Uber contre G7 : un conflit exemplaire

Le match Uber contre les taxis est loin d'être terminé. Analyse des acteurs et des enjeux. Par Stéphane Perrier, fonctionnaire parlementaire

Dès sa création, en 2009, Uber s'est fixé un objectif aussi simple qu'ambitieux : briser partout le monopole historique des taxis en révolutionnant le transport urbain de personnes par voiture grâce à une application de géolocalisation pour smartphone - son PDG s'est d'ailleurs vanté d'être un « casseur de trusts né ». Or, à Paris, concurrencer les taxis c'est avant tout concurrencer G7, qui contrôle l'essentiel du marché.

L'examen du conflit entre Uber et G7 est intéressant à plusieurs titres. Du strict point de vue concurrentiel, il illustre trois types de rapports de force : entre un nouvel entrant et les opérateurs occupant le marché ; entre une société multinationale et un groupe ancré sur un territoire ; entre une start-up et une entreprise classique. Ce sont ainsi des stratégies, des visions, des cultures opposées qui s'affrontent. En outre, le conflit déborde le cadre de l'affrontement concurrentiel compte tenu des enjeux qu'il soulève : l'ubérisation - ce néologisme est sur toutes les lèvres - constitue un phénomène global, dont les effets se déploient non seulement dans le champ économique, mais aussi en matière d'emploi, de droit du travail, de protection sociale ou encore de fiscalité. De ce fait, les parties prenantes sont à la fois nombreuses et diversifiées. En somme, le conflit entre Uber et G7 offre un aperçu, un condensé même, des formes contemporaines de la compétition économique et des mutations provoquées par l'avènement de la société numérique.

L'offensive tous azimuts d'Uber

On ne présente plus Uber. La start-up californienne a connu un essor international fulgurant, soutenu par d'importantes levées de fonds. Sa valorisation a dépassé les 50 Mds $ - le plus haut niveau jamais atteint par une start-up - en août 2015. Aujourd'hui présente dans 63 pays et plus de 300 villes, elle commence à diversifier ses activités, en proposant des services de coursier (UberRush), de transport d'objets (UberCargo) ou de livraison de repas (UberEats). Le nom qu'elle a donné à son unité de R&D résume le but qu'elle s'est assigné : Uber Everything.

À la conquête du marché français des VTC

 En France, la stratégie d'Uber a comporté deux volets. Le premier visait à lui permettre de devenir l'acteur majeur du marché français des VTC. Pour ce faire, elle s'est démenée à la fois sur le terrain commercial et sur le terrain normatif.

Elle a mis en place un système de communication particulièrement étoffé : interventions régulières dans les médias, multiplication des campagnes publicitaires à destination de publics variés (Tour de France UberEtMoi, livraison d'Assassin's Creed en calèche, UberCopter à Cannes, etc.), commande de sondages ou d'études, partenariat humanitaire avec la Croix-Rouge ; le tout relayé par une utilisation efficace de Twitter. En parallèle, elle mène une politique d'influence assidue, conduite par un lobbyste expérimenté, Mark McGann, qui travaille en lien avec David Plouffe, « ex-conseiller de campagne de Barack Obama en 2008 » ; relevons également le recrutement d'un membre du cabinet du ministre des transports comme directeur de la communication. Par ailleurs, à l'instar des autres sociétés de VTC, elle utilise une « zone grise de la loi », le statut de « chauffeur LOTI », normalement réservé au transport de groupe, pour contourner la difficulté d'obtenir de nouvelles immatriculations.

L'épreuve de force avec l'État français

Le second volet est plus original. Uber ne voulait pas seulement conquérir un marché : elle voulait le transformer. À cette fin, elle n'a pas hésité à engager une véritable épreuve de force avec l'État français.
Elle a choisi de continuer à commercialiser UberPop malgré l'entrée en vigueur de la loi Thévenoud. Bien plus, elle a soulevé quatre QPC à son encontre et porté plainte devant la Commission européenne. Elle a également cherché à s'appuyer sur l'opinion publique en suscitant une pétition de soutien à UberPop. La tension a atteint son pic en juin 2015, quand Thibaud Simphal a sèchement déclaré que l'arrêté d'interdiction pris par la préfecture de police de Paris « ne [changeait] rien ». Il a fallu attendre le 3 juillet pour qu'il se résigne enfin à suspendre UberPop. Le Conseil constitutionnel a clos le débat le 22 septembre, en confirmant l'illégalité du service. Cette tentative d'une multinationale d'imposer sa volonté aux pouvoirs publics mérite d'être soulignée à l'heure où se déroulent les négociations sur le traité transatlantique, qui prévoit un système d'arbitrage privé des litiges entre États et entreprises.

