelle. Un ensemble soutenu par des investissements conséquents dans la recherche et le développement en n'enfermant pas la créativité au seul champ des programmes patrimoniaux.

Transformation en concertation avec l'État

Ces groupes ont par ailleurs défini préalablement à leur transformation, en concertation avec l'État, un plan stratégique éditorial cohérent, en redéfinissant de manière responsable leurs périmètres d'activités. Et en ayant obtenu de la part de leur actionnaire des garanties de financement à travers des plans d'affaires pluriannuels. Ces réorganisations à la fois structurelles et opérationnelles, qui s'appuient sur l'agilité des entreprises, ont été accompagnées par des redéploiements de moyens, par une politique à la fois volontariste et concertée sur l'évolution des métiers.

Les États-Unis et l'Europe se livrent une bataille à distance : alors que le marché américain donne des signes de saturation, l'Europe reste un terrain de croissance important pour les principaux services américains. Selon les projections d'experts, le nombre de foyers utilisant au moins un service OTT par abonnement en Europe occidentale devrait dépasser l'Amérique du Nord dès 2024*.

Par-delà les conséquences économiques ou concurrentielles, c'est en effet la question de la diffusion de notre création, de ses référents culturels ou de son socle de valeurs partagées qui est posée. Elle contribue à l'élaboration de nos communs, de notre imaginaire collectif fondé sur des identités propres à notre univers créatif qui doit  aussi savoir « parler au Monde ».

A la bataille de l'exception culturelle qu'il faut poursuivre, s'ajoute plus que jamais celle de la souveraineté. Elle ne peut s'exercer sans l'appui volontariste d'un État « révolutionnaire » qui doit enfin mieux mesurer la nécessité de réorganiser rapidement son marché à la fois public et privé afin de soutenir une stratégie offensive de son industrie de création ferment d'un véritable soft power à la fois francophone et européen.

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(*) Projections Ampere Analysis juillet 2023








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Commentaire 1
à écrit le 14/02/2024 à 9:41
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Ils ne veulent pas d'une économie prospère ils veulent une fabrique à opinion efficace et continue et ils l'ont. Tout va bien pour eux ne vous en faites pas.

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