Quand la guerre en Ukraine pourrait accélérer la transition énergétique après l’avoir fait reculer

DOSSIER MONDIALISATION- L'invasion russe de l'Ukraine pousse les gouvernements européens à se tourner, de toute urgence, vers le charbon et le gaz naturel liquéfié, deux combustibles fossiles émetteurs de CO2, pour sécuriser l'approvisionnement énergétique de l'hiver prochain. Mais cette crise internationale entraîne aussi un alignement des enjeux de souveraineté énergétique et de transition verte, favorisant les économies d'énergie et le déploiement à vitesse grand V des énergies renouvelables et locales. Sur le moyen et long terme, cette crise pourrait donc être une aubaine pour le climat. Plusieurs bémols pourraient toutefois enrayer cette dynamique vers un monde bas carbone. Analyse.
Juliette Raynal
(Crédits : Reuters)

Et si la prochaine victime de la guerre en Ukraine était la lutte contre le changement climatique ? C'est en tout cas ce que l'on peut craindre, sur le court terme, au regard des mesures d'urgence prises par les dirigeants européens pour sécuriser leur approvisionnement énergétique l'hiver prochain, alors que les livraisons de gaz russe diminuent progressivement et qu'elles pourraient être bientôt complètement coupées sur fond de tensions entre les pays occidentaux et le régime de Vladimir Poutine. Livraisons qui représentaient, avant le début du conflit, 40% des importations totales de gaz des Vingt-Sept.

Sur le Vieux Continent, les centrales à charbon s'apprêtent ainsi à jouer les prolongations. Elles constituent, en effet, le substitut le plus simple aux centrales à gaz naturel pour produire de l'électricité de manière pilotable. Dans le détail, l'Allemagne a décidé de garder en activité près de 14 gigawatts de centrales à charbon qui devaient fermer dès cette année. Les Pays-Bas ont, eux, donné leur aval pour un fonctionnement à plein régime des centrales utilisant cette roche noire, alors qu'elles étaient jusqu'à présent limitées à 35% de leurs capacités. La France et l'Autriche prévoient respectivement de rouvrir sur leur territoire une centrale à charbon, récemment mise en sommeil, tandis que l'Italie se prépare à autoriser une demi-douzaine de centrales à augmenter leur production. La Grèce aussi prévoit d'augmenter sa production électrique à partir du charbon.

Le charbon, très émetteur, joue les prolongations

Pour rappel, une centrale à charbon émet environ 1kg équivalent de CO2 par kilowattheure produit, contre 6 grammes pour une centrale nucléaire, une dizaine de grammes pour une éolienne et un peu plus de 440 grammes pour une centrale thermique fonctionnant au gaz naturel. Le risque est donc d'observer une nette hausse des émissions de CO2 liées à la production électrique en 2022, alors même qu'elles avaient déjà bondi en 2021, tirées par la reprise économique post-Covid.

En parallèle, toujours pour se défaire du gaz russe qui arrive essentiellement par gazoduc, les Vingt-Sept se ruent vers le gaz naturel liquéfié (GNL). Or, si le GNL présente l'avantage de pouvoir être transporté par bateau depuis n'importe quel endroit dans le monde, il est aussi bien plus émetteur de gaz à effet de serre (GES) que le gaz naturel acheminé par pipeline, avec une empreinte carbone presque trois fois plus élevée.

Le pacte vert européen maltraité sur le court terme

« Il y a une forme de panique sur la façon dont l'hiver prochain va se passer. Les gouvernements redoutent un approvisionnement insuffisant et ont très peur des perspectives de rationnement ou même de coupures, notamment dans le secteur industriel [l'industrie de la chimie est très consommatrice de gaz, ndlr]. Comment faire pour ne pas interrompre l'économie ? Comment faire pour ne pas demander aux particuliers de couper leur chauffage ? Ces questions sont très présentes à l'esprit des décideurs et les poussent à aller chercher des options, qui, aujourd'hui, ne vont pas dans le sens d'une accélération de la trajectoire climatique européenne. Sur le court terme, le pacte vert européen va prendre un coup dans l'aile car il faut passer l'hiver », observe une experte des questions climatiques.

Selon Patrice Geoffron, directeur du centre de géopolitique de l'énergie et des matières premières de Paris-Dauphine, la situation européenne doit toutefois s'apprécier au cas par cas. En France, par exemple, la perspective de recourir ponctuellement à la centrale à charbon Emile Huchet de Saint-Avold (Moselle) « ne devrait pas changer la donne », d'après le spécialiste, pour qui le charbon devrait représenter au maximum 2% de la production électrique l'hiver prochain.

« En revanche, la situation allemande est plus préoccupante », car le pays dépend beaucoup plus du gaz et du charbon pour sa production d'électrons, pointe le spécialiste. De fait, en 2021, la roche noire comptait déjà pour 29% du mix électrique allemand, selon les données compilées par le centre de réflexion Ember.

La sobriété forcée pour compenser

Point rassurant pour le climat, deux phénomènes pourraient se compenser sur le court terme. En effet, le recours exceptionnel et temporaire au charbon pour sécuriser le système électrique devrait être contrebalancé par l'effet de la hausse des prix des énergies fossiles sur le pouvoir d'achat, qui devrait mécaniquement inciter les ménages et les entreprises à plus de sobriété.

« L'énergie fossile va coûter plus chère donc on va en utiliser moins. Ce sera comme si on vivait avec une taxe carbone très élevée [sans toutefois en recueillir le produit, ndlr] », avance Patrice Geoffron.

Selon le professeur, les prix des énergies fossiles acheminées vers l'Europe seront forcément plus élevés car le marché mondial du gaz, des produits pétroliers et du charbon va se diviser en deux : le marché russe versus le marché non russe. Il fait ainsi référence au nouveau concept de « mondialisation entre amis », évoqué pour la première fois par Janet Yellen, la secrétaire américaine au Trésor.

« Pour se sourcer sur le marché non russe, nous payerons plus cher », affirme-t-il.

Il faudra, en effet, faire venir du pétrole de pays plus lointains, le diesel sera également transformé dans des régions plus éloignées. Il y aura en quelque sorte « un premium de sécurité énergétique », résume-t-il. A l'inverse, les combustibles fossiles russes seront vendus moins chers. « Ce phénomène s'observe déjà. Les prix ne sont pas publics, mais, selon plusieurs sources, le pétrole russe actuellement acheminé vers l'Inde est 30% moins cher », rapporte Patrice Geoffron.

Baisse du PIB = baisse des émissions

Reste qu'aujourd'hui, en France, l'élasticité prix sur la demande des énergies fossiles est biaisée par le bouclier tarifaire, mis en place par le gouvernement. Celui-ci limite notamment la hausse du tarif réglementé de vente de l'électricité à seulement 4%, contre 40% sans intervention étatique, et doit être prolongé jusqu'à la fin de l'année. Résultat, pour l'heure, les Français ne sont pas du tout incités à réaliser des économies d'énergie, en évitant les bains, en baissant la climatisation ou en limitant les trajets en voiture, par exemple, ni à investir dans des dispositifs plus efficaces pour se chauffer, comme les pompes à chaleur. Ceci n'est toutefois pas valable pour tous les consommateurs européens, qui ne bénéficient pas des mêmes dispositifs pour préserver leur pouvoir d'achat. Par ailleurs, le bouclier tarifaire tricolore devrait disparaître en 2023 au profit de mesures plus ciblées vers les ménages les plus exposés.

A court terme, un troisième élément pourrait aussi jouer en faveur d'une baisse des émissions de CO2. La guerre en Ukraine perturbe fortement les chaînes de production et ébranle notamment l'industrie automobile, déjà épuisée par deux années de crise successives. Par ailleurs, des rationnements de gaz pourraient fortement affaiblir l'industrie allemande et plonger le pays dans la récession. Dans ce cas, la France n'échappera pas non plus à un recul de son PIB car l'Allemagne est le premier marché de l'Hexagone et vice-versa.

« Ces perturbations vont avoir un effet sur le PIB, qui est déterminant dans les émissions de CO2 », pointe l'économiste.

Autrement dit, une plus faible croissance économique devrait conduire à une plus faible croissance des émissions. Reste que ce ralentissement des émissions de GES sur le court terme, dans l'hypothèse où il aurait bien lieu, ne serait que conjoncturel.

Les solutions décarbonées plus compétitives

En revanche, à moyen terme, la dynamique que l'on pourrait observer est très différente. Cette crise internationale pourrait même contribuer à accélérer la transition énergétique, estime Patrice Geoffron, qui anticipe « un meilleur comparatif économique pour toutes les filières décarbonées ». La hausse et l'instabilité des prix des énergies fossiles devraient, en effet, rendre les solutions décarbonées plus compétitives. L'écart entre le prix du gaz naturel acheminé en France depuis l'étranger (qui devrait rester dans les années à venir, deux à trois fois plus cher qu'avant crise) et celui du biométhane produit localement à partir de déchets se réduira. Le même phénomène devrait s'observer entre le prix de l'hydrogène gris (fabriqué à partir de gaz naturel suivant un procédé de vaporeformage) et l'hydrogène vert (produit par électrolyse de l'eau grâce à l'électricité produite à partir d'éoliennes ou de panneaux solaires).

Une accélération de la transition énergétique, c'est aussi ce que laisse entrevoir le plan REpowerEU, présenté en mai dernier par la Commission européenne et destiné à réduire de deux tiers nos approvisionnements en gaz russes avant la fin 2022.

« Ce plan est un changement de paradigme car il insiste beaucoup sur les questions d'efficacité énergétique et de sobriété et sur le développement massif des énergies renouvelables », relève Lola Vallejo, directrice du programme climat de l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).

Un déploiement massif des énergies renouvelables

Ce plan à 300 milliards d'euros prévoit, en effet, d'atteindre 13% d'efficacité énergétique d'ici 2030, contre 9% prévus initialement dans le paquet législatif Fit For 55, qui doit permettre au Vieux Continent de réduire de 55% ses émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030. Bruxelles propose aussi de passer de 40 à 45% la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique d'ici à 2030.

Concrètement, cela se traduirait par 1.236 gigawatts de capacités renouvelables à cet horizon (l'équivalent de 100 EPR), contre 511 gigawatts actuellement. L'accent est notamment porté sur le photovoltaïque, « l'énergie renouvelable la plus rapide à déployer », où Bruxelles vise 600 gigawatts de capacité d'ici à 2030. Pour remporter cette course folle aux renouvelables, Bruxelles souhaite ramener les délais d'octroi de permis à 1 an maximum, contre 9 ans en moyenne pour l'éolien, et 4,5 ans dans le solaire.

Un basculement politique en faveur du climat

Avec ce rythme de déploiement, les solutions vertes seraient suffisantes pour se sevrer totalement du gaz russe d'ici trois ans, estime ainsi une étude publiée par quatre groupes de réflexion (Ember, E3G, RAP et Bellona).

« Désormais, on observe un alignement entre les efforts climatiques et les questions de sécurité d'approvisionnement énergétique », note Lola Vallejo.

« Il y a un changement de perspective, on ne parle plus de la transition énergétique de la même manière. Ce lien entre transition verte, géopolitique et sécurité d'approvisionnement permet d'aborder la question du climat à des personnes, qui jusqu'à présent ne s'y intéressaient pas », abonde une autre experte du climat.

« Ainsi, les pays de l'Europe de l'Est, qui traînaient la patte par leur passé, sont aujourd'hui bien plus enclins à faire cette transition énergétique de manière accélérée. Car, pour eux, se trouver à la merci d'une puissance comme la Russie est impensable au regard de leur histoire », ajoute cette même experte.

Des points de vigilance

Plusieurs bémols pourraient toutefois enrayer cette nouvelle dynamique vers un monde bas carbone. Parmi eux, la hausse du prix des matières premières (acier, béton, silicium, entre autres) et des taux d'intérêt qui pèsent actuellement sur la faisabilité des projets éoliens et solaires. En France notamment, la filière alerte sur le risque d'un « trou d'air », en raison d'une hausse de 25 à 30% des dépenses d'investissements. Au total, plus de 2 gigawatts de capacités solaires seraient aujourd'hui en péril du fait du contexte inflationniste, soit peu ou prou l'équivalent des capacités solaires tricolores raccordées au réseau l'année dernière.

Ensuite, le recours massif au gaz naturel liquéfié (GNL) par l'Union européenne engendre une très forte concurrence mondiale, qui conduit à augmenter le prix de ce gaz liquéfié. De quoi ancrer les pays les moins opulents dans le charbon.

La situation au Pakistan illustre déjà cette problématique, avec des coupures de courant à répétition, allant jusqu'à plus de 12 heures parfois. Le pays est, en effet, dans l'incapacité de payer ses importations de GNL, dont le prix est quatre fois plus élevé qu'il y a un an. Or, dans cette république islamique, 25% de la production électrique dépend justement du GNL. Pour sortir de l'impasse, le gouvernement entend donc recourir plus massivement au charbon et au fioul (deux combustibles fossiles très émetteurs de CO2), afin de faire tourner ses centrales électriques.

Ne pas s'enfermer dans des solutions mauvaises pour le climat

Autre point de vigilance : la construction de nouvelles infrastructures énergétiques. « Plus de charbon (temporairement, ndlr) pourquoi pas, mais faire sortir de terre plus de centrales à charbon ce serait très problématique », estime le professeur d'économie. Ce dernier se préoccupe également du projet de gazoduc EastMed, en Méditerranée orientale. « Ce projet est assez inquiétant d'un point de vue environnemental. Toute infrastructure pérenne a son contenu de CO2 et cela vaut pour les nouveaux tuyaux d'EastMed », juge-t-il.

Mêmes inquiétudes pour les perspectives de construction de nouveaux terminaux méthaniers dédiés à l'importation du GNL, qui devraient faire l'objet de 10 milliards d'euros d'investissements de la part de Bruxelles.

Plus largement, les projets gaziers pourraient bénéficier d'aides publiques, au-delà de 2022, l'Allemagne étant parvenue à convaincre les membres du G7 d'amender un engagement majeur pour le climat, pris avant le début de la guerre en Ukraine, lors de la COP26 en novembre dernier.

« Il faut parvenir à surmonter les difficultés du court terme [c'est-à-dire les risques qui pèsent sur l'approvisionnement énergétique l'hiver prochain, ndlr], sans insulter le futur en s'enfermant dans des solutions qui pourraient ancrer les énergies fossiles dans le mix énergétique européen », met en garde une experte du climat.

Les chaînes d'approvisionnement des solutions décarbonées à sécuriser de toute urgence

Le pacte vert européen, dopé par le plan REpowerEU, implique un déploiement massif du solaire, de l'éolien mais aussi des véhicules électriques. Or, ces solutions propres dépendent toutes de matériaux critiques, dont beaucoup sont transformés en Chine. "Il ne faut pas remplacer une dépendance par une autre", alerte Lola Vallejo, directrice du programme climat à l'Iddri. "Il ne faut pas, non plus surestimer, le côté bloquant de ces matériaux critiques. Il y a des pays comme le Congo ou le Chili, qui pourraient être de nouveaux partenaires importants de l'Union européenne", estime-t-elle. De son côté, Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, s'interroge sur la possibilité de créer des raffineries de lithium sur le Vieux Continent pour la fabrication de batteries, et même d'ouvrir des mines de lithium, notamment au Portugal, où les gisements de ce métal décisif pour la transition énergétique sont nombreux. Plus globalement, Bruxelles travaille à la réalisation d'un mapping de la quarantaine des composants critiques "sur lesquels nous souhaitons sécuriser la chaîne de valeur", précise Thierry Breton. Dans cette optique, "il faut savoir créer des rapports de force positifs pour limiter ses dépendances ", affirme le commissaire. "Le marché intérieur est un argument géopolitique très fort. Personne ne souhaite se priver du marché intérieur européen", pointe-t-il.

Juliette Raynal

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Commentaires 8
à écrit le 25/07/2022 à 12:20
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La filière qui ne dépend pas de matières premières critiques est l'éolien terrestre. Les éoliennes terrestres de puissance moyenne n'utilisent pas de neodyme mais une "boite de vitesse" pour accélérer l'arbre de l'alternateur. Acier et Fer ne sont pa...

à écrit le 25/07/2022 à 10:22
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Il faut remercier Poutine, le meilleur auditeur de la mauvaise gestion de l'UERSS

à écrit le 24/07/2022 à 11:58
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La seule transition énergétique qui vaille est l'abandon, pur et simple, de toute "machine" et de reprendre de l'activité physique!;-)

à écrit le 22/07/2022 à 17:25
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Analyse trop optimiste. Pour se passer du gaz russe, il reste : les renouvelables (mais l'espace va manque à moins de couvrir toute l'Europe d'éoliennes) ; le nucléaire (beaucoup de pays refusent par idéologie). Reste le plus simple à mettre en œuvre...

à écrit le 22/07/2022 à 17:19
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Le problème c'est que l'on veut garder un statuquo afin maintenir une "politique de l'offre"! Politique de l'offre qui ne peut exister sans publicité; sans innovation, a ne pas prendre pour du progrès; sans "actionnaire" jouant au casino....etc! Bref...

le 23/07/2022 à 8:42
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Les politiques jouent bien au casino (cf les prêts indexés sur l'inflation), pourquoi pas les actionnaires ?

à écrit le 22/07/2022 à 16:56
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Pourrait comme ne pourrait pas, effectivement tout est possible...

à écrit le 22/07/2022 à 15:47
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En 2030, l'Allemagne aura déversé l'équivalent de 1000 milliards d'euros dans les énergies "vertes", environ 700 milliards à ce jour. Cet investissement colossal l'a-t-il rendu indépendante sur le plan énergétique ?

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