La Russie se bat sur deux fronts : un nouveau « Grand Jeu » en Asie centrale

OPINION. Depuis le premier jour de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, tous les regards se sont tournés vers la frontière occidentale de la Russie, où s'est créé un front de guerre de 1.000 km. Mais sur les frontières russes à l'Est, impliquant toute l'Asie Centrale, s'est ouvert un autre front diplomatique et économique depuis la chute de l'URSS. L'Europe, les États-Unis et la Chine s'y livrent une grande bataille d'influence. Par Gérard Vespierre (*) Président de Strategic Conseils.
Robert Jules
Gérard Vespierre.
Gérard Vespierre. (Crédits : Valérie Semensatis)

A l'image du « Grand Jeu » du 19e siècle, entre l'empire russe et l'empire britannique et leurs influences respectives, en Asie Centrale, il s'est ouvert un nouveau « Grand Jeu » entre l'empire russe actuel et ses adversaires du 21e siècle, l'Union européenne et les États-Unis. Il convient d'y ajouter la Chine, tant le jeu de Pékin est dual, dans cette partie du monde, vis-à-vis de son « allié stratégique » russe.

Un « Grand jeu » élargi

Après son opposition au seul empire britannique au 19e siècle, la Russie actuelle est confrontée, sur ses frontières orientales, à l'action économique et politique (donc stratégique) des trois plus grands ensembles géopolitiques du monde.

Tous les pays d'Asie Centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Turkménistan, Tadjikistan, Ouzbékistan) sont donc soumis à un triple ballet diplomatique et économique de la part des pays européens, des États-Unis et de la Chine, depuis le début des années 1990.

L'Otan, bras stratégique atlantico-européen a mis en place en 2004 un « Représentant spécial » en charge de promouvoir la politique de l'Alliance en Asie centrale (et au Caucase). Il rapporte directement au Secrétaire général de l'Organisation.

L'Union européenne a également mis en place des relations structurées avec les pays impliqués. Les cinq ministres des Affaires étrangères d'Asie centrale ont été reçus, dans le cadre d'une « grande première » par leurs 27 homologues de l'UE le 23 octobre 2023.

La Chine n'est pas en reste. Dans le cadre du déploiement de ses importants investissements ferroviaires et industriels dans chaque pays d'Asie centrale traversé par les « nouvelles routes de la soie », elle a symboliquement réuni, en mai 2023, les dirigeants des cinq pays chez elle à Xi'an, point de départ des routes de la soie historiques... La Russie n'y était pas conviée...

La recherche d'une ouverture équilibrée

Le Kremlin continue naturellement de maintenir le maximum d'échanges politiques et économiques avec ses anciennes républiques. Mais les pays d'Asie centrale disposent des mêmes ressources énergétiques que leur ancien tuteur russe, pétrole, gaz et uranium. Sur le marché mondial, la Russie et les cinq pays d'Asie centrale sont donc des producteurs concurrents, visant les mêmes débouchés géographiques: l'Europe et les deux géants asiatiques, Chine et Inde.

Il s'agit donc pour les pays d'Asie centrale d'élaborer une stratégie d'éloignement de la Russie de façon mesurée et équilibrée, à travers la création de partenariats diversifiés. La nécessité de ce choix s'est vue accélérée par l'invasion de l'Ukraine. Le choix militaire du Kremlin pour reprendre le contrôle de populations russophones ne pourrait-il pas s'appliquer vis-à-vis des ex-républiques soviétiques d'Asie centrale ?

Le Kremlin est extrêmement attentif à cette évolution, sans vouloir faire apparaître son agacement, à l'image des déclarations de Dmitri Peskov concernant les choix des dirigeants kazakhs, par exemple : « Le Kazakhstan est un pays souverain qui développe ses relations avec d'autres pays, selon ses propres décisions ».

L'importance du Kazakhstan

Le Kazakhstan, vaste comme cinq fois la France, représente à lui seul les 2/3 de la superficie de cette région et 30% de la population cumulée des cinq pays d'Asie centrale.

Son action, et les partenariats dans lesquels il s'engage, sont donc particulièrement importants. Tel est le cas avec la France. Les relations ont commencé au cours des années 1990 autour de l'uranium, ressource précieuse pour notre important parc de centrales électronucléaires. En 2008 fut signé un « partenariat stratégique » entre les deux pays.

