Pourquoi TotalEnergies ne cède pas ses actifs en Russie

Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, TotalEnergies reste actionnaire de Novatek, le numéro deux du gaz russe, mais aussi de l’usine de liquéfaction du gaz Yamal LNG en Sibérie occidentale et d’Arctic LNG 2, en construction dans l'Arctique russe. Surtout, la major tricolore vend toujours 4 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) russe par an via son contrat de long terme avec Yamal LNG... notamment à l’Europe, qui ne prévoit aucune sanction. Décryptage.
Marine Godelier
Yamal LNG est une compagnie russe de production de gaz, créée pour participer au développement du champ gazier de Tambey-Sud, au nord-est de la péninsule de Yamal, et en particulier la construction de la station de production de gaz naturel liquéfié.
Yamal LNG est une compagnie russe de production de gaz, créée pour participer au développement du champ gazier de Tambey-Sud, au nord-est de la péninsule de Yamal, et en particulier la construction de la station de production de gaz naturel liquéfié. (Crédits : Novatek)

C'est une situation étonnante : deux ans après l'invasion de l'Ukraine, TotalEnergies n'a pas cédé ses actifs en Russie, où il avait massivement investi. La major pétrogazière reste en effet actionnaire à 19,4% de Novatek, le numéro deux du gaz russe, et possède plus de 20% de Yamal LNG, qui exploite la station de production de gaz naturel liquéfié (GNL) du même nom en Sibérie occidentale. Enfin, elle détient toujours plus de 10% de l'usine de liquéfaction du GNL Arctic LNG 2, actuellement en construction dans l'Arctique russe.

Surtout, le géant tricolore continue de faire du business dans le pays dirigé par Vladimir Poutine, en vendant plus de 4 millions de tonnes de GNL par an via son contrat de long terme avec Yamal LNG... fléché principalement vers le Vieux continent. Depuis cet immense complexe industriel comprenant 200 puits, trois trains de liquéfaction du gaz, un aéroport, un port et une flotte de bateaux brise-glace, TotalEnergies charge en effet le fameux hydrocarbure avant qu'il ne transite par navire jusqu'aux côtes européennes... y compris, d'ailleurs, vers la France, première cliente du GNL russe sur le Vieux continent. Soit une affaire très profitable pour TotalEnergies, puisqu'il s'agit de l'une de ses plus grosses unités de production de GNL dans le monde (avec 4 tonnes par an, donc, sur les 17 tonnes de GNL produites par le groupe en 2023).

Effacement dans le bilan comptable

Et pourtant, tout ceci n'apparaît nulle part dans ses comptes. Et pour cause : en 2022, après le début de la guerre, l'entreprise a décidé de « déconsolider » l'intégralité de ses actifs russes de ses reporting, entraînant 14,8 milliards de dollars de dépréciations cette année-là - soit la valeur totale de ses participations. Ce qui ne signifie pas qu'elle s'en est effectivement séparée : « Ils ont tout effacé de leur bilan comptable concernant leur exposition en Russie, mais continuent d'avoir la propriété de ces actifs », explique Ahmed Ben Salem, analyste Oil & Gas chez Oddo BHF.

« C'est une manière de montrer aux actionnaires que TotalEnergies n'en dépend pas. Autrement dit, que sa stratégie ne serait pas mise à mal si, demain, le Kremlin les saisissait ou qu'il fallait les vendre à prix bradé », explique une source proche du dossier.

Il s'agissait d'un enjeu de taille, alors que TotalEnergies avait beaucoup misé sur la Russie. Notamment le prédécesseur du PDG actuel, Patrick Pouyanné, Christophe de Margerie, à l'époque proche de Vladimir Poutine et intimement convaincu de l'importance de ce pays dans la stratégie de son groupe. Ainsi, en 2021, quelque 17% de la production totale d'hydrocarbures de l'entreprise, liés à ceux de Novatek, provenaient encore de Russie qui représentait pas moins de 21% de ses réserves.

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« Impasse juridique »

Seulement voilà : trois ans plus tard, il serait impossible pour TotalEnergies de céder ses parts dans Novatek, argue-t-on en interne. « Compte tenu des accords en vigueur entre actionnaires, il nous est interdit de vendre des actifs à un des principaux actionnaires de Novatek en raison des sanctions le visant », explique un porte-parole à La Tribune. En effet, l'un des actionnaires du groupe russe n'est autre que Guennadi Timtchenko, un oligarque proche du Kremlin visé par des sanctions occidentales.

