L'innovation du ministère des Armées : un défi au désir

OPINION. La Direction générale de l'armement (DGA) est le premier acteur européen de la recherche dans le domaine de la défense. Cependant, la récente création de l'agence de l'innovation voulue par la ministre des Armées vient brouiller le dispositif existant, alors qu'une réforme est pourtant nécessaire. L'innovation requiert la volonté de considérer le changement comme une opportunité, mais comment imposer un esprit d'innovation foisonnant dans une administration centralisatrice ? Imposer une agence dans une administration qui ne le souhaite pas, n'est-ce pas casser un outil certes perfectible mais qui livre des systèmes d'armes performants et souverains ? C'est l'objet de l'analyse que livrent pour L'Hétairie Marie Récalde (avocate, ancienne députée membre de la Commission de la Défense) et Cédric Perrin (sénateur, vice-président de la commission des affaires étrangères et des forces armées). Ils développent 13 préconisations supplémentaires afin que la greffe prenne entre la très jeune agence de l'innovation et la robuste DGA, avec pour unique motivation de multiplier et d'encourager l'innovation.
Florence Parly, ministre des Armées, le 19 octobre 2018, sur la base d'Istres.
Florence Parly, ministre des Armées, le 19 octobre 2018, sur la base d'Istres. (Crédits : Reuters)

Porte-avion, sous-marins, avions de chasse, satellites d'observation et de télécommunications constituent autant de systèmes d'armes, fruits des capacités d'innovation de la DGA et des Armées. Indéniablement, l'innovation se situe au cœur de la DGA, premier acteur européen de la recherche dans le domaine de la défense. Les crédits dont elle bénéficie, enjeux de la création de l'agence de l'innovation, sont indispensables pour :

  • l'acquisition de technologies nécessaires à l'autonomie nationale de la France, et permettant de ne jamais connaitre d'« impasse technologique »,
  • la mise à disposition de compétences industrielles dans le cadre de la réalisation de programmes futurs (à l'échelle nationale, européenne ou internationale - coopération bi ou multilatérale), permettant aux Armées d'accomplir au mieux leurs missions aujourd'hui et dans 10, 15 voire 25 ans.


    La récente création de l'agence de l'innovation voulue par la ministre des Armées interroge alors qu'une réforme est nécessaire. Si ce nouvel objet administratif demeure encore flou, l'agence viendra-t-elle nécessairement concurrencer la DGA ? Dans l'attente, la ministre Florence Parly lui a assigné les objectifs suivants :

  • « inventer de nouveaux modes d'interventions du ministère, de nouveaux outils, notamment pour favoriser les expérimentations rapides » ;
  • « nouer des partenariats avec les écosystèmes les plus innovants, dans le domaine académique, entrepreneurial, mais aussi intrapreneurial car l'innovation interne et externe sont désormais indissociables » ;
  • « diffuser de nouvelles pratiques, notamment en matière d'achats » ;
  • « piloter l'innovation du ministère » grâce notamment à l'enveloppe exceptionnelle de 1 milliard d'euros prévue par la future LPM ;
  • « tirer profit du fonds européen de défense et, demain, de l'agence européenne de l'innovation de rupture souhaitée par le Président de la République (1).

Sans avoir la responsabilité de l'ensemble des crédits précités, l'agence de l'innovation doit permettre à la DGA de se transformer de l'intérieur pour valoriser l'esprit d'initiative et la prise de risque, pour associer le temps long du programme d'armement au temps court de l'innovation. Cela revient à valoriser la prise de risque et avec elle l'acceptation de l'échec dans une institution où l'essai qualifiant d'un tir de missile engage la crédibilité de la dissuasion du pays (2).

