Quand le luxe va à l'essentiel

OPINION. En 2023, pour la première fois de l'histoire, l'homme et la femme les plus riches du monde sont français. Les familles Arnault et Bettencourt règnent sur deux empires du luxe qui ne se sont jamais aussi bien portés... Par Thierry Elmalem, Senior Managing Director chez Publicis Sapient et Mathieu Larroumet, Managing Director chez Publicis Sapient
Thierry Elmalem et Mathieu Larroumet
Thierry Elmalem et Mathieu Larroumet (Crédits : DR)

Au milieu des crises sanitaires, géopolitiques et écologiques, le secteur fait figure d'insubmersible dans un contexte économique incertain. Pour comprendre cette extraordinaire résilience, il est important de dépasser les lieux communs autour d'une industrie qui va bien au-delà de ses excès. Le luxe est un miroir du présent, de ses désirs et de ses inquiétudes. Il est également prospectif par essence, « tension vers un ailleurs, recherche d'un refuge contre le temps qui use, et protection contre la mort qui vient ».

Le luxe est mort, longue vie au luxe

Avec chaque crise, le luxe est annoncé moribond. Qui aurait besoin d'une paire de chaussures coûteuse en temps de pandémie ? Ou d'une montre inestimable alors que la guerre se déploie aux portes de l'Europe ? Ces questions de bon sens, qui semblent appeler une réponse négative, sont pourtant contredites par les chiffres. Le secteur du luxe affiche une santé insolente.

Après un creux lié au Covid, il a atteint en 2022 des volumes de ventes inédits, en rebond de 25% par rapport à 2020. Quelles que soient les régions du monde, l'appétit des consommateurs est intact alors que 95% des marques du secteur ont bénéficié d'une croissance positive. Les perspectives sont tout aussi flatteuses, et on estime que le secteur devrait connaître une croissance comprise entre 5 et 8% par an jusqu'à l'horizon 2030 !

Les nouvelles géographies du luxe

Ce contexte favorable reste néanmoins le théâtre d'une tectonique des consommateurs du luxe, marquée par un leadership relativement nouveau des États-Unis - qui représentent 32% du marché total - et par les incertitudes liées aux consommateurs chinois. En se repliant sur le marché domestique, ces derniers ont obligé les marques de luxe à repenser leur présence locale. Avec la réouverture progressive de la Chine au reste du monde, une question conditionne aujourd'hui les stratégies des grandes maisons : selon quelles modalités ces consommateurs avides vont-ils faire leur retour sur le marché international ?

Du luxe, aux luxes

Mouvant du point de vue des géographies, le luxe l'est aussi dans les usages, plus variés et moins monolithiques. On distingue aujourd'hui l'émergence d'un secteur kaléidoscopique et complexe, porté par trois tendances majeures : la prise de pouvoir des canaux digitaux, l'émergence de nouveaux modèles de consommation et la place grandissante des enjeux de durabilité. Transverse à l'ensemble des secteurs, ce triptyque trouve dans le luxe des incarnations singulières.

Le cyberspace, nouvel allié des grandes maisons

Les grandes marques de luxe ont longtemps limité leurs efforts dans le domaine du numérique. L'interface des écrans, à la fois peu propice à la transmission des émotions et éloignée de l'authenticité d'un échange humain, faisait office de repoussoir. Le phénomène tend aujourd'hui à s'inverser, dans le sillage d'une prise de pouvoir des nouvelles générations.

On estime qu'en 2030, 80% des consommateurs de luxe seront nés après 1980. Digital natives, ils poussent les marques à favoriser leurs espaces propriétaires (marque.com), vecteurs de lien direct avec les clients, au détriment des pure players, e-tailers et autres plateformes de social commerce. Les marques sont également mises au défi d'entretenir un engagement permanent vis-à-vis de leurs communautés, dont les attentes évoluent. Personnalisation des messages, parcours sans friction et logiques communautaires sont désormais intégrés dans une expérience globale qui multiplie les points de contact (de 9 en moyenne en 2014 à plus de 20 en 2025).

