Quels rapports entretenir avec l'argent, que l'on soit grand patron ou philosophe ?

LIVRES & IDÉES. Dans "La rémunération des grands patrons" (1), Charles-Henri Le Chevalier, fort d'une expérience de trente ans dans ce domaine, raconte dans un récit vivant l'évolution des conditions de détermination des salaires de grands patrons, qui ont souvent défrayé la chronique, pour en tirer des leçons pour l'avenir. Et dans "Le portefeuille des philosophes", Henri de Monvallier revisite alertement l'histoire de la philosophie et son rapport à l'argent non pas simplement à partir des textes canoniques mais aussi dans les rapports personnels que les philosophes ont entretenu au quotidien avec lui.
Robert Jules
Aujourd'hui, l'équité et le lien social sont devenus des critères majeurs pour juger de la gouvernance d'une entreprise.
Aujourd'hui, l'équité et le lien social sont devenus des critères majeurs pour juger de la gouvernance d'une entreprise. (Crédits : Reuters)

Les grands patrons sont-ils trop bien payés ? Le débat est récurrent en France, le public étant souvent choqué par les montants élevés de retraites chapeau, d'indemnités de départ ou encore de stock options, d'autant plus si les performances de l'entreprise n'ont pas été au rendez-vous. Exemple emblématique, celui de Carlos Ghosn, ancien patron de Renault-Nissan, réfugié au Liban, après s'être évadé d'une prison japonaise, qui en 2016 alignait un salaire annuel de 15,4 millions d'euros.

Dans son ouvrage "La rémunération des grands patrons" (éd. Les Belles Lettres/Manitoba), Charles-Henri Le Chevalier, spécialiste de la question pour l'avoir traité durant trente ans en tant que conseiller dans deux grands cabinets internationaux avant de créer le sien, retrace l'évolution des modalités de rémunération des patrons de grandes entreprises.

L'alignement du patron sur celui de l'actionnaire

L'intérêt majeur de l'ouvrage est qu'il s'appuie sur des cas concrets - on voit ainsi défiler une bonne partie des patrons du CAC40 de ces trois dernières décennies - pour expliquer l'envolée de ces revenus, qui a connu plusieurs phases, dont un tournant majeur fut dans le monde anglo-saxon l'alignement de l'intérêt du patron sur celui de l'actionnaire, sous la pression des grands fonds de pension.

Or aujourd'hui, l'équité et le lien social sont devenus des critères majeurs pour juger de la gouvernance d'une entreprise. Depuis 2002, sous la pression du législateur, les informations sur ces rémunérations sont devenues plus transparentes, et donc mieux connues du grand public. Et il est de plus en plus difficile de justifier des écarts énormes entre le salaire des dirigeants et le salaire moyen dans une entreprise. "Puissent les excès des rémunérations et donc la démesure cesser afin d'éviter des mouvements que nous avons déjà connus et qui, cette fois, pourraient mettre toute la société en danger", avertit-il.

Pour cela, et à la lumière de son expérience, Charles-Henri Le Chevalier décline chapitre après chapitre le sens à donner aux différentes modalités de ces revenus qu'il prenne la forme du salaire,  des "stocks-options", des retraites-chapeaux, des indemnités de départ (volontaire ou obligé), ou d'une optimisation fiscale. Car si la performance est souvent évoquée, elle se réduit à des résultats financiers. Certes, un bon dirigeant qui a développé une entreprise par sa capacité à anticiper les évolutions des marchés et à opérer les bons choix voit de facto sur le marché international sa cote monter. Et le seul moyen de le garder est de lui verser des revenus suffisamment élevés pour dissuader la concurrence. Après tout, au regard des stars du football, de traders vedettes ou encore des célébrités du show business, pour lesquels le public ne trouve rien à redire, leurs émoluments ne sont pas scandaleux, d'autant qu'ils ont des responsabilités plus lourdes à l'égard des salariés, des fournisseurs et des clients.

L'exigence d'équité

Néanmoins, souligne l'auteur, cette vision est trop restrictive. "Reste une exigence sur la gestion du couple contribution/rétribution dans un groupe grand ou petit, coté ou non coté, familial, mutualiste : celle de l'équité", assure-t-il, citant en exemple certains groupes mutualistes.

Pour favoriser cette équité, Charles-Henri Le Chevalier relativise certains critères comme la comparaison internationale, la focalisation sur la seule performance financière au détriment de l'emploi par exemple, l'importance de l'engagement (un patron de PME est aussi engagé voire plus qu'un patron d'une entreprise du CAC 40). Selon lui, cette rémunération devrait ajuster le salaire en fonction de la qualité des compétences du dirigeant dans l'exercice de sa fonction, un bonus et des stocks-options qui reflètent une réelle performance ou une opération exceptionnelle pour l'entreprise, et surtout la création de valeur mesurée sur plusieurs années dont l'ensemble des collaborateurs de l'entreprise ont bénéficié.

Cette orientation de Charles-Henri Le Chevalier est d'ailleurs bien résumée dans la citation du philosophe grec Héraclite d'Ephèse mise en exergue de son ouvrage : "Il faut éteindre la démesure plus encore que l'incendie".

Approche originale

Mais les philosophes qui apparaissent si souvent désintéressés sur les questions d'argent le sont-ils vraiment ? Henri de Monvallier, professeur agrégé de philosophie, s'est penché sur le sujet. Son ouvrage, "Le portefeuille des philosophes" (éd. Le Passeur), choisit une approche originale. Il ne se focalise pas tant sur ce qu'ils ont pensé de l'argent dans leurs œuvres mais aussi, et surtout, sur le rapport qu'ils ont entretenu dans leur vie quotidienne avec lui. Revendiquant la méthode qui avait fait le succès du "Ventre des philosophes" de Michel Onfray qui, à partir du rapport des philosophes à leur régime alimentaire, donnait des clés de compréhension des œuvres, Henri de Monvallier a lu leurs biographies mais aussi pour nombre d'entre eux leurs volumineuses correspondances. Et en matière d'argent comme de nourriture, les philosophes ne font pas exception dans la société.

Ainsi les sophistes vilipendés par Platon parce qu'ils font payer leurs leçons ne méritent pas l'opprobre de cet aristocrate issu d'une riche famille d'Athènes, qui même s'il scrute génialement le ciel des Idées a un sens bien compris de ses intérêts matériels. Tout comme le conseiller de Néron, Sénèque, dont les brillantes leçons de philosophie stoïcienne à Lucilius cadrent mal avec sa capacité à devenir millionaire - l'auteur convertit chaque fois les sommes de l'époque en euros actuels, ce qui est très instructif  - avec un sens aigu des affaires, notamment dans son activité de prêts pour lesquels il pratique des intérêts élevés.

En revanche, Emmanuel Kant a passé la première partie de sa carrière de professeur à devoir multiplier les cours sur les sujets les plus divers pour gagner chichement sa vie. Ce n'est que dans la deuxième partie de sa carrière que son oeuvre et la publication d'ouvrages majeurs dont les fameuses trois critiques - de la raison, de la raison pratique et de la faculté de juger - lui assurent une large réputation et des revenus qui lui permettront de pouvoir vivre confortablement, et de faire preuve d'une grande générosité dont certains dans son entourage, son fidèle valet par exemple, abuseront profitant d'un Kant vieillissant et diminué.

Si Hegel, lui, courra toute sa vie après l'argent, quémandant sans cesse à ses connaissances des avances, il n'en est pas de même de Schopenhauer, qui vivra des rentes de l'héritage laissé par son père, un commerçant avisé. Le philosophe du "Monde comme volonté et représentation" n'aura pas à enseigner et à travailler pour gagner sa vie. Ses livres ne se vendront pas durant des décennies. Pour autant, dans sa correspondance, Monvallier trouve que le philosophe pessimiste à un sens aigu des ses intérêts, n'hésitant pas à discuter les moindres détails d'une affaire pour ne rien céder. Prenant le contrepied de Kant, il considérait d'ailleurs que "ce n'est pas l'avarice qui est un vice, mais son contraire, la prodigalité".

La générosité constante de Jean-Paul Sartre

Deux philosophes ont un rapport particulier à l'argent. D'abord, Karl Marx qui aura passé sa vie à tirer le diable par la queue, soutenu financièrement par son fidèle ami et collaborateur Friedrich Engels, fils d'un entrepreneur qui reprendra les affaires de son père. Un paradoxe pour le philosophe qui aura passé son temps à comprendre la fascination exercée par l'argent à travers son analyse critique du mode de production capitaliste aiguillonné par la recherche permanente du profit. Il y a ensuite Jean-Paul Sartre dont le rapport d'indifférence à l'argent, comme en témoigne sa vie, se caractérise par une générosité constante. Devenu riche grâce à la vente de ses ouvrages, se consacrant uniquement à l'écriture et à son engagement d'intellectuel dans la cité, le philosophe existentialiste n'hésitera pas jusqu'à la fin de sa vie à aider des étudiants dans le besoin en leur versant des sommes mensuellement.

Pour conclure cette histoire de la philosophie vue sous l'angle financier, Henri de Monvallier évoque la situation présente des philosophes aujourd'hui. Il résume et actualise le propos d'un de ses ouvrages précédents "Les imposteurs de la philo" (éd. Le Passeur), co-écrit avec Nicolas Rousseau, où il épinglait ce qu'il appelle les "filousophes", philosophes qui à l'enseignement préfèrent les conférences généreusement rémunérées, les commentaires dans les médias et la rédaction d'ouvrages qui savent tirer profit de la mode du développement personnel plutôt que d'emprunter les chemins arides de la réflexion conceptuelle.

D'ailleurs, les tenants de ces entreprises lucratives ne pourraient-ils pas prendre conseil auprès de Charles-Henri Le Chevalier pour évaluer la réalité de leur création de valeur? Ce serait instructif !

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(1) Charles Henri Le Chevalier "La rémunération des grands patrons", éditions Les Belles Lettres/Manitoba, 308 pages, 21,50 euros.

(2) Henri de Monvallier "Le portefeuille des philosophes", éditions Le Passeur, 167 pages, 18 euros.

Robert Jules

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Commentaires 2
à écrit le 30/10/2021 à 10:09
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"L'argent ha ! Maudite Engeance ! Fléaux des humains !" Sophocle, un de nos plus grands penseurs. Plus on possède et plus on est possédé nous disait Nietzsche également nous prévenant du danger de la fortune or jamais les riches n'ont autant possédé ...

à écrit le 30/10/2021 à 9:24
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La monnaie n'est qu'un moyen d'échange et non un but a atteindre! N'a aucune valeur sans contrepartie!

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