
A moins d'une semaine de l'examen en commission à l'Assemblée du projet de loi des finances, la montée des taux obligataires vient mettre la pression sur le budget 2024. Et pour cause : ce mercredi, le rendement de l'obligation à 10 ans aux Etats-Unis a touché en matinée 4,9% tandis que le rendement de l'obligation à 30 ans a même brièvement dépassé les 5 %, soit des nouveaux plus hauts depuis 2007. Les rendements européens ont suivi le mouvement. Le « dix ans » allemand a dépassé les 3 %, soit son plus haut niveau depuis juin 2011, en pleine crise de la dette en zone euro, tandis que l'OAT français à dix ans oscille désormais au-dessus des 3,5%, un poil plus haut que l'hypothèse de 3,4% retenue par le gouvernement. Il s'agit d'une augmentation spectaculaire de 38 points de base pour l'obligation d'Etat française en un mois, soit près de 50% de la hausse constatée depuis le début de l'année (88 points de base).
Pressions sur les taux longs aux Etats-Unis
C'est dire la violence de la tension qui s'exerce sur les taux longs depuis la dernière réunion de la banque centrale américaine (Fed), le 20 septembre dernier, avec un message fort, très fort même, pour bien faire comprendre aux marchés que les taux resteront élevés, et pour longtemps. Du coup, les marchés ont vite révisé leur anticipation de baisse des taux aux Etats-Unis, de 100 points de base au printemps 2024 à 25 points de base fin 2024. Avec à clé, une repentification de la courbe des taux, les taux longs progressant, cette fois-ci, plus vite que les taux courts.
La publication d'indicateurs américains, notamment le nombre d'offres d'emploi et le PMI manufacturier, ont en effet montré que l'économie restait résiliente, donnant ainsi raison à la décision de la Fed à poursuivre son resserrement monétaire. De fait, cela fait plusieurs semaines que les obligations américaines sont soumises à de fortes pressions. On l'a dit, les données économiques meilleures que prévu n'encouragent pas la Fed à baisser les bras. Les marchés se préparent en outre à encaisser une explosion de la dette publique américaine, avec un programme d'émission de 850 milliards de dollars (qui pourrait être porté à 1.000 milliards) dans les trois prochains mois. La perte de la note de crédit AAA par Fitch en août mais surtout la crainte de voir les investisseurs japonais, principaux acheteurs de dette américaine, se détourner des Etats-Unis au profit du marché obligataire japonais, où le rendement à 10 ans atteint de nouveaux records (à 1,8%) depuis 2013.
Enfin, il ne faudra plus compter sur les banques centrales pour absorber la dette, aussi bien aux Etats-Unis où la Fed a commencé à réduire son bilan, qu'en Europe où la Banque centrale européenne (BCE) s'apprête à ne plus réinvestir les obligations arrivées à maturité. « Les émissions nettes de titres longs n'ont jamais été aussi importantes alors que les Etats-Unis ne sont pas encore en récession. Et surtout, ces émissions nettes se font un moment où la politique monétaire vient d'être resserrée et cela est complètement inédit », résument, dans une note, les analystes de CPR AM.
C'est donc dans un contexte de tension permanent sur les taux américains qu'est intervenu la goutte qui pourrait faire déborder le vase, à savoir la persistance d'un dysfonctionnement institutionnel aux Etats-Unis. L'éviction, pour la première fois de l'histoire des Etats-Unis, du président de la Chambre des représentants Kevin McCarthy, un républicain poussé dehors par une poignée de républicains extrémistes, risque en effet de remettre en cause le programme d'émission de bons du Trésor et n'augure en rien de bon sur le futur débat sur le plafond de la dette. Tout le problème est que ces turbulences américaines entraînent dans son sillage les taux européens. Le taux « à dix ans » allemand a augmenté de 92 points de base depuis janvier et le taux français de 88 points de base. Seule satisfaction : l'écart de taux entre la France et l'Allemagne est resté pratiquement inchangé.
Les craintes sur la charge de la dette française grimpent en flèche
Cette hausse des taux sur le marché des obligations pourrait avoir des conséquences néfastes sur la politique économique du gouvernement. Lors de la présentation du budget 2024, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a martelé que « désendetter le pays et réduire le déficit est un impératif catégorique ». « Les taux d'intérêt ont pris 300 points de base. Ils atteignent plus de 3% sur dix ans et alourdissent la charge de la dette qui s'élèvera à 74 milliards d'euros en 2027 », a-t-il ajouté. Dans son programme de stabilité envoyé à Bruxelles, l'exécutif table sur une baisse des taux d'intérêt sur les bons du trésor à 3 mois (BTF) passant de 3,9% à 3,3%. Quant aux OAT à 10 ans, Bercy prévoit une baisse de la stabilité des taux à 3,4% sur la période 2023-2027.
Les comptes de l'Etat et de la sécurité sociale sont dans le rouge. Après les années de pandémie, les mesures du « quoi qu'il en coûte » en faveur des ménages et des entreprises ont plombé les finances publiques. L'indicateur habituel pour comparer le niveau de dette en France est le ratio qui rapporte le montant de la dette brute au stock de la richesse produite (PIB). A la fin du second trimestre 2023, il s'élevait à 111,8% du PIB d'après les derniers chiffres de l'Insee.
Pour la première fois, le montant de la dette a dépassé la barre symbolique des 3.000 milliards d'euros cet été. Quant au déficit public, il s'élevait à 4,8% du PIB fin 2022. Dans ce contexte macroéconomique dégradé, la charge de la dette pourrait peser sur les dépenses de l'Etat. Le gouvernement compte bien sur la croissance du PIB pour rembourser la dette et ses intérêts astronomiques. Mais ce pari semble risqué aux yeux des économistