De belles promesses la main sur le cœur. Lundi 30 novembre, l'Elysée et le cabinet de conseil McKinsey ont dévoilé "l'Appel Tech for good", un texte signé par 73 patrons de la tech mondiale, qui les engage à mobiliser leurs énormes moyens pour améliorer la société dans tous les domaines, notamment la transition écologique, la lutte contre la haine en ligne, la protection des données et même la justice fiscale.
Le texte est le résultat du "sommet intermédiaire" tenu mi-novembre pour préparer le troisième sommet Tech For Good, reporté à juin 2021 en raison de la crise sanitaire. A quelques exceptions près, Emmanuel Macron a obtenu la signature des acteurs majeurs de la tech mondiale. Parmi les 73 signataires figurent deux des quatre Gafa -Google et Facebook-, des géants comme Huawei, Microsoft, Ericsson, Oracle et IBM, des grands groupes français -Orange, Iliad-SFR, BNP Paribas, Engie, L'Oréal, La Française des Jeux...-, des licornes, startups et fonds d'investissements majeurs -Uber, Deliveroo, Doctolib, BlaBlaCar, Criteo, Backmarket, les fonds Balderton et Atomico...- et bien sûr des acteurs phares de la "tech for good" comme Chance, Hello Tomorrow ou OpenClassrooms.
Le texte liste les "externalités négatives" de la tech, Apple et Amazon ne signent pas
L'existence de ce texte est en soi une petite avancée, dans le sens où les signataires reconnaissent noir sur blanc que les progrès engendrés par la révolution technologique et numérique "peuvent être entravés par des externalités négatives" -même si l'emploi du conditionnel relativise la portée de cet aveu. Ces conséquences néfastes sur la société et l'économie sont même listées : "pratiques concurrentielles déloyales tels que l'abus de position dominante et systémique", "démarches visant à la fragmentation d'Internet", "menaces sur les droits de l'homme et les libertés fondamentales", "affaiblissement de la démocratie" et même criminalité.
Ces externalités négatives sont en revanche présentées comme la conséquence d'absence de "garanties appropriées", autrement dit un détournement des usages par "des individus et organisations", ce qui revient in fine à déresponsabiliser les entreprises. Peu importe : pour l'Elysée, la simple reconnaissance, par le gratin de la tech mondiale, de ces externalités négatives, est "un pas de géant pour que tout le monde avance vers une utilisation éthique de la technologie". C'est aussi probablement à cause de cette liste que deux des quatre Gafa -Apple et Amazon- ont refusé de signer le texte. La Commission européenne a ouvert cette année une enquête sur Apple pour abus de position dominante sur son magasin applicatif, l'Apple Store, et son système de paiement Apple Pay, et sur Amazon pour le même motif ainsi que pour "distorsion de concurrence" sur sa marketplace.
Une gigantesque opération de communication
Les huit engagements définis sont, sur le papier, d'une ampleur inédite. Il y est question de renforcement de la lutte contre les contenus haineux et terroristes "dans le respect des libertés fondamentales" et de manière "transparente, spécifique et techniquement faisable". Le texte insiste sur la nécessité d'une meilleure protection des données ("sécurité et privacy by design", "liberté de choix pour le consommateur"), de "l'ouverture et du partage des données" pour la recherche, ou encore de "l'interopérabilité des plateformes". Il n'oublie pas non plus le défi environnemental en faisant promettre d'accélérer la "transition écologique de nos industries respectives".
Au niveau social, les technologies doivent "favoriser l'inclusion sociale, professionnelle et économique des personnes, améliorer l'accessibilité de nos services pour tous" et "réduire la fracture numérique", tandis que les entreprises s'engagent à "promouvoir la diversité et l'égalité des chances". Même la fiscalité n'est pas oubliée : le texte engage les signataires à "prendre nos responsabilités économiques et sociales par une juste contribution aux impôts des pays dans lesquels nous opérons".
Mais les belles promesses n'engagent que ceux qui y croient, car ces déclarations d'intentions ne s'accompagnent d'aucune contrainte juridique, et le manifeste n'affiche aucun objectif chiffré. De plus, les principaux enjeux soulevés par le texte concernent en premier lieu les géants du Net, mais leurs actes jusqu'à présent démontrent l'ampleur de leur double discours. Ainsi, la signature de certains acteurs ne manque pas de cynisme. En tant que signataire, Google admet par exemple l'existence des "abus de position dominante et systémiques" dans la tech, alors qu'il conteste les sanctions que lui a infligée la Commission européenne en 2018 et 2019 et qu'il a réfuté devant le congrès américain -à l'unisson avec les autres Gafa- toute pratique anticoncurrentielle. Voir Huawei -désigné comme cheval de Troie du gouvernement chinois- promouvoir la transparence, ou encore Facebook soutenir la nécessité de la protection des données, alors qu'il a combattu bec et ongles le RGPD en menant d'intenses opérations de lobbying à Bruxelles et freine toute régulation sur la publicité ciblée, ne manque pas non plus de saveur.
L'examen des engagements pris par les entreprises donne aussi une idée de l'ampleur de cette opération de communication. Elles promettent la "sécurité by design" et le "privacy by design", mais il s'agit déjà d'obligations inscrites dans la loi depuis le RGPD. L'ouverture des données pour la recherche, l'interopérabilité des plateformes ou encore le renforcement des obligations contre la haine en ligne, sont au programme du Digital Services Act, un nouveau règlement européen majeur, qui sera présenté en décembre. Autrement dit, ce texte présente comme une initiative volontaire d'acteurs de la tech des mesures qui sont en réalité portées, pour la plupart, par des régulateurs, à un stade souvent avancé, et auxquelles ils sont forcés de se conformer. Google, Facebook ainsi que d'autres signataires ont d'ailleurs ardemment combattu le Digital Services Act, comme l'a révélé le Financial Times en publiant la stratégie très agressive de lobbying de Google à Bruxelles.
Sujets les + commentés