L'innovation requiert la volonté de considérer le changement comme une opportunité, mais comment imposer un esprit d'innovation foisonnant dans une administration centralisatrice ? La genèse de l'agence de l'innovation comme les défis auxquels la DGA doit faire face sont autant de pistes permettant d'identifier les conditions pour que la greffe prenne et que l'agence ne voie pas s'évaporer, à peine créée, ses quelques leviers d'action sous l'effet d'une administration fébrile du fait de cette création (I). Si la démarche est imposée par le haut de la hiérarchie du ministère, il n'en demeure pas moins que, pour réussir, il faudra s'appuyer sur l'existant afin de ne pas démobiliser des ressources par définition innovantes pour répondre aux besoins des armées (II). Toutefois, l'agence pourra s'appuyer sur un écosystème industriel dynamique pour forcer les habitudes et faire vaciller quelques certitudes (III).

Une agence de l'innovation pour orchestrer sans casser ?

L'agence de l'innovation est avant tout le fruit d'une impulsion politique, celle d'une ministre désireuse de dynamiser une administration qu'elle estime résiliente au changement. La ministre le rappelle : « avec le lancement de l'agence pour l'innovation de défense, la DGA aura toutes les cartes en mains. Avec un périmètre conséquent, d'un milliard d'euros, elle portera notre ambition pour l'innovation. Cette agence va regrouper nos programmes en faveur de l'innovation, offrir une visibilité nouvelle et internationale à notre innovation de défense. Cette agence sera portée vers l'Europe, vers les coopérations. Elle sera ouverte sur l'économie civile, sur les start-up, car aucun talent ne peut être gâché ou mis sur le côté ».

Cependant, il faudra avant tout capitaliser sur les actions portées par la DGA et les Armées pour ne pas casser ce qui marche. L'agence de l'innovation devra par conséquent préférer une « logique interstitielle », c'est-à-dire agir en cas de manque repéré afin de donner une cohérence d'ensemble à l'action du ministère d'autant plus que le budget de l'Agence de l'Innovation se trouve aussi entre les mains d'autres acteurs de la DGA (DGA DO, DGA DS, etc.).

[...]

Les attentes sont nombreuses et la pression est lourde. L'agence de l'innovation, en pilotant l'ensemble des initiatives innovantes dans le cadre des Etudes Amonts et des partenariats de R&T du MIN ARM, devra démontrer rapidement sa capacité à une plus grande réactivité et une meilleure précision dans sa réponse au besoin opérationnel, dans une logique de compromis entre intégration d'innovations sur cycle court et accostage sur des cycles plus longs.

Même si les études amont ne représentent qu'une partie du budget de la R&T, elle-même sous-section de la R&D, l'agence doit pour étendre sa surface d'action :

  • Créer du consensus et harmoniser les ambitions des nombreux dispositifs de soutien à la préparation de l'avenir (EPS, OER, RAPID, PEA et des Partenariats Innovants...) avec ceux des Opérations d'Armement sous la responsabilité de la DGA/DO, dans une dialectique classique entre entité préparant l'avenir et entité en charge de la production des systèmes d'armes (chacun ayant une vision complémentaire à faire valoir). Nos investissements gagneraient à une meilleure capitalisation interne grâce à une coordination plus forte [Préconisation n°16].
  • [...]
  • S'appuyer sur une politique de généralisation des démonstrateurs technologiques [Préconisation n°18]. Il est important que la DGA puisse raisonner par problématique et défi et non par solution : résoudre un problème paraît plus important que répondre à un cahier des charges. La DGA pourrait en ce sens expérimenter de nouvelles formes de travail collaboratif avec les forces armées. Ces dernières, comme les ingénieurs, ont besoin de cette capacité à maquetter pour valider ou invalider rapidement la pertinence d'un concept sans peur de l'échec ou de la remise en cause. Pareille démarche permet de démontrer à peu de frais à nos partenaires autant qu'à nos adversaires que nous sommes acteurs de notre autonomie (démonstrateur sur la militarisation de l'espace, sur la surveillance de l'espace...).
  • [...]
  • Garantir une plus grande proximité avec la réalité terrain par des exercices opérationnels fréquents, qu'ils soient simulés ou réels (ie Exercice OTAN, de type MAJIIC (3), exercices nationaux ou bilatéraux), pour que l'innovation puisse s'apponter de façon incrémentale aux besoins opérationnels [Préconisation n°20].


