"Il y a bien d'autres choses que du son dans mon cerveau" Quentin Sannié (Devialet)

Pour avoir levé 100 millions d'euros en décembre dernier, avec l'ambition de vouloir imposer leur technologie d'amplification du son « made in France » partout, y compris dans les voitures de demain, les télévisions et les objets connectés, La Tribune a décidé de remettre un prix spécial « Entrepreneur de l'année » à Quentin Sannié, Pierre-Emmanuel Calmel et Emmanuel Nardin, les trois cofondateurs de Devialet. La startup veut s'internationaliser et se diversifier et envisage sa cotation en Bourse d'ici à 2020.

Lors de la création de Devialet, en 2007 à Paris, personne ne croyait en la vision folle de ces trois passionnés de son. Et surtout pas les banques et les fonds d'investissement, qui regardaient avec circonspection cette startup persuadée de pouvoir révolutionner « l'expérience émotionnelle » de l'écoute de la musique. Quentin Sannié a alors décidé de créer son propre modèle. Le 18 février 2010, il réunit quarante personnes, anciens clients et quelques hommes d'affaires influents, leur présente la technologie et les incite à déposer un chèque dans une tirelire. La société récolte ce soir-là 1,4 million d'euros pour sa première levée... Cinq autres suivront, dont la dernière de la fin de 2016 est (avec Deezer qui également levé 100 millions l'an dernier) la troisième plus importante en France, avec Sigfox (télécoms, 150 millions) et OVH (cloud computing, 250 millions).

Depuis, le son Devialet s'est fait un nom auprès des passionnés de musique du monde entier. Notamment le Phantom, son produit phare décliné en plusieurs versions dont la Gold, la plus vendue. Des investisseurs prestigieux ont rejoint l'aventure, à l'image du patron de LVMH Bernard Arnault, du fondateur de Free Xavier Niel, de Marc Simoncini (Meetic) ou encore de Jacques-Antoine Granjon (Vente-privee.com). Désormais, avec 100 millions d'euros en poche, Devialet attaque une étape cruciale de son développement : l'internationalisation et la diversification, pour espérer devenir ni plus ni moins que le leader mondial du « son parfait ».

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LA TRIBUNE - Il est très rare qu'une startup française lève 100 millions d'euros. D'autant plus que Devialet n'avait jamais levé plus de 25 millions d'euros d'un coup. Pourquoi cette accélération ?

QUENTIN SANNIÉ - L'objectif d'une entreprise n'est pas de lever des fonds mais de se développer. Nos technologies d'amplification du son sont les meilleures au monde et nos gammes de produits, notamment la Phantom, sont bien connues des amateurs de musique. Mais aujourd'hui nous souhaitons accélérer et devenir le leader mondial de notre secteur. Comme notre projet demeure extrêmement ambitieux, cette expansion nécessite des investissements importants et donc des capitaux.

L'intérêt de la levée est double. D'abord, nous voulons déployer la marque Devialet en Europe, en Asie et aux États-Unis, donc mieux nous implanter physiquement sur ces marchés et trouver des réseaux de distribution. Ensuite, nous voulons investir pour rayonner au-delà du marché classique de l'audio. Nos technologies peuvent être intégrées dans la voiture autonome de demain, dans les télévisions, dans les objets connectés. Pour cela, nous avons besoin de partenaires. C'est pourquoi nos nouveaux investisseurs sont essentiellement des entrepreneurs industriels, comme Carlos Ghosn, le PDG de Renault, ou Terry Gou, le fondateur du taïwanais Foxconn.

En plus du groupe automobile Renault et de Foxconn, vos nouveaux investisseurs sont le fonds Korelya Capital de Fleur Pellerin, soutenu par les groupes Internet coréens Naver et Line, le japonais Sharp, la société du fondateur d'Android Andy Rubin, ou encore celle du rappeur et businessman Jay Z. Comment avez-vous convaincu de telles pointures de miser sur Devialet ?

Notre proposition de valeur est unique car nous décuplons l'expérience émotionnelle du son. Nous avons des concurrents bien sûr, mais personne ne sait atteindre une qualité d'écoute comme la nôtre.

Depuis toujours, la qualité sonore de la musique est dégradée, elle se perd dans l'encodage. Pourquoi ?

Parce que les innovations se sont concentrées sur la mobilité. Les Walkman ont été une révolution, tout comme l'iPod, puis iTunes, et enfin le son embarqué dans les smartphones. Mais les technologies de reproduction sonore sont restées pauvres. Notre pari a été d'apporter, dès notre création en 2007, le summum du son. D'abord dans des enceintes et désormais dans n'importe quel objet qui fait du son : l'automobile, la télévision, le smartphone qui pilote les objets connectés. Les discussions avec nos nouveaux investisseurs ont été très longues, mais tous sont avant tout des entrepreneurs qui regardent loin devant. Ils peuvent nous aider à conquérir de nouveaux secteurs d'activité.

Comment allez-vous adapter vos technologies haut de gamme, très coûteuses, dans l'automobile et les rendre accessibles au grand public ?

Le constat actuel est que l'avenir est à la voiture autonome, connectée et électrique. Puisque le conducteur ne conduira plus, il va falloir l'occuper avec du contenu audio et vidéo. Par conséquent, la qualité du divertissement dans la voiture sera un élément différenciant dans le choix du modèle, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Des constructeurs comme Renault ou d'autres en sont conscients, tout comme Foxconn, qui dispose d'une division automobile, ou encore Naver qui développe des technologies dans la conduite de voitures autonomes.

Nos technologies seront embarquées. Devialet ne va pas construire une voiture, mais mettre son expertise dans la voiture de demain, grâce à des partenariats avec des industriels. Cela nous permettra de déployer du son de très grande qualité à la fois dans des voitures de base, financièrement abordables, et aussi dans des voitures haut de gamme. Notre technologie, développée à l'origine pour notre enceinte Phantom, nous permet de contrôler le hautparleur sans faire de distorsion, de délivrer davantage de graves et une meilleure scène sonore. Cela change drastiquement l'expérience sonore. La contrainte est que si la voiture de base dispose de cette technologie de très haut niveau, alors il faut proposer quelque chose d'encore plus incroyable dans une voiture plus chère. Mais c'est un challenge formidable. Nous sommes en train de repenser totalement la façon de délivrer le son, ce qui suppose de repenser la voiture elle-même. C'est très excitant.

Depuis quand menez-vous ces expérimentations ?

On y travaille depuis un an et demi. Il y a eu de nombreux prototypages, mais le travail est colossal, beaucoup de nouvelles briques technologiques doivent être apportées. J'ai tellement hâte de montrer ce que l'on peut faire.

Quelle est votre stratégie pour la télévision et les objets connectés ?

Le constat aujourd'hui est que les écrans sont superbes, mais que le son n'est pas à la hauteur. Or nous avons la capacité de doter les écrans plats d'un excellent son. Foxconn possède Sharp, Naver est également très lié à l'industrie du display en Corée du Sud. Quant à Line, qui appartient à 60 % à Naver, c'est l'un des acteurs dominants de l'Internet en Asie. Pour résumer, nous sommes sur la bataille du son dans tous les nouveaux usages mobiles. Pourquoi Google, Apple, Facebook, Amazon ou Uber figurent-elles parmi les plus fortes capitalisations mondiales ? Parce que ces entreprises ont misé sur le smartphone, porte d'entrée des nouveaux services. L'avantage de l'audio, c'est qu'il y en a partout. Devialet peut apporter à ces usages une puissance émotionnelle décuplée.

Aujourd'hui, Devialet est identifiée comme une marque de luxe. Se diversifier et intégrer vos technologies partout ne comporte-t-il pas un risque d'affaiblir votre image ?

Non, c'est une crainte de petit-bourgeois. Nous allons continuer à vendre nos enceintes et à les améliorer. Les produits Devialet seront toujours les plus chers du marché, tout en étant aussi abordables que possible. Mais une marque moderne peut être très luxueuse avec ses propres produits et en même temps aller à la rencontre du public. C'est comme le partenariat entre Karl Lagerfeld et H&M. En créant pour ce groupe une ligne de vêtements abordables, il a donné à sa marque une puissance incroyable. Son initiative rejaillit positivement, car tout le monde se dit que c'est sympa de posséder un vêtement Karl Lagerfeld pour un prix acceptable. Cher ou pas, cela reste un produit de qualité, élaboré, subtil. C'est pareil pour nous. Demain, vous conduirez dans une voiture abordable avec une partie de l'excellence Devialet. Il faut couvrir tout le champ des possibles.

Depuis quand avez-vous cette ambition de dépasser votre secteur initial, les enceintes, pour celui du son sous toutes ses formes ?

