Le rugby et le goût des autres

L’absence d’Antoine Dupont met en lumière le poids des individualités dans un sport qui érige le collectif en valeur suprême. Mal en point, les Bleus défient aujourd’hui les Gallois.
Le XV de France à la peine face aux Italiens (13-13) à Lille le 25 février.
Le XV de France à la peine face aux Italiens (13-13) à Lille le 25 février. (Crédits : © HUGO PFEIFFER/ICON SPORT)

Si le rugby est un sport aussi radicalement collectif que le prétendent ses adeptes, comment l'absence d'un joueur peut-elle autant désarçonner une équipe ? Toujours orphelin d'Antoine Dupont, le XV de France a 80 minutes pour résoudre l'énigme, cet après-midi au pays de Galles (16 heures, France 2), quatrième match du Tournoi des Six Nations.

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Pierre Villepreux, ancien sélectionneur (1995-1999), planche, lui, sur le sujet depuis quatre-vingts ans - son âge - ou presque. Ce théoricien de haut vol a professé à longueur d'ouvrages que tout découle du collectif. Avec comme postulat qu'« aucune individualité ne peut expliquer un succès ou une défaite » et que les gestes qui font basculer un match - essais en solitaire, coups de pied millimétrés, plaquage près de l'en-but - « nécessitent des opportunités créées par d'autres joueurs ». « Les réactions du porteur de balle et de ses partenaires sont toujours liées », formule-t-il.

L'Anglais Clive Woodward a, lui, porté le XV de la Rose jusqu'au titre mondial en 2003 avec une théorie opposée. Il l'avait développée dans L'Équipe en 2018 : « Certains coachs ne l'ont pas compris mais les grandes équipes sont d'abord constituées d'individus, déclarait-il alors. En 2003, j'avais Jonny Wilkinson, Martin Johnson, Lawrence Dallaglio. Si on utilise l'image du sport olympique, je voulais que Wilkinson soit l'ouvreur médaillé d'or, Johnson le deuxième ligne médaillé d'or, etc. Ça n'a rien à voir avec l'équipe mais, quand on parvient à en faire des world class players, on voit le vestiaire se transformer. »

Le sujet n'est pas seulement technique. Il est culturel et - attention, terrain glissant - révèle les paradoxes des fameuses valeurs de l'Ovalie. La lecture de l'étude de la Fondation Jean-Jaurès publiée avant la Coupe du monde 2023 est éclairante : elle indique que le rugby est surtout pratiqué par des hommes de gauche, apôtres du collectif, mais majoritairement apprécié par des spectateurs de droite, mérite personnel en bandoulière.

Ça m'embête de dire qu'un joueur change seul une équipe mais, dans de très rares cas, ça arrive

Guy Novès, ancien sélectionneur

L'époque, faite de data, de caméras isolées et de réseaux sociaux, célèbre les individualités. Mais la croyance dans la vertu du groupe est aussi ancienne que ce sport, et même constitutive de l'imaginaire de ses pratiquants. « On est formatés à ça depuis notre plus jeune âge, abonde l'ex-trois-quarts international Denis Charvet, consultant pour RMC Sport. On intègre l'idée que, dans le rugby, on a besoin de notre cama- rade, qu'on n'est rien sans lui et qu'il est impossible de construire une équipe à partir d'un individu. »

Pourtant, lorsque Dupont se blesse contre la Namibie lors du dernier Mondial, les statisticiens effarés constatent que, depuis l'édition 2019, les Bleus comptent 87 % de victoires lorsque le meilleur joueur du monde 2021 est titulaire, 64 %, quand il n'est pas sur la pelouse. En ce début de Tournoi, sans leur maître à jouer, parti tenter l'aventure olympique en rugby à 7, les Bleus ont gagné une seule de leurs trois confrontations, à l'arraché en Écosse (16-20). On peut ajouter l'absence longue durée de son complice à la charnière, Romain Ntamack, dont le flair a manqué cet automne, et la blessure de son intérimaire au capitanat, Grégory Alldritt, qui a dû faire l'impasse sur la réception de l'Italie, conclue par un nul aussi médiocre que miraculeux (13-13).

« Ça m'embête de dire qu'un joueur change seul une équipe mais, dans de très rares cas - et on peut citer Antoine ou le Gallois Gareth Edwards dans les années 1970 -, ça arrive », admet l'ancien sélectionneur Guy Novès (2016-2017). À chacun son Dupont, pourraient prolonger les supporters du Racing 92. Le leur se nomme Nolann Le Garrec, lui aussi demi de mêlée, appelé justement à remplacer le Toulousain aujourd'hui à Cardiff. Depuis que le Breton est mobilisé en sélection, le club francilien, qui joue ce soir contre Toulon, a perdu cinq fois de rang et a glissé de la première à la sixième place. « Ça n'a quand même rien à voir avec le rôle des individualités dans le foot, resitue Denis Charvet. Kylian Mbappé possède une dimension individuelle exceptionnelle, mais je ne suis pas sûr qu'il touche à l'excellence dans sa dimension collective, celle qui consiste à sublimer tous les autres. Au rugby, être un grand joueur inclut forcément cette dimension. »

Si les Bleus devaient rendre une copie développant une thèse (le collectif ) et une antithèse (les individualités), leur synthèse se concentrerait probablement sur la psychologie de groupe. Elle soulignerait l'impact des joueurs d'exception. « Même si c'est d'abord le jeu qui est en faillite aujourd'hui, la fébrilité est dans les têtes, appuie Pierre Villepreux. Tous les internationaux sont capables de réussir des passes ou de réceptionner des ballons hauts. S'ils n'y parviennent pas, c'est lié à un manque de confiance, qui pourrait être comblé par la présence de leur meilleur joueur. » Les performances des Bordelais Maxime Lucu, Matthieu Jalibert et Damian Penaud, capables de fulgurances en club et quelconques en Bleu, confortent cette analyse.

Effet miroir : l'équipe de France de rugby à 7 bénéficie de la confiance apportée par Dupont, pourtant novice dans la discipline. Avec lui, elle vient de remporter son premier tournoi mondial depuis 2005. Pour ses entraîneurs, son savoir-faire, ballon en mains, n'explique pas uniquement ces résultats. Ni ne résume son influence sur le collectif.

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