La riposte graduelle de G7

Si Uber représente l'archétype de la start-up américaine à vocation mondiale, G7 pourrait représenter l'archétype d'un certain capitalisme français. Le groupe s'est développé à partir de 1962 sous l'impulsion d'André Rousselet, ancien haut fonctionnaire et chef de cabinet ministériel, futur député et directeur de cabinet du président de la République ; il est aujourd'hui dirigé par son fils, Nicolas Rousselet, diplômé d'HEC et membre du Siècle. Depuis le rachat de son principal concurrent, les Taxis Bleus, en 1993, G7 compte environ 10 000 taxis affiliés, soit près de 60 % du parc parisien ; il commercialise en outre la plupart des produits et services nécessaires aux chauffeurs. Il est donc, et de loin, le groupe plus puissant du secteur.

Une priorité : la réglementation

Face à l'offensive d'Uber, la priorité de G7 a été de l'emporter sur le terrain normatif. Le groupe disposait pour cela de plusieurs ressources :
- Le réseau personnel de ses dirigeants dans le monde politique. Nous venons d'évoquer les relations d'André et Nicolas Rousselet ; ajoutons que l'homme ayant assuré la transition entre les deux, Jean-Jacques Augier, est un ancien de la fameuse promotion Voltaire de l'ENA et a été le trésorier de la campagne de François Hollande en 2012.
- Sa proximité avec le ministère de l'intérieur. Rappelons par exemple que Pierre Chassigneux, issu comme André Rousselet du corps préfectoral et qui a été comme lui directeur de cabinet du président Mitterrand, a remis en 2008 à Michèle Alliot-Marie un rapport sur la profession de taxi prenant le contre-pied des préconisations de la commission Attali, avant de devenir président des Taxis Bleus.
- La présidence de l'UNIT, l'un des principaux syndicats de la profession. Elle offre à Nicolas Rousselet un moyen de pression sur les pouvoirs publics et lui permet d'associer la promotion de ses intérêts particuliers à la défense d'un intérêt collectif : « La situation est grave. Si je m'exprime aujourd'hui, c'est parce qu'il y a le feu. Il faut protéger les revenus et les emplois des 55 000 taxis français. »

Cette action a porté ses fruits, puisque la loi Thévenoud a imposé des contraintes supplémentaires aux VTC et interdit UberPop. G7 milite désormais pour le statu quo législatif.

La contre-attaque commerciale

Il serait toutefois erroné de réduire la stratégie de G7 à son lobbying. Le groupe a également contre-attaqué sur le terrain commercial. Il a élargi sa gamme de services - véhicules partagés ou Wi-Fi à bord, par exemple - et rédigé une charte qualité. Dans le but de « construire le contre-Uber mondial du taxi », il a créé eCab, une application de mise en relation de clients avec des taxis affiliés disponible dans plusieurs pays. Il a investi les réseaux sociaux pour combler son retard en matière de « notoriété digitale ». Plus récemment, il a déclenché une bataille tarifaire sur le segment des noctambules du weekend. Uber a été contrainte de répliquer en baissant ses tarifs parisiens, ce qui a déclenché un mouvement de contestation en son sein et, plus largement, parmi les chauffeurs de VTC.

Intéressant en lui-même, le conflit entre Uber et G7 l'est aussi par le nombre et la diversité de ses parties prenantes : professionnels du secteur, pouvoirs publics, autorités indépendantes, responsables politiques, institutions européennes, économistes, intellectuels, journalistes, simples citoyens ou consommateurs, tout le monde peut à bon droit se sentir concerné.

L'échiquier économique

La profession de taxi n'est pas exempte de divisions : des tensions se font notamment jour entre les directions des centrales radio et les représentants des chauffeurs. Néanmoins, ces divisions n'ont pas empêché la profession de se montrer unie sur l'essentiel : la lutte contre le développement des VTC, et plus encore contre UberPop. Les nombreuses journées d'action ont été très suivies, et la chronologie des déclarations politiques atteste qu'elles ont produit l'effet recherché. La profession entière a ensuite refusé de participer à la table ronde avec les représentants des VTC que souhaitait organiser Emmanuel Macron en août 2015.

Cette unité relative représente un atout d'autant plus important pour G7 qu'Uber ne peut compter sur des appuis similaires auprès des sociétés de VTC. Il leur arrive de se mobiliser concomitamment pour promouvoir leurs intérêts communs, mais leurs démarches sont plutôt parallèles que conjointes. Surtout, des sociétés de VTC se sont liguées avec les taxis pour réclamer l'interdiction d'UberPop. En clair, là où G7 dispose de solides alliés, les relations entre Uber et les autres sociétés de VTC relèvent de la coopétition et comportent une bonne dose de méfiance. On retrouve d'ailleurs cette méfiance dans l'attitude des entreprises de covoiturage urbain - Djump, aujourd'hui disparue, et Heetch -, qui ont tout fait pour se différencier d'UberPop dans l'espoir de ne pas subir les mêmes sanctions.

L'échiquier politique

Le Gouvernement français a mené une action résolue contre UberPop. La DGCCRF a ouvert dès février 2014 une enquête pour « pratiques commerciales trompeuses », qui a abouti à la condamnation d'Uber à 150 000 euros d'amende en appel. De manière plus directe, le gouvernement a inspiré et soutenu l'initiative législative de Thomas Thévenoud. Enfin, François Hollande est intervenu personnellement dans le conflit compte tenu de l'aggravation des tensions. Cette intervention a recueilli l'assentiment de l'ensemble des formations politiques.

L'unanimité disparaît concernant la régulation du secteur. L'examen parlementaire de la proposition de loi Thévenoud a fait apparaître des divergences correspondant peu ou prou aux positions de chacun à l'égard du libéralisme. On peut également distinguer un pôle régalien et un pôle économique. Le ministère de l'intérieur a apporté un soutien constant aux taxis, depuis le décret de 2013 imposant un délai de réservation de quinze minutes aux VTC jusqu'au lancement en septembre dernier d'une application de géolocalisation réservée aux taxis (Le.Taxi).

Bercy évolue après la nomination de Macron

En revanche, la position du ministère de l'économie a progressivement évolué en faveur d'une plus grande ouverture du marché, surtout après la nomination d'Emmanuel Macron, rapporteur de la commission Attali en 2008 : il a déclaré en janvier 2015 que la régulation en vigueur n'était « pas totalement adaptée à la réalité du monde et des pratiques » et proposé l'été suivant une table ronde pour « repenser le modèle économique » du secteur. Mentionnons également, au sein du pôle économique, le CAE, qui s'est prononcé pour un assouplissement de la réglementation en juillet 2014 puis en octobre 2015, et l'Autorité de la concurrence, qui a critiqué le délai de réservation de quinze minutes prévu par décret et formulé des réserves sur l'obligation de retour à la base imposée par la loi Thévenoud.

La Commission européenne est elle aussi partie prenante au conflit, car Uber a porté plainte devant elle contre plusieurs États membres. En outre, un juge espagnol a saisi la CJUE pour savoir si Uber était une entreprise de transport ou un fournisseur de services numériques. La Commission a donc lancé une étude sur l'encadrement de la profession de taxi afin de déterminer s'il convient de proposer une législation européenne. Dans la mesure où elle orchestre un mouvement de libéralisation générale depuis une vingtaine d'années, il est peu probable que la réglementation française lui agrée. Elle a par ailleurs érigé en priorité la réalisation d'un « marché unique numérique » visant à « supprimer les obstacles pour exploiter pleinement les possibilités offertes par internet ».

L'échiquier social

Le conflit entre Uber et G7 s'intègre dans un débat plus large sur l'ubérisation. Trois principaux courants peuvent être distingués :
- Le courant le plus médiatique est le courant libéral, qui soutient Uber face à ce qu'il assimile à du « conservatisme ». Ses figures de proue sont Nicolas Colin, inspecteur des finances et co-fondateur d'une société accompagnant des start-up, qui a attaqué Nicolas Rousselet dans une tribune ayant reçu un certain écho, et Gaspard Koenig, fondateur du think tank Génération libre et co-auteur d'un « appel des libéraux pour sauver Uber ». Un sous-courant considère aussi Uber comme un vecteur d'ascension sociale et d'intégration.
- Le deuxième courant gravite autour de l'Observatoire de l'ubérisation, créé à l'initiative de la Fédération des auto-entrepreneurs. Proches du courant libéral, mais plus modérés, ses tenants estiment que l'ubérisation appelle des réformes de grande ampleur et souhaitent formuler des propositions pour « réinventer notre modèle social, les bases du dialogue social et le fonctionnement des règles fiscales » et « revoir notre droit basé sur le salariat omniprésent et élargir la possibilité de collaborer sans contrat de travail ».
- Le troisième courant, moins structuré, perçoit l'ubérisation comme une menace : elle multiplierait les emplois précaires dans lesquels une main d'œuvre « à la demande » - The Economist a évoqué un robinet qu'on ouvre et ferme à loisir - fournit un travail « à la pièce » et compromettrait à la fois le financement, par l'évasion fiscale qu'elle facilite, et le fonctionnement, par la remise en cause du salariat qu'elle porte en germe, de notre système de protection sociale. L' « économie de partage » annoncée serait en fait une « économie de partage des restes ».