Si l'agence doit savoir préserver l'existant et fluidifier les relations entre l'ensemble des acteurs au sein du ministère, elle a également pour mandat de bousculer ses fournisseurs historiques en s'appuyant sur la fougue de jeunes pousses désireuses de « disrupter » les équilibres établis. Mais sans budget conséquent pour cette œuvre titanesque, l'agence s'imagine réinventer la roue alors qu'elle pourra simplement secouer le garagiste. En effet, elle hérite d'investissements décidés par d'autres, de PEA au service de programmes dont elle n'a pas la responsabilité, ce qui ne peut que contribuer à la déception de nouveaux acteurs imaginant le ministère comme un nouvel Eldorado. Mais même le Farwest a des règles intangibles.

Les nouveaux talents de la Startup Nation: l'innovation « ruisselante » au service des Armées

Comme l'a souvent rappelé la ministre, l'agence devra faciliter la redéfinition de l'action collective du ministère à l'égard du secteur civil qui constitue plus que jamais un vecteur d'innovation pour les programmes d'armement. Les nouveaux pionniers que sont les start'up, PME de jadis, ont pour injonction de partir à la conquête d'une nouvelle frontière et de transformer la DGA. L'agilité de ces acteurs fragiles doit venir ébranler la certitude du monde industriel de défense hexagonal.

Face à pareille ambition, il semble indispensable de fédérer l'ensemble des acteurs de l'écosystème public-privé d'innovation autour de projets opérationnels et visibles devant être évalués à l'aune de leur capacité à embarquer et redistribuer l'investissement public au profit d'acteurs innovants. Un indicateur de performance d'incubation de l'innovation sur des programmes d'armement opérationnels pourrait alors être généralisé [Préconisation n°21].

Au-delà de l'incantation, il faut que la commande publique valorise la part faite aux acteurs innovants. C'est pourquoi, loin des créations contractuelles sans lendemain et opportunistes, telles que la Man Machine Teaming (MMT), l'agence devra structurer avec volontarisme le périmètre d'un nouvel écosystème intégrant l'ensemble des fournisseurs du ministère. Il ne suffit pas de réunir des grands acteurs de la BITD en leur laissant le soin de distribuer par petits paquets une manne publique qui doit, par « ruissèlement », atteindre les start up.  Il faut animer l'écosystème, être aux manettes, piloter la manœuvre tout en veillant à protéger les acteurs innovants de la tentation tutélaire de certains grands groupes.

[...]

En définitive, l'agence devra se poser en facilitateur au profit d'un écosystème compétent mais parfois réticent compte tenu de la barrière d'entrée lourde pour qui n'en est pas familier :

  • règles de confidentialité rendant difficile la mise à disposition de données opérationnelles,
  • équilibre des pouvoirs à décoder entre entités au sein même de la DGA pour trouver le bon interlocuteur,
  • négociations contractuelles longues et complexes, notamment sur les droits de propriété intellectuelle,
  • accès rare aux besoins opérationnels,
  • faible accompagnement au-delà du temps du contrat ou de l'expérimentation.

Si l'agence de l'innovation doit rendre plus lisible et attractive la politique d'innovation de la DGA, l'état final recherché est de transformer les modes d'actions de la DGA grâce à des agents extérieurs susceptibles de casser les codes. Pour réussir dans cette manœuvre, il convient de stabiliser les start up. Impossible de bâtir sur le sable. C'est pourquoi, l'agence doit organiser un réseau avec des investisseurs innovants pour maximiser l'effort financier du ministère mais surtout pour garantir d'autres débouchés commerciaux (plus civils) aux Start'up défense (5) [Préconisation n°23].

Enfin, l'agence devra s'adosser sur le fond DEFINVEST tout en suscitant l'intérêt d'autres fonds d'investissements (6) afin de permettre un co-investissement à « l'Early Stage », stade d'amorçage souvent critique, pour attirer les entrepreneurs vers un secteur Défense encore perçu comme trop contraignant [Préconisation n°24].

