La petite phrase de Margrethe Vestager du 28 mars dernier, indiquant qu'il n'y a pas en Europe, pour l'instant, de "préoccupations concernant la concurrence dans le cloud", est mal passée auprès des entrepreneurs européens du secteur. Vendredi 1er avril, 14 d'entre eux, pour la plupart membre du collectif Euclidia qui entend défendre les intérêts de la filière, ont publié une lettre ouverte destinée à la Commissaire européenne en charge de la concurrence.
L'objectif : remettre les points sur les "i" sur les pratiques des Gafam, et notamment de Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud, qui captent à eux trois environ 70% du marché européen du cloud, et sont les principaux gagnants de la croissance du secteur.
"Impliqués depuis des années dans le business du cloud computing ou dans le secteur tech, nous avons fait face à un certain nombre de pratiques abusives bien caractérisées. Aussi compliqué que cela puisse être de les qualifier en vertu des dispositions actuelles du droit de la concurrence de l'UE, nous pouvons témoigner qu'ils anéantissent bel et bien toute possibilité de concurrence libre et loyale", estiment-ils.
Ces entrepreneurs, dont Quentin Adam (Clever Cloud), Yann Lechelle (Scaleway), Alain Garnier (Jamespot), Leonidas Kalogeropoulos (Open Internet Project), Andre Loesekrug-Pietri (Joint European Disruptive Initiative) ou Jean-Paul Smets (Euclidia), estiment que les propos de Margrethe Vestager relèvent d'une maladresse coupable. "Adopter une position très neutre quant au bon fonctionnement des marchés du cloud computing, qui ne soulèveraient apparemment aucune inquiétude particulière, envoie, selon nous, le (faux) signal qu'"il n'y a rien à enquêter", déplorent-ils.
"Pas de préoccupations" ? OVHCloud et NextCloud ont pourtant déposé des plaintes contre Microsoft
Pourtant, Margrethe Vestager, déjà labellisée par la presse américaine "la terreur des Gafam", n'a pas pour habitude d'être laxiste envers les géants américains du numérique. C'est, entre autres, sous son impulsion, que l'Union européenne leur serre la vis depuis 2014. Le RGPD (entré en application en 2018), et le paquet législatif majeur Digital Markets Act (DMA) / Digital Services Act (DSA), en cours d'adoption à Bruxelles, sont en partie à mettre à son crédit. La danoise a également prononcé ces dernières années les plus fortes amendes jamais décidées en Europe à l'encontre les Gafam: 13 milliards d'euros contre Apple en 2016 correspondant à des impôts impayés en Irlande, 4,3 milliards d'euros contre Google en 2018 pour abus de position dominante via le système d'exploitation Android, ou encore 2,42 milliards d'euros contre Google en 2017 pour abus de position dominante dans la recherche en ligne.
La commissaire à la Concurrence a justement impulsé le DMA quand elle a réalisé que ces amendes, même très salées, n'avaient qu'un impact marginal sur leurs cibles. "Ce que nous avons appris, c'est que nous pouvons apporter des corrections sur des cas spécifiques, nous pouvons punir les comportements illégaux, mais lorsque les (infractions) deviennent systématiques, nous avons également besoin d'une réglementation", a expliqué Margrethe Vestager le 25 mars dernier, lors d'une conférence de presse à Bruxelles annonçant un accord politique sur le DMA, qui devrait être adopté d'ici à la fin de l'année.
Dans ce contexte, ses déclarations sur le cloud, prononcées le 28 mars lors d'un entretien accordé à l'agence de presse Reuters, ont étonné l'écosystème européen, qui dénonce depuis des années les pratiques estimées déloyales des géants américains dans ce secteur. La prise de position de Vestager paraît même totalement incompréhensible puisque le Wall Street Journal a révélé le 17 mars dernier que trois des plus gros acteurs européens, dont le français OVHCloud et l'allemand NextCloud, ont déposé une plainte l'an dernier contre Microsoft auprès de la Commission européenne pour pratiques anti-concurrentielles sur ses offres cloud. "En abusant de sa position dominante, Microsoft porte atteinte à la concurrence loyale et limite le choix des consommateurs sur le marché des services de cloud computing", a dénoncé OVHCloud dans une déclaration.
