Le juge, l'antenne et le principe de précaution

Par Jean-Philippe Feldman, professeur agrégé de droit public, avocat à la cour de Paris.

Par son arrêt du 4 février 2009, la cour de Versailles vient d'ordonner à la société Bouygues Télécom d'enlever sous astreinte ses installations d'antennes-relais sur une commune du département du Rhône. Cette décision pour le moins radicale est le fruit d'une action lancée par plusieurs personnes qui prétendent être exposées à un trouble sanitaire lié à l'implantation d'une antenne-relais à proximité de leur domicile et invoquent, au soutien de cette action, leur "angoisse" des ondes électromagnétiques liées à la téléphonie mobile dont l'innocuité est, selon eux, loin d'être scientifiquement établie.

En apparence, la cour a statué en application de la théorie des troubles anormaux de voisinage pour condamner l'opérateur de téléphonie mobile à démonter l'antenne et à payer des dommages et intérêts. Mais, derrière une motivation juridique de façade se cache en réalité le spectre du principe de précaution.

Par une inquiétante malice, la cour juge en effet que les personnes justifiaient être dans une "crainte légitime" constitutive de troubles et que, si la réalisation du risque restait hypothétique, la certitude sur l'innocuité d'une exposition aux ondes par les antennes-relais pouvait être qualifiée, selon une expression pour le moins étrange, de "sérieuse et raisonnable".

Lorsque l'arrêt se réfère à la réalisation hypothétique d'un risque, il renvoie en réalité implicitement au principe de précaution, consacré à l'article 5 de la charte de l'environnement, qui fait partie de notre Constitution depuis 2005. Mais ce principe prévoit que si la réalisation d'un dommage est incertaine, les autorités publiques n'en sont pas moins tenues de prendre les mesures de gestion de risques nécessaires si - et seulement si - l'environnement peut être affecté "de manière grave et irréversible".

Cette dernière condition, impérative pour justifier la mise en ?uvre de mesures de précaution, n'est à l'évidence pas remplie en l'espèce. Et c'est pour éviter la cassation sur ce point que la cour de Versailles, tout en levant le glaive du principe de précaution, parce qu'elle l'a en tête et qu'elle entend bien qu'on associe sa décision à celui-ci, ne se fonde pas directement sur lui.

On se situe alors dans une situation ahurissante dans laquelle la cour a fait jouer un principe qui, même quand toutes les conditions posées par la charte de l'environnement sont remplies, est porteur de dangers qui ne sont plus à démontrer (arbitraire public, atteintes aux libertés, au progrès, etc., dangers qui avaient d'ailleurs incité la commission Attali à le supprimer, avant qu'elle ne se rétracte), dans une circonstance où, précisément, il ne pouvait pas l'être.

Médiatiquement, cet arrêt apparaît déjà, à raison, comme l'arrêt de mise en ?uvre du principe de précaution par le juge. Juridiquement, tel n'est cependant pas le cas, car cela n'était pas tenable... Dangereuse man?uvre.

Si la jurisprudence de la cour de Versailles était entérinée, après une série d'arrêts du Conseil d'Etat et de cours d'appel allant dans un sens contraire, cela signifierait que les sociétés de téléphonie mobile seraient sujettes aux chicanes de toute personne qui se plaindrait d'une "angoisse" ou d'une "crainte" du fait de l'implantation d'une antenne à proximité de son domicile... alors même qu'elles ont l'obligation d'assurer une couverture de zone géographique représentant au minimum 90% de la population métropolitaine?!

Elles pourraient ainsi être obligées de payer des dommages et intérêts et de démonter leurs installations suivant le bon vouloir des juges... alors même qu'elles respectent indiscutablement la réglementation?! Cette situation ubuesque est une nouvelle manifestation des dérives du droit français qui ajoute à l'arbitraire du législateur celui des juges. L'une des caractéristiques principales du droit n'est plus respectée?: sa prévisibilité. En effet, pour que les agents économiques puissent prospérer, il faut que les décisions de justice soient raisonnablement prévisibles. Gageons que cet arrêt, de pure espèce, soit rapidement réformé par la Cour de cassation. Avant même cela, une clarification par le législateur s'impose.

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Commentaire 1
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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L'incertitude législative et juridique n'est pas un phénomène spécifiquement français .Il faut regarder plus loin que son clocher ( et ce qui est pardonnable d'un lai ne l'est pas d'un clerc monsieur le professeur cher maître)

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