    Accepter l'innovation, c'est accepter d'évoluer dans un environnement instable, dénué de repères. C'est accepter le doute et l'incertitude du résultat.  De nouveaux talents sont nécessaires pour affronter cet inconnu. Dès lors les réflexes de cette jeune garde peut « challenger » les habitudes. Il n'en demeure pas moins que pour associer ces nouveaux acteurs, aux acteurs historiques de la BITD, il faudra maintenir une certaine pression pour imposer cette cohabitation au service de l'agilité. C'est pourquoi, la DGA doit réajuster ses interactions avec ses fournisseurs pour recréer un partenariat sur des bases assainies.

Innover dans son rapport à l'industrie

L'innovation ne doit pas être que technologique. Elle doit aussi être organisationnelle et contractuelle afin de fluidifier la relation avec un écosystème défense partenaire. Or l'agence de l'innovation n'a, à ce jour, pas mandat pour innover dans le domaine des procédures de passation de marché. Il conviendrait de réfléchir à la transformation de deux axes majeurs : l'ingénierie contractuelle et le partage des responsabilités.

[...]

Une greffe indispensable pour essaimer à l'export

Bien que n'existant que depuis septembre, l'agence de l'innovation rencontre déjà à un défi crucial, conditionnant sa réussite future : il faut que la greffe prenne au sein de la DGA afin de multiplier l'innovation, tout en conservant ce qui fait sa force. Elle doit être l'affaire de tous. La greffe est indispensable.

Cette greffe doit permettre d'aider la DGA à s'adapter à un type de sol où elle avait du mal à évoluer, cette zone grise entre temps court et temps long, entre BITD et start'ups. Il convient donc de "souder" l'agence à la DGA, sans conflit mais avec fermeté, pour multiplier l'effet des investissements et faire que la France reste à la pointe pour manœuvrer seule ou en cohabitions lors de conflit mêlant hyper technologie et manœuvre « low cost ».

Cette innovation est indispensable pour que l'industrie française reste à la pointe dans un marché mondial ultra concurrentiel.

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NOTES

Vœux aux Armées, 23 janvier 2018. La même référence vaut pour les deux citations qui suivent.

[1] Enjeux rappelés par la ministre dans un entretien à L'Usine nouvelle.

[2]  Le 5 mai 2013, un missile M51 tiré d'un sous-marin terminait son vol par une explosion commandée lors d'une campagne de test qualifiant, cf. Jean GUISNEL, « Échec du missile M51 en 2013 : petite cause, gros effets », Le Point, 09 novembre 2015.

[3]  Multi-sensor Aerospace-ground Joint Intelligence, Surveillance and Reconnaissance Interoperability Coalition.

[4]  Le projet Man Machine Teaming, lancé le 16 mars 2018 par la DGA, a pour objectif de favoriser l'éclosion d'un écosystème fédérant les expertises dans le domaine de l'Intelligence Artificielle et des nouvelles relations Homme / Machine appliquées à l'aéronautique de combat. Le projet est animé par Dassault Aviation et Thales.

[5] Accelerator and Clusters, Starbust, Eban Space, Metatron, Techstar Accelerator, Aeropsace Valley, IRT, Numa.

[6] Par exemple : Venture Capital, Seraphim Capital, Space Ventures, Aviation Capital Ventures, Wren Capital, Coralinn Private Equity, Space Tec Partner...

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LES AUTEURS

Marie RÉCALDE est avocate, ancienne députée de la Gironde et ancienne membre de la Commission de la Défense nationale et des Forces Armées.

Cédric PERRIN est sénateur du Territoire de Belfort, vice-président de la Commission des Affaires Étrangères, de la Défense et de Forces Armées.

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Commentaires 2
à écrit le 11/12/2018 à 14:28
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L'innovation ne se décrète pas.

à écrit le 11/12/2018 à 9:07
Signaler
quelle innovation? c'est de l'indigenisation de technologies etrangères. on censure a plein dans la pseudo democratie francilienne. l'avion de chasse suedois saab viguen etait innovant, tellement en avance qu'il inspirera le mirage 2000 et le raf...

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