Or, les règles de la joint-venture comportent un droit de préemption : si TotalEnergies décidait de vendre ses parts à un groupe chinois, par exemple, les autres co-propriétaires de Novatek, dont Guennadi Timtchenko, auraient le droit de les préempter. « C'est une impasse juridique ! Cela reviendrait à donner la possibilité à une personne qui n'en a pas le droit de les acheter », explique une source informée.

Quid, alors, de ses 20% de participation dans Yamal LNG, et des 10% dans Arctic LNG 2 ? En théorie, TotalEnergies pourrait céder ces actifs, directement à Novatek par exemple comme il l'a fait en août 2022 pour sa participation de 49 % dans la société Terneftegaz, (qui exploite un champ gazier à Termokarstovoye, dans le centre-est de la Russie). Mais ce n'est pas sa stratégie :

« Même s'ils le pouvaient, ils ne vont pas les donner pour 1 euro symbolique à l'Etat russe. En faire cadeau au Kremlin serait contre-productif », estime Ahmed Ben Salem.

« On parle d'usines de milliards de dollars, avec des actifs de milliards de dollars. C'est sans commune mesure avec Termokarstovoye, qui est un petit projet servant le marché local », ajoute une autre source ayant requis l'anonymat. Une stratégie que l'on retrouve d'ailleurs dans les principes d'action de TotalEnergies en Russie, publiés mars 2022 : « Abandonner ces participations sans contrepartie financière contribueraient à enrichir des investisseurs russes », ce qui reviendrait à « inverser l'objectif des sanctions », y écrit le groupe. La situation n'est d'ailleurs pas différente pour la compagnie britannique BP, qui avait pourtant réagi très rapidement à la suite de l'invasion de l'Ukraine en annonçant sa sortie imminente : deux ans plus tard, celle-ci reste actionnaire de Rosneft, l'entreprise d'Etat russe dans le pétrole. « Tout le monde est coincé », glisse Ahmed Ben Salem.

D'autant que ces majors « ne touchent pas les dividendes » liés à ces actions, explique une source informée, le capital ne circulant pas librement en raison de la guerre.

Vente de GNL à l'Europe

Il n'empêche : en-dehors de ces titres de propriété, TotalEnergies touche bien de l'argent sur la vente de GNL russe issu de l'usine de Yamal LNG. En effet, celui-ci n'a pas remis en cause son contrat de long terme signé avec la société russe, pour la livraison de 4 millions de tonnes de GNL par an. « Il n'est pas possible de le suspendre en l'absence de sanctions les visant de la part des Etats », justifie-t-on en interne. De fait, cette usine n'est touchée par aucune représailles commerciales de la part de l'Europe. Au contraire, même : initialement fléché vers l'Asie, ce GNL se dirige désormais, pour 70%, vers le Vieux continent. Il faut dire que les Vingt-Sept sont assoiffés de gaz, alors que les acheminements par pipeline depuis la Russie ont drastiquement chuté depuis deux ans. L'Hexagone ne fait pas figure d'exception : alors même que la France ne compte plus sur les acheminements par gazoduc, ses importations de GNL transporté par navire depuis la Russie ont augmenté de 41% entre janvier et septembre 2023 par rapport à la même période en 2021, selon le groupe de réflexion IEEFA.

« Notre activité en Russie tourne essentiellement autour du GNL venu de Yamal LNG. Le volume sur ce contrat est énorme, il représente beaucoup d'argent et nous devons l'honorer tant que les sanctions nous permettent de le faire. Et si ce n'est pas possible, alors nous agirons en conséquence », avait déjà fait savoir Patrick Pouyanné lors d'un échange avec des analystes financiers, en avril 2022.

Ce n'est d'ailleurs plus le cas pour le gigantesque projet Arctic LNG 2 dans l'Arctique russe : celui-ci est visé, depuis quelques semaines, par des sanctions américaines. « Nous avons engagé le processus de force majeure conformément aux contrats en vigueur, et nous respecterons les régimes de sanctions applicables conformément à nos principes d'actions », avait réagi TotalEnergies en janvier. La force majeure est une clause juridique qui permet aux entreprises de suspendre les livraisons en raison de facteurs jugés indépendants de leur volonté. « En conséquence, aucun enlèvement de GNL d'Arctic LNG 2 par TotalEnergies n'est prévu en 2024 », précise le groupe français. Reste à voir, donc, si les pouvoirs publics prendront in fine la même décision en ce qui concerne Yamal LNG.