Depuis toujours. Devialet est une entreprise technologique avant d'être une entreprise de son. Si vous étiez dans mon cerveau, vous verriez qu'il y a autre chose que du son dans notre futur... Avant même de créer Devialet, le plan était très clair dans ma tête. Ce serait d'ailleurs mon conseil aux jeunes entrepreneurs :

construisez-vous une vraie vision. L'intuition est indispensable. La première fois que j'ai entendu l'amplification de PierreEmmanuel Calmel, l'inventeur de la technologie Devialet, j'ai pleuré. Je me suis dit : « Si on réussit à apporter ça au monde, on va tout rafler. » C'était en 2006. Après, le défi est de paver le chemin quand tu pars de zéro. Ceux qui nous connaissent depuis nos débuts savent que je leur parlais déjà des voitures et des télévisions à cette époque. Ainsi, je n'ai pas l'impression de changer de modèle, juste de dérouler mon plan.

Quand verra-t-on une voiture, une télévision et un smartphone équipés des technologies Devialet ?

Très vite pour les voitures et les télévisions, à l'horizon 2020 pour les smartphones. On se focalise d'abord sur l'automobile et la télévision, parce qu'elles concentrent une énorme part des usages d'audio et parce que la contrainte énergétique est faible, ce qui n'est pas le cas des smartphones, qui nécessitent une nouvelle génération de puces. C'est une autre étape dans notre développement.

Quelle stratégie commerciale allez-vous mettre en place pour continuer à vendre vos produits ?

Nous disposons déjà d'un réseau de revendeurs dans le haut de gamme. Son poids va baisser car c'est un marché de niche, mais il va perdurer. Notre partenariat avec Apple nous assure une visibilité. Nous allons aussi augmenter notre distribution directe dans les grandes métropoles mondiales, avec des magasins et de tout petits points de vente comme des cabines acoustiques qu'on installe dans des centres commerciaux, dans des grands magasins comme Le Bon Marché à Paris, ou chez des spécialistes comme la Fnac. Nous avons encore besoin de montrer ce que font nos produits pour convaincre l'acheteur. Aujourd'hui, nous sommes physiquement présents dans six villes, avec parfois plusieurs magasins comme à Paris. Notre objectif en 2017 est d'ouvrir 80 nouveaux points de vente dans dix métropoles : Paris, Londres, Munich, New York, San Francisco, Los Angeles, Séoul, Taipei, Singapour et Hongkong.

D'où viennent les noms Devialet et Phantom ?

Un nom crée un univers autour d'un produit, il raconte une histoire. Devialet était un ami de Diderot qui a contribué à l'écriture de l'Encyclopédie. Il symbolise les Lumières, donc l'excellence française. Quant à Phantom, ce mot incarne bien l'idée qu'on se fait du son: invisible mais puissant, gentil mais agressif, impalpable, une expérience sensorielle entre deux mondes. Nous avons vendu presque 50 000 exemplaires de la gamme Phantom.

Comment gérer l'hypercroissance, souvent une étape difficile pour les startups ?

Il ne faut pas se perdre. Garder la vision mais rester les pieds sur terre. Devialet est une entreprise fondée par deux cousins, Emmanuel Nardin et moi-même, qui avaient le même rêve d'enfant, et un ami, Pierre-Emmanuel Calmel, qui avait développé une formidable technologie. Nos liens sont très forts mais ils sont d'abord tissés par Devialet, donc on sépare ce qui relève du privé et du business.

Le défi quand on passe de 50 à 250 personnes aujourd'hui puis à 500 à la fin de 2017, c'est d'embarquer tout le monde, de garder la culture d'entreprise. Nous avons lancé une université interne pour les nouveaux employés. Chacun y passe une semaine pour apprendre notre histoire, nos valeurs, visiter l'usine en Normandie, apprendre à connaître la technologie. Nous recrutons des gens audacieux et talentueux. Nous avons reçu 20 000 lettres de candidatures en un an, soit presque 100 par jour, donc nous n'aurons pas de mal à remplir nos objectifs de recrutements.

Vous produisez aujourd'hui beaucoup en France. Garderez-vous cette stratégie en vous internationalisant ?

On n'a cessé de me dire, comme si c'était une évidence : « Évidemment tu vas produire en Asie. ». Mais pourquoi irais-je produire dans une usine d'audio à 8.000 kilomètres qui travaille aussi pour tous mes concurrents ? Le choix de rester en France n'est pas dogmatique, c'est une décision business. Nos processus de fabrication industrielle sont extrêmement complexes, c'est pourquoi nous les développons en interne. La qualité que nous recherchons pour nos produits nécessite des circuits courts. Bien sûr, il y a quelques inconvénients mais les barrières sont surtout mentales. Produire en France reste plus avantageux pour nous. Tout le monde rêve de vivre et de travailler en France, seuls les Français l'ignorent.

En 2007, lorsque Devialet s'est lancé, le paysage n'était pas le même pour les startups françaises. Comment percevez-vous cette évolution ?

Il est beaucoup plus facile de devenir entrepreneur aujourd'hui qu'il y a dix ans. Le regard de la société sur l'entrepreneuriat a énormément changé. Avant, l'image du « patron salaud » était généralisée. Le succès de certains entrepreneurs, le changement de perception de la part de la presse et l'impact d'initiatives comme la French Tech ont été cruciaux. On sent un vrai dynamisme aujourd'hui.

Cette levée de fonds est votre sixième, mais vous vous financiez jusqu'à présent par des business angels.

Avez-vous rencontré des difficultés pour vous financer ?

Oui. En 2007, il n'y avait pas autant d'outils à disposition des entrepreneurs pour se lancer. Pendant longtemps, j'ai discuté avec des fonds, mais aucun ne croyait en ma vision, qui était pourtant la même qu'aujourd'hui. Puis, à la fin de 2009, j'en ai eu assez d'attendre. Le 18 février 2010, nous avons réuni 40 personnes, pour leur présenter le premier produit Devialet, qui sortait à peine des ateliers. La soirée se tenait à la galerie Bailly, quai Voltaire à Paris, là où les Rolling Stones avaient donné un concert privé vingt ans plus tôt. Un cochon tirelire se tenait au centre de la pièce. Les invités pouvaient investir entre 20.000 et 100.000 euros. Puis on a éteint les lumières. Les gens ont découvert notre son dans le noir total. Tout le monde a été bluffé. À la fin de la soirée, après le champagne, il y avait 1,4 million d'euros dans le cochon. Ce jour-là, je me suis dit : « On va réussir. »

Qui étaient ces premiers investisseurs ?

Il y avait des cadres d'entreprise travaillant dans différents groupes avec lesquels j'avais travaillé par le passé - Danone, Canal +, le groupe PPR [Kering, anciennement Pinault-Printemps-Redoute, NDLR] -, des hommes d'affaires comme Henri Seydoux, quelques copains entrepreneurs... Il s'agissait essentiellement d'anciens clients que je connaissais par ma précédente activité, une entreprise de conseil en stratégie.

Cette marque de confiance vous a-t-elle ouvert des portes ?

Nous avons choisi de rester sur ce modèle. Nous avons refait le coup du cochon en 2011, pour 1,5 million d'euros, et en 2012 pour 3 millions d'euros. La même année, Bernard Arnault, Xavier Niel, Marc Simoncini et Jacques-Antoine Granjon ont apporté 3 millions d'euros chacun. Nous avons donc réuni 18 millions d'euros en deux ans sans passer par des fonds d'investissement. Au total, nous avons réalisé cinq levées, pour 55 millions d'euros, avant la sixième de 100 millions d'euros à la fin de 2016.

Combien de temps vont durer ces 100 millions d'euros ?

Devialet est rentable depuis 2016, ainsi nous allons moins consommer de cash dorénavant, du moins pour nos opérations courantes. Ensuite, l'objectif sera plutôt d'introduire l'entreprise en Bourse.

Quand ?

À l'horizon 2020. Ce serait assez cohérent avec l'histoire de Devialet. On garde cet objectif dans un coin de notre tête.

Cotation à Paris ou à New York sur le Nasdaq ?

Pourquoi pas à Hongkong ou, bien sûr, les trois places... On verra !

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Propos recueillis par Philippe Mabille et Sylvain Rolland

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Commentaires 3
à écrit le 27/03/2017 à 22:15
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Ben il a raison, le son, depuis sa numérisation est infect, on a cassé les gràves, les aigus, bouffé la dynamique, son analyse est assez juste, tout comme les trompettes modernes ont hybridé avec des buggles, les enceintes se sont marièes avec des ca...

à écrit le 27/03/2017 à 10:53
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Du son? De la finance plutôt ! Aller de préférence vers des artisans. Qualités supérieures, moins cher, et cela sonne bien mieux que de vous faire envahir de basses trainantes et d aigus qui clinquent

le 27/03/2017 à 16:59
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