Des perspectives incertaines

Uber a incontestablement subi des revers. Ils tiennent certes, pour une part, au pouvoir d'influence de G7 et à la détermination des chauffeurs de taxi, mais ils procèdent aussi de la méthode brutale qu'elle a employée. Néanmoins, à bien y réfléchir, pouvait-il en être autrement ? Cette méthode n'est-elle pas inscrite dans l'identité même d'Uber, n'est-elle pas le fondement de sa notoriété mondiale et le cœur du pouvoir de fascination qu'elle exerce même sur ses détracteurs ? En outre, elle a également remporté d'importants succès : elle est devenue l'acteur majeur du marché français des VTC ; elle a amené tous ses concurrents à s'aligner sur son modèle ; elle s'est trouvé de nombreux relais médiatiques, qui voient en elle le symbole de l'innovation disruptive.

G7 a tenu le choc

De son côté, G7 a fort bien tenu le choc. Il est vrai que le groupe a péché par défaut d'anticipation. Il n'a pas suffisamment prévu les conséquences de la révolution numérique sur la compétition économique. Les concurrents pouvaient déjà venir de partout ; ils viennent désormais beaucoup plus vite, et par des chemins de traverse. La capacité à mettre en relation les usagers prenant parfois le pas sur le produit ou le service, tandis que certaines compétences deviennent caduques sous l'effet du progrès technologique, une profession peut se trouver attaquée des deux côtés en même temps.

L'exemple de G7 atteste que nul n'est à l'abri : dominant outrageusement son marché, disposant d'un solide réseau politique et pouvant s'appuyer sur une profession structurée, il n'en a pas moins été contraint de réagir en urgence. Toutefois, malgré ce retard initial, G7 a fait la preuve de sa capacité de résilience : il a su se remettre en question rapidement, en adaptant son offre et sa communication à la nouvelle donne concurrentielle. Récemment, il a même repris l'initiative en déclenchant une batille tarifaire.

Le match n'est pas terminé

Le conflit est donc loin d'être terminé. La transformation - d'aucuns diraient le dynamitage - du marché via UberPop ayant échoué, une deuxième phase a commencé. Elle se joue sur le terrain commercial, mais plus encore sur le terrain normatif : entre les velléités réformatrices d'Emmanuel Macron, l'étude conduite par la Commission européenne et la perspective d'un retour de la droite au pouvoir en 2017, il est à peu près certain que l'encadrement réglementaire du secteur évoluera à court ou moyen terme. C'est de la nature de cette évolution que dépendra le rapport futur des forces en présence.

Fonctionnaire parlementaire, Stéphane Perrier suit actuellement un Troisième cycle professionnel en Management stratégique et Intelligence économique

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Commentaires 4
à écrit le 18/12/2015 à 11:20
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D'après moi, vous oubliez aussi une notion fondamentale dans votre comparaison, le principe de l'amélioration continue pronée par Uber, et autres nouvelles startup qui adoptent le même mindset. Uber, en s'appuyant aussi bien sur les avis des chauffe...

à écrit le 18/12/2015 à 11:19
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D'après moi, vous oubliez aussi une notion fondamentale dans votre comparaison, le principe de l'amélioration continue pronée par Uber, et autres nouvelles startup qui adoptent le même mindset. Uber, en s'appuyant aussi bien sur les avis des chauffe...

à écrit le 18/12/2015 à 9:27
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Mais Enfin?? A quoi s'attendaient les chauffeurs Uber? A bien gagner leur vie? Bien sur que non, cette "machine UBER" n'est faite que pour générer d'énormes profits, défiscalisés (logés dans les paradis fiscaux), et pour celà il faut une armée de pet...

à écrit le 17/12/2015 à 21:30
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Vous prenez un raccourci quand vous dites que G7 a racheté Taxis Bleus. Il en est peut-être le principal actionnaire mais il ne l'a pas racheté. D'ailleurs Taxis Bleus ne fait pas partie du groupe G7 !!! Ce sont deux concurrents.

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