Lire aussiFace au déclin prochain de la demande de pétrole, TotalEnergies bifurque... vers le gaz

Marine Godelier

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Commentaires 15
à écrit le 15/03/2024 à 3:03
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"Pourquoi TotalEnergies ne cède pas ses actifs en Russie" Probablement parce que M. Bakchich est très généreux avec son dirigeant actuel et qu'un accident peut très vite lui arriver à l'instar de son prédécesseur.

à écrit le 14/03/2024 à 15:54
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Novatek reste un groupe privé, au contraire des géants publics russes. Même si l'Etat avait pris une participation par Gazprom, moins de 10%, genre 9,x ou 8,x. Novatek reste hors du monopole public. Cette situation ennuie et arrange Poutine. Cett...

le 15/03/2024 à 3:06
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"Novatek reste un groupe privé, au contraire des géants publics russes." Qui peut croire que des entreprises privées seraient libres dans un pays qui ne l'est pas?

à écrit le 14/03/2024 à 14:10
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Il y aurait pas de raison ! se faire un max d'oseille c'est le but ! et ce groupe ne "fait pas de politique" si ce n'est celle de ses actionnaires qui semble se faire régaler par l'état en plus ! comme edf ! 25% d'augmentation des factures pour ensu...

à écrit le 14/03/2024 à 14:01
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Plus rien n’arrête les irresponsables de l’ UE ! Le vol des avoirs russes, la corruption généralisée en Ukraine, les mafias des Pays de l’Est, ...

à écrit le 14/03/2024 à 14:01
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Surtout, le géant tricolore TotalEnergies continue de faire du business dans le pays dirigé par Vladimir Poutine et d'engranger des "superprofits de guerre" que la France ne veut pas taxer. Le patriotisme français selon la Macronie est - sans aucune ...

le 14/03/2024 à 14:14
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ça n'existe pas le patriotisme ! encore moi par la classe dirigeante française ! vous le constatez, il y a le discours et vous avez les faits économiques ! aujourd'hui c'est même l'inverse ! macron prend l'argent des gens par les impôts, et le donne...

le 14/03/2024 à 18:13
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Le réflexe pavlovien français : la taxe. Ici nous sommes une nation de ponctionnaires. Réformer l'état jamais, mais taxer et à force de taxer tuer toute initiative. Tous les joint ventures avec les sociétés Françaises sont toutes établies hors de Fra...

le 14/03/2024 à 19:26
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@Tototiti. Évidemment qu'il faut réformer l'État français en profondeur (entre-autres sur le plan de l'injustice fiscale) - la question ne se pose même plus depuis des décennies - tout en se rappelant aussi que la culture gauloise, très pauvre en con...

à écrit le 14/03/2024 à 13:21
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tout fait juste , si seulement nos politiciens avaient un comportement va tant guerre pour défendre notre agriculture (hélas ils ne sont plus crédible ! il reste encore l ultime vote

le 14/03/2024 à 14:28
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mais ils sont devant des choix qu'ils n'assument pas puisqu'ils ne bossent plus pour le pays ou pour les citoyens, mais pour des intérêts individuels ! Le fait d'avoir autant d'affaires économico politique, le fait que les ministres ne sachent pas ...

le 14/03/2024 à 18:25
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Vous attendez le messie. Je crains que la déception vous guette. Quand on regarde le programme de tous ceux qui veulent être califes à la place du calife, on prend peur de savoir qu'ils promettent tous les lendemains qui chantent avec les dépenses qu...

à écrit le 14/03/2024 à 13:21
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tout fait juste , si seulement nos politiciens avaient un comportement va tant guerre pour défendre notre agriculture (hélas ils ne sont plus crédible ! il reste encore l ultime vote

à écrit le 14/03/2024 à 10:45
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👿 Si l'UE vole les avoirs de la Russie pour financer Zelensky, les actifs de Total en Russie lui seront certainement pris pour limiter la perte, et ce sera bien normal ! L'UPR soutient le retour de la diplomatie et des négociations de paix dans le co...

à écrit le 14/03/2024 à 7:56
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Heureusement qu'il existe encore des sociétés qui ne sont pas stupides au point de scier la branche sur laquelle elles sont assises. Cela ne choque personne que nos paysans crèvent pour un oligarque ukrainien mais nous devrions être révoltés qu'un ch...

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