La France se place au cinquième rang des investisseurs au Kazakhstan, grâce en particulier à la participation très active de TotalEnergies dans l'important site pétrolier offshore de Kashagan, en mer Caspienne. Le Kazakhstan se place au deuxième rang des pays fournisseurs de pétrole de la France, et est notre premier fournisseur en minerai d'uranium. Cette proximité énergétique permet à EDF de travailler au projet de la première centrale électronucléaire kazakh. Le partenariat stratégique s'est donc fortement concrétisé.

La visite en novembre 2023 du président de la République à Astana a matérialisé cette étroite collaboration. Le président Tokaïev a souhaité à cette occasion donner une dynamique supplémentaire au partenariat avec la France. Plus de 170 entreprises françaises sont déjà présentes dans le pays. De nouveaux contrats ont été signés dans le domaine de l'énergie, mais aussi dans le secteur pharmaceutique et dans le domaine du contrôle aérien avec la fourniture de radars, outils nécessaires au renforcement de la souveraineté.

Le Forum international d'Astana

Un rapport de la « Fondation des Sciences Politiques » paru récemment en Allemagne a classé le Kazakhstan comme puissance moyenne, et pays le plus important d'Asie centrale « une nation avec une importante influence dans le domaine politique et économique, certes, mais moins qu'une grande puissance... ». Quel contraste par rapport au début des années 1990. Le Kazakhstan est entré dans une ère nouvelle, où il souhaite jouer un rôle régional et international marqué.

Les tensions dans la géopolitique internationale crée un besoin d'échanges renforcés et de dialogue. La création du Forum International d'Astana correspond donc aux nécessités de dialogues internationaux élargis et au souhait du Kazakhstan d'y jouer un rôle à sa nouvelle mesure.

Dans son discours du premier Forum, l'an dernier, le président Kassym-Jomart Tokaïev avait décrit l'époque actuelle comme «  une période de tensions géopolitiques sans précédent  » caractérisée par «  un processus de destruction des fondements mêmes de l'ordre mondial qui a été construit depuis la création des Nations unies  ».

Dans un tel environnement une nouvelle plate-forme de dialogue ne peut qu'apporter une contribution positive afin de relever ces défis mondiaux. Le forum servira de plateforme aux délégués de haut niveau de gouvernements étrangers, d'organisations internationales, d'entreprises et de cercles universitaires. L'objectif est d'engager le dialogue autour des affaires internationales et de la sécurité, la recherche de solutions, au changement climatique, aux pénuries alimentaires et à la sécurité énergétique.

Les tensions géopolitiques autour de la Russie et de la Chine mobilisent les regards et les attentions. Mais, dans les grands espaces qui les séparent, les principaux acteurs de l'Asie centrale entendent bien jouer un rôle à la hauteur de leur position stratégique, de leurs ressources, et de leurs objectifs d'équilibre.

Les puissances moyennes de la région, souhaitent ardemment définir une troisième voie dans les affaires du monde, comme le précise une des réunions du Forum.

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(*) diplômé de l'ISC Paris, DEA Finances Dauphine PSL, Fondateur du média web : www.le-monde-decrypte.com  Chroniqueur géopolitique sur IdFM 98.0

Robert Jules

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Commentaires 4
à écrit le 02/04/2024 à 9:45
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Les Russes le savent bien et savent que le moindre faux pas serait un tapis rouge pour Pékin. Leur influence en Asie centrale s’effrite, sans parler de celle qu’ils perdent en extrême orient. Leur solution pour tout les problèmes est de frapper. On v...

à écrit le 28/03/2024 à 15:35
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Si les russes sont patriotes ils pourraient aussi en vouloir à Vlad de les avoir entrainés dans la guerre avec l'occident alors que le péril pourrait bien venir de la sphère islamiste comme vient de le démontrer l'attentat de ces derniers jours .La p...

le 28/03/2024 à 16:55
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Ils ne doivent surement pas lire les mêmes journeaux qui se permettent de mettre de l'islamisme à toute les sauces. -)

le 29/03/2024 à 9:44
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La théorie officielle (à adopter religieusement sinon prison) du Kremlin est que l'occident est allié à l'EI, on 'marcherait' la main dans la main, comme ça tout est simplifié. Y a un seul ennemi, global. Si l'EI attaque c'est provoqué par l'occident...

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