« Le traumatisme du pogrom ne finit jamais de se transmettre »

OPINION. Par Jonas Jacquelin, rabbin au sein de Judaïsme en Mouvement.
(Crédits : DR)

« On égorgeait des nourrissons dans les bras de leurs mères, en les déchirant comme des poissons. On ouvrait les ventres des femmes enceintes et on extrayait l'enfant avec lequel on fouettait la mère au visage. »

Ces quelques mots ne sont pas à chercher sous la plume d'un témoin des tueries du 7 octobre dernier, mais sous celle de Nathan Hannover, un érudit juif du 17e siècle, qui, le premier, chercha à documenter les massacres de l'année 1648 perpétrés par les Cosaques sur les populations juives de l'Ukraine d'alors.

En soi, l'épisode peut certainement faire l'objet d'une contextualisation. Tout comme on pourra exposer dans leur singularité les exactions commises par les Croisés sur la route de Jérusalem, le pogrom de Kichinev en 1903 ou celui de Fès en 1912, pour ne prendre que quelques exemples au milieu de ce qui pourrait être une glaçante litanie de lieux, dates, et de vies détruites tout au long de l'histoire.

Et pourtant, dans chacun de ces cas, on tue des Juifs, et ce, selon un mode opératoire qui, lui, semble calqué d'un épisode à l'autre. À chaque fois, on va chercher non pas des soldats, mais des Juifs désarmés jusque dans leurs maisons et jusque dans leurs chambres à coucher, où l'on y viole « la mère sous les yeux de la fille, et la fille sous les yeux de la mère », avant de massacrer toute la famille, comme l'écrivait Haïm Nahman Bialik en 1904.

Il fut un temps où l'on accusait les Juifs d'empoisonner les puits ou de pratiquer des crimes rituels ; on se les représentait alors sous une apparence diabolique avec des cornes ou des mamelles et par là on pouvait justifier toutes les violences et avanies. Et puisque, une fois encore, il semble qu'il faut que tout change pour que rien ne change, les accusations fantasmées et outrancières sont revenues comme un ressac. On pointe du doigt les risques de vengeance, là où il n'est que question de légitime défense, on s'inquiète avec gravité du risque de génocide à Gaza, là où on prévient les populations des bombardements à venir afin d'éviter un maximum de pertes civiles, et à défaut d'un diable, on se représentera plutôt le Juif en nazi, mais sans prépuce, précisons-le.

Je suis un simple Juif français ou français juif qui exerce à Paris la fonction de rabbin. Je ne suis ni sociologue ni géopoliticien. J'ai pour seule prétention d'avoir quelques connaissances en matière de judaïsme et de les partager chaque jour avec des élèves, des familles juives, que j'accompagne dans les moments heureux ou moins heureux de leur existence. Et que vois-je chez les Juifs depuis le 7 octobre ?

Je vois revenir la crainte du pogrom, l'idée que les chasseurs sont de nouveau de sortie ; dans le sud d'Israël il y a un mois, et maintenant rodent leurs épigones, ceux aux petits pieds, qui vont taguer des maisons ou hurler dans le métro, d'autres plus lâches encore, qui, à l'abri derrière leurs écrans, vont déverser leur haine et relayer la propagande du Hamas. Sans oublier les « responsables » politiques ou « personnalités » artistiques qui, en rivalisant dans l'indignation, accrochent des cibles dans le dos des Juifs. C'est une peur qui remonte du fond des âges et rappelle s'il en était besoin que la mémoire d'un traumatisme ne finit jamais de se transmettre, et qu'une fois de plus, pas la moindre trace de sollicitude n'est au rendez-vous.

Je vois aussi et surtout à la tristesse et l'angoisse s'ajouter l'étonnement et la colère. Étonnement et colère face aux silences de ceux qui sont toujours prompts à dénoncer les moindres crimes et exactions un petit peu partout dans le monde, face aux silences des grandes organisations humanitaires qui n'ont apparemment pas encore été alertées de la présence des deux cent quarante otages, dont de très jeunes enfants et des personnes âgées dans la bande de Gaza. À moins qu'ils ne jugent « satisfaisantes » leurs conditions de détention, pour reprendre l'adjectif du délégué du comité international de Croix-Rouge, en juin 1944 à son retour du camp de Theresienstadt.

J'en vois d'autres encore, peut-être moins naïfs, qui se demandent comment on peut encore s'étonner de telles réactions. Remonte alors l'antique idée de solitude d'Israël, que les promesses, bien lointaines maintenant, d'émancipation, d'intégration et de vivre-ensemble avaient pu faire oublier. Il n'y a pas de consolation, tonnait déjà le livre des Lamentations ; et s'il y a un peu de réconfort à trouver, nombre de Juifs réalisent aujourd'hui qu'il ne risque pas de venir spontanément.

Ni Israël ni les Juifs ni personne ne sont au-dessus de la critique et de mon côté, je ne prétends nullement parler au nom de tous les Juifs. Je ne me fais ici que le porte-parole de mes coreligionnaires avec lesquels j'ai échangé et partagé de longs moments ces dernières semaines. Une expression hébraïque, « Gam ze yaavor » (« Cela aussi passera »), nous rappelle que si nos cœurs sont brisés, notre capacité de résilience est toujours là. En revanche, ce qui pouvait nous rester de confiance dans le monde n'est pas près de revenir. Je n'attends que d'être démenti.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 3
à écrit le 11/11/2023 à 10:56
Signaler
Les religions sont au coeur de la barbarie depuis toujours. Dont acte une nouvelle fois. Pour un bout de Terre soi disant "Sainte" toutes les pires exactions ont été commises. Cette Terre est en réalité maudite, souillée de tous les sangs. Si cette...

à écrit le 11/11/2023 à 9:38
Signaler
Tout pourrait s'expliquer par une intégration non désirée ! ;-)

à écrit le 10/11/2023 à 20:56
Signaler
Non les risques sont bien moindres qu'à l'époque où le peuple juif était pauvre car il était persécuté par les oligarchies qui ont la plus grosse capacité de cruauté qu'il soit, le 3 ème reich en étant l'aboutissement. Maintenant c'est plus une haine...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.