Comment la guerre en Ukraine transforme l’écosystème mondial des câbles internet

Le sabotage de Nord Stream 1 et 2, associé aux déclarations belliqueuses de Dmitri Medvedev en juin dernier, réveille la crainte d’un sabotage des câbles sous-marins occidentaux par la Russie. En replaçant ces derniers sur le devant de la scène géopolitique, le conflit entraîne une recomposition des infrastructures de télécommunication entre les blocs, avec un risque de découplage avancé.
(Crédits : DR)

En juin dernier, Dmitri Medvedev, le vice-président du Conseil de sécurité de Russie, proférait des menaces sur sa chaîne Telegram. « Étant donnée la complicité établie des pays occidentaux dans les destructions des Nord Streams, nous n'avons plus aucun frein (pas même d'ordre moral) à la destruction des câbles de communication de nos ennemis situés dans les fonds marins. »

L'affaire Nord Stream demeure en réalité non élucidée, certains experts ayant pointé tour à tour la responsabilité de la Russie, des États-Unis, de l'Ukraine ou encore de la Pologne. Mais si les preuves dont Medvedev affirme disposer demeurent incertaines, ses menaces, elles, sont bel et bien frappées du sceau de la réalité.

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Menaces sur les câbles

Depuis le début du conflit, les craintes d'un sabotage des câbles internet sous-marins occidentaux par la Russie vont bon train. Peu de temps avant les déclarations de Medvedev, le secrétaire d'État à la Défense britannique, Ben Wallace, affirmait ainsi que la Russie avait « les capacités et l'intention » de détruire les infrastructures de télécommunication sous-marines occidentales.

Des craintes que vient appuyer un récent rapport de Recorded Future, une entreprise américaine de cybersécurité qui utilise la collecte et l'analyse des masses de données par l'intelligence artificielle pour détecter les menaces potentielles. Intitulé The Escalating Global Risk Environment for Submarine Cables ( Un environnement mondial de plus en plus risqué pour les câbles sous-marins ), le rapport pointe la dégradation des relations entre l'Occident d'une part, la Russie et la Chine d'autre part, et par conséquent le risque croissant pour que les câbles sous-marins soient pris pour cible dans une optique de sabotage au service d'une guerre économique.

« Nous assistons à une convergence de risques géopolitiques qui font peser une menace sur les câbles, à la fois de cyberespionnage et de sabotage physique. D'après nos recherches, la Russie constitue aujourd'hui de manière quasi-certaine la principale menace pesant sur le réseau mondial de câbles sous-marins, comme l'indiquent leurs efforts pour cartographier avec précision les différents câbles pour de potentielles activités de sabotage, rapportés par les services néerlandais, ainsi que les menaces directes récemment formulées par Dmitri Medvedev. La volonté de la Russie d'infliger des dommages aux États-Unis et à leurs alliés pour leur soutien à l'Ukraine pourrait également les conduire à cibler les câbles sous-marins », affirme Matt Mooney, l'analyste qui a dirigé l'étude.

À cela s'ajoute le fait que la Russie ait récemment cherché à se doter de drones sous-marins perfectionnés capables d'opérer dans les profondeurs. « En 2019, le Royaume-Uni a en réaction mis à jour sa législation pour interdire l'exportation vers la Russie de biens et d'équipements permettant de porter atteinte aux câbles sous-marins », affirme Camille Morel, chercheuse en relations internationales associée à l'Institut d'études de stratégie et de défense (IESD) de l'université Jean Moulin Lyon III, et auteure du livre Les câbles sous-marins (CNRS Éditions, 2023).

Les câbles, clef de voûte des télécommunications internationales

Si les câbles constituent une cible de choix, c'est parce qu'ils occupent une place centrale au sein de l'écosystème mondial des télécommunications : 99% des transferts de données intercontinentaux transitent par eux. On en dénombre aujourd'hui 448, totalisant 1,3 million de kilomètres de long, soit 32 fois la circonférence de la Terre. Sans ces câbles tapis au fond des océans, nous devrions dire adieu à l'informatique en nuage, à la visioconférence et à Netflix.

Or, bien avant l'avènement des câbles internet sous-marins, les câbles télégraphiques ont de longue date constitué une cible militaire en période de conflit. En 1898, lors du conflit hispano-américain à Cuba, Washington sectionne les câbles télégraphiques pour isoler l'île et faciliter l'invasion. Et lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne profite de sa suprématie maritime pour saboter les câbles télégraphiques du Reich dans la Baltique.

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Un exemple plus récent nous montre les conséquences que peut avoir la destruction des câbles internet sous-marins. En 2007, des pêcheurs vietnamiens coupent l'un d'entre eux afin d'en récupérer les matériaux composites et de tenter de les revendre à bon prix. Le Vietnam perd alors près de 90% de sa connectivité avec le reste du monde pendant une période de trois semaines !

Ce qu'impliquent les risques de sabotage

Certes, les pays occidentaux, bien mieux reliés, sont moins vulnérables. « Dans un pays comme la France, couper un câble ou deux n'aurait pas un gros impact. Au pire, l'activité économique serait ralentie, mais nous avons d'autres câbles maritimes, des liaisons terrestres, des satellites pour continuer à faire transiter les données par d'autres voies. Ce serait plus un acte symbolique qu'autre chose », tempère Camille Morel.

Les départements et territoires d'outre-mer, eux, sont en revanche plus vulnérables. « À part la Martinique et la Guadeloupe, ils possèdent chacun deux ou trois câbles maximum, voire un seul, pour certains. Étant donné le contexte de tensions actuel dans l'océan Indo-Pacifique avec la Chine, une puissance étrangère qui voudrait faire pression sur la France pourrait stratégiquement couper les câbles d'un de ces territoires pour l'isoler de la métropole et du reste du monde. La destruction d'un câble n'est pas une fin en soi, c'est un outil à la disposition des États dans un contexte de conflit plus général  », précise Camille Morel. La dimension symbolique et les coûts nécessaires pour réparer un câble saboté ne sont pas non plus à négliger.

On ne compte toutefois aucun exemple de sabotage d'un câble sous-marin dans l'histoire récente. Du moins, aucun exemple avéré. « Il est toujours difficile de déterminer si un câble a été saboté ou accidentellement endommagé, par exemple par un bateau de pêche, dans la mesure où aucune grande puissance n'a intérêt à avouer que l'un de ses câbles a été détruit par une puissance rivale », note Félix Blanc, cofondateur de l'organisation Danaïdes et docteur en sciences politiques spécialisé dans la gouvernance des câbles sous-marins.

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« En 2017, 2,5 kilomètres de câbles norvégiens ont été coupés et emportés par un acteur non-identifié. En plus d'autres activités de recherche, ils permettaient la surveillance du trafic sous-marin au large des côtes norvégiennes, et avaient donc un aspect stratégique évident », rappelle de son côté Matt Mooney. Plus récemment, à l'automne 2022, un câble français a été endommagé et un autre a même disparu en Norvège. Dans les deux cas, des bateaux de pêche russes étaient à proximité, mais là encore ni la responsabilité de la Russie ni même le caractère malveillant de l'affaire n'ont été prouvés.

Reste que le sabotage des Nord Streams a révélé la fragilité de nos infrastructures sous-marines. « Les décideurs politiques se sont soudain rendu compte du fait que ce n'est pas parce que c'est sous la mer que ce n'est pas fragile, et qu'on entrait dans un monde où les États n'hésitent pas à utiliser des armes non conventionnelles à des fins de déstabilisation. Cela a entraîné un réveil politique des autorités européennes qui étaient jusqu'ici quelque peu inconscientes des risques », note Stéphane Lelux, expert des télécommunications internationales auprès des autorités européennes et vice-président de la filière Infrastructures numériques.

« Le Royaume-Uni, pays européen qui reçoit le plus de câbles sous-marins (40% des câbles qui transitent par l'Europe touchent le Royaume-Uni ou l'Irlande), a su se montrer proactif en lançant il y a trois ans la construction d'un bateau pour la surveillance des câbles, qui entrera en service en 2024. »

Relier l'Europe à l'Asie par le Caucase

Ce réveil européen s'incarne également par de nouveaux projets de câbles dotés d'une coloration géopolitique. L'UE a ainsi annoncé fin 2022 l'investissement de 45 millions d'euros pour construire un nouveau câble reliant la Géorgie à l'Europe de l'Est en passant par la mer Noire, et donc en contournant la Russie. L'objectif : réduire « la dépendance aux connexions nationales par fibre optique via la Russie », selon un rapport de la Commission européenne.

Un projet doté d'une double dimension, à la fois énergétique et géopolitique, pour Félix Blanc. « Il y aura deux câbles, un câble réservé aux télécommunications et un autre visant à renforcer l'approvisionnement en énergies renouvelables de l'UE, la Géorgie ayant beaucoup investi ces dernières années dans l'énergie hydroélectrique. Mais il s'agit aussi pour l'UE de conserver un canal de communication résilient avec la mer Noire, et donc d'étendre sa sphère d'influence vers le Caucase. »

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Vers le Caucase, et même au-delà. En effet, la Russie est l'une des routes principales pour le trafic internet entre l'Europe et l'Asie, qui passe cette fois-ci par des câbles terrestres. Certains politiques européens y voient une source de vulnérabilité devenue inacceptable depuis le déclenchement de la guerre. Le câble internet dans la mer Noire fait ainsi partie de l'initiative Global Gateway de la Commission européenne, un projet européen d'investissement dans les infrastructures stratégiques doté de 342 milliards de dollars, sorte de contrepartie à l'initiative chinoise Belt and Road, qui vise à offrir aux pays en développement une alternative aux lignes de crédit de Pékin.

La Banque européenne d'investissement est ainsi prête à mettre 20 millions d'euros dans le projet de câble vers la Géorgie. « Un tel niveau d'investissement public dans les câbles est inédit en Europe, cela dénote une prise de conscience stratégique indéniable », note Félix Blanc.

À terme, l'ambition serait de relier l'Europe à l'Asie du Sud-est en passant par l'Asie centrale, et donc en contournant la Russie, selon Stéphane Lelux.

« Ce câble est le premier maillon d'un plus grand projet. En plus de désenclaver la Géorgie, il ouvre la voie vers la Chine et l'Asie du Sud-Est, à travers l'Arménie (ou l'Azerbaïdjan), puis le Kazakhstan (ou l'Ouzbékistan). Pour rappel, l'Europe dispose d'une dizaine de connexions par câbles terrestres entre Francfort et la Chine, via la Russie. Dans le contexte actuel, et sachant les liens entre l'industrie allemande et le marché chinois, s'affranchir de cette dépendance ne serait pas une mauvaise idée. C'est aussi une alternative géostratégique pour la connectivité des pays d'Asie centrale. »

Un risque de fragmentation de l'internet mondial

Si l'on ajoute le fait que les projets de câbles pour relier l'Asie aux États-Unis contournent de plus en plus la mer de Chine méridionale, voie royale historique, dans un contexte de refroidissement des relations entre les deux superpuissances, on voit que les infrastructures de télécommunication se recomposent pour épouser les nouvelles logiques conflictuelles entre blocs. Surtout si l'on ajoute l'autarcie croissante de l'internet russe et de ses infrastructures.

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« En ce moment, le gouvernement russe a le projet de rapatrier l'ensemble des données russes et des pays affiliés pour dépendre le moins possible des réseaux internationaux, ce qui leur permettrait de s'affranchir des câbles sous-marins pour leurs communications internes et avec leurs partenaires. Leur internet est déjà très majoritairement basé sur des câbles terrestres.

On assiste ainsi à un risque de fragmentation accru de l'internet mondial, et l'on pourrait sortir du conflit ukrainien avec au moins deux internets, un bloc continental sous domination sino-russe et un bloc occidental qui domine déjà les routes historiques passant par les mers et les détroits », craint Félix Blanc.

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Commentaires 9
à écrit le 29/07/2023 à 14:46
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Bonjour , avant toute chose , ils y a bien longtemps que les gazoduc et réseaux de cable optique etait des cible prioritaire en temps de guerres... Maintenant, certaines installations sont attaquer car cela est de l'intérêt d'un certain nombre de p...

à écrit le 29/07/2023 à 13:35
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Ces câbles ne sont pas coupés car les USA en ont besoin. Et ce serait un acte de guerre de les couper, la Russie le sait. Par contre, les gazoducs génaient nettement les USA...

à écrit le 29/07/2023 à 10:12
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L'excès comme l'absence d'information cause le même problème ! Mais l'une est plus sûre que l'autre !

à écrit le 29/07/2023 à 8:59
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Pourquoi voulez vous toucher au câble... qui est indispensable pour transporter tout "les fakes news" de la terre ? ;-)

à écrit le 29/07/2023 à 3:31
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"non élucidée, non prouvé, non vérifié, " = USA Plus d'internet, cela ne ferait pas de mal, depuis que les États, banques, ect ont pris le contrôle, internet entrave de plus en plus la liberté individuelle par un espoinage tout azimut. Tout est fai...

à écrit le 28/07/2023 à 22:10
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Le plus curieux est que l'UE ne tire aucune conclusion réaliste des déclarations bellicistes des responsables étatsuniens concernant le NS avant 2023, encore moins du sabotage de ce NS par le regime de M. Biden. Il semble compliqué pour l'UE d'avance...

à écrit le 28/07/2023 à 17:20
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Dite adieu à Netflix ne serait pas bien grave😂

à écrit le 28/07/2023 à 17:08
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La question serait plutôt pourquoi ces cables sous-marins ne sont pas encore neutralisés et inopérants? Si quelqu'un a une réponse à cette question, je serais curieux de la connaître.

le 29/07/2023 à 2:34
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@Gerlm. En general ces cables sont a des profondeurs importantes. En moyenne de l'ordre de 500 metres a minima. Il faut des equipements et surtout de plongeurs tres qualifies et entraines.

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