Ces sociétés reprochent à Microsoft certaines clauses de ses contrats de licence concernant l'offre bureautique Office 365, dont les tarifs seraient plus élevés lorsque le logiciel n'est pas exploité sur l'infrastructure cloud Azure, propriété du groupe américain. Cette différenciation entraînerait également, selon les plaignants, une dégradation de l'expérience utilisateur, voire des incompatibilités avec certains autres produits du groupe. Microsoft est également dans le viseur d'une autre coalition d'entreprises européennes, emmenée par l'allemand Nextcloud, qui a déposé plainte début 2021 auprès de la Commission européenne pour dénoncer "l'intégration toujours plus forte" des services cloud de Microsoft, compliquant le développement d'offres concurrentes.
Gaia-X n'est pas un bouclier anti-Gafam
Dans ce contexte, pourquoi diable Margrethe Vestager se permet-elle une telle déclaration ? Pour justifier son absence d'inquiétudes, la commissaire européenne a déclaré que Gaia-X, un projet européen visant à réduire la dépendance du Vieux Continent vis-à-vis des géants de la Silicon Valley, stimulerait la concurrence. "Je considère fondamentalement que c'est pro-concurrentiel lorsque vous avez quelqu'un pour montrer aux clients potentiels qu'il existe plus de deux géants où vous pouvez placer votre entreprise", a-t-elle déclaré.
Les auteurs de la lettre ouverte contestent ce point de vue. "La réalité défie sérieusement cette perception : le projet Gaia-X a été annoncé pour la première fois en 2019, initié en juin 2020, et les parts de marché des principaux acteurs américains n'ont cessé de croître depuis lors, alors que celles des Européens n'ont cessé de baisser", écrivent-ils, oubliant toutefois que la vocation de Gaia-X n'est pas de lutter contre les Gafam mais de rassembler l'écosystème pour offrir au marché de nouvelles solutions de confiance dans la gestion de la donnée.
Toutefois, présenter Gaia-X comme un gage de concurrence dans le cloud, comme l'a fait Margrethe Vestager, est également contestable. En premier lieu car Gaia-X n'est pas en tant que tel une solution qui viendrait concurrencer celles actuellement disponibles. Et aussi car l'initiative européenne a ouvert ses portes aux Gafam et aux géants chinois (Alibaba, Huawei), très présents non seulement au conseil d'administration depuis mars 2020, mais aussi dans les comités techniques. Gaia-X peine également à faire aboutir des projets, et entraîne de nombreuses critiques. Le français Scaleway, pourtant cofondateur avec 21 autres entreprises en 2019, a même bruyamment claqué la porte en novembre dernier, dénonçant dans nos colonnes "un projet gangréné de l'intérieur par les Gafam". "Aujourd'hui Gaia-X va surtout aider Google, Microsoft et Amazon à conforter leurs positions en Europe", taclait son CEO, Yann Lechelle.
Le cloud, grand oublié de la régulation numérique européenne ?
Plus modérés, les entrepreneurs réunis pour cette lettre ouverte manifestent des "inquiétudes" que Gaia-X puisse "conduire à l'exclusion des technologies européennes innovantes au profit des opérateurs historiques et des acteurs non européens". Pour l'éviter, ils appellent à "renforcer les actions politiques inscrites dans le droit dur", de manière à "favoriser un véritable "acte de rééquilibrage" sur les marchés du cloud computing."
Effectivement, certains spécialistes, notamment le député (LREM) français Philippe Latombe, dénoncent que les enjeux relatifs au cloud soient "insuffisamment traités" dans le Digital Markets Act. "Il y a à la fois le sujet de certaines pratiques qui nuisent à la concurrence comme les crédits cloud qui emprisonnent les entreprises dans un seul écosystème cloud, et aussi des sujets plus globaux de commande publique pour stimuler les Européens et leur donner des marchés, comme le font les Américains chez eux avec leurs entreprises. Ces sujets sont majeurs mais ils ne sont pas encore bien traités voire oubliés par la régulation", explique-t-il à La Tribune.
Très débattu lors de la campagne présidentielle, le "Buy European Act", ou préférence européenne, ne fait pas l'unanimité. Cédric O, le secrétaire d'Etat à la Transition numérique, qualifie cette initiative "d'impossible" au regard du droit du commerce international et estime qu'il n'y a pas de consensus européen sur le sujet.
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