La précision des données permet aujourd'hui d'adapter les messages et les produits à chaque client. Dior a récemment lancé une campagne Whatsapp dans laquelle les utilisateurs pouvaient choisi le type de contenus qu'ils souhaitaient recevoir dans un groupe poussé par l'égérie coréenne Jisoo. Gucci DIY propose à ses clients de créer des pièces uniques à partir de produits de la marque. La moitié des consommateurs affirment être prêts à dépenser plus pour un produit personnalisé.

L'évolution des interfaces hommes-machines laisse également imaginer de nouvelles opportunités pour le luxe. Les fameux « métavers » - même s'ils restent à l'état de promesse - servent aujourd'hui de terrain de jeux pour la création d'expériences véritablement immersives. La Gucci Town imaginée en partenariat avec Roblox, le jeu « Afterworld: The Age of Tomorrow » développé par Balenciaga ou encore la présence de Valentino sur « Animal Crossing » tendent à prouver que les maisons de luxe sont à l'avant-garde des mondes virtuels.

Upcycling, location et communautés : le luxe à l'usage

Au-delà du numérique, des modèles de consommation traditionnellement hermétiques au luxe trouvent une nouvelle porosité auprès des jeunes générations. La seconde main séduit des consommateurs en quête de prix raisonnables, de consommation durable et surtout de pièces uniques, dans un marché estimé à 22 milliards de dollars en 2022.

Des géants du secteur - comme Hermès avec petit h - se sont déjà positionnés sur le créneau d'un upcycling exclusif. Le développement des certifications d'authenticité grâce à l'émergence de la blockchain (et plus largement d'un web3 décentralisé) laisse imaginer une meilleure traçabilité de ces produits de seconde main, dans une activité qui repose beaucoup sur la confiance.

En parallèle, les offres de location se développent à grande vitesse, et font entrer le pay-per-use dans le monde du luxe. Rent the Runway, leader du segment, a ainsi vu ses revenus augmenter de 30% en 2022, autour d'un modèle d'abonnement qui démarre à 69$ par mois. Enfin, le modèle des DNVB (Digital Native Vertical Brand) fait des émules dans le luxe en valorisant des leviers communautaires puissants. Installées sur des créneaux d'intérêt précis, ces marques de nouvelle génération valorisent avant tout la Customer lifetime value, dans une relation affinitaire avec le client pensée sur le long terme.

La durabilité comme symbole d'exigence

Si l'exigence a toujours fait partie des marqueurs du luxe, elle trouve aujourd'hui de nouveaux moyens de s'exprimer. Les questions d'engagement et de responsabilité doivent ainsi permettre aux maisons de luxe de se démarquer dans un secteur pointé du doigt pour son impact environnemental.

Alors que l'industrie de la mode représente 10% des émissions de gaz à effet de serre à l'échelle mondiale, les consommateurs de luxe ont renforcé leurs exigences. Protection de l'environnement, bien-être animal et respect des droits humains sont en tête des préoccupations et influencent les deux tiers des achats de luxe en 2022 (contre 40% en 2014). À l'image de Kering, les grands groupes investissent massivement pour accélérer l'émergence d'un luxe responsable. Le géant français présente ainsi un bilan carbone neutre depuis 2018, s'appuie sur une charte du bien-être animal depuis 2019 et s'est doté d'un Sustainable Innovation Lab pour diffuser les pratiques les plus durables au sein de ses marques.

Paradoxalement, le futur du luxe tend à la fois vers plus de complexité et plus de simplicité. Il doit s'adapter à une plus grande variété d'usages et de pratiques. Il se déploie sur de nouvelles plateformes, multiplie les avatars et les interfaces avec ses clients. Il aspire à plus de personnalisation, et peut désormais être loué ou recyclé sans fin. Dans le même temps, il répond à des aspirations plus sobres, à des modèles de consommation plus raisonnés dans un monde qui aspire à ralentir. Fidèle à son histoire, l'avenir du luxe se construit dans les ambivalences, comme un miroir de l'humanité.

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Commentaire 1
à écrit le 12/06/2023 à 9:13
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Une activité qui donne envie d'y participer parce que l'on sent que nombre de gens compétents y participent et c'est tant mieux. "l'homme et la femme les plus riches du monde sont français" Là par contre il faut arrêter étant donné que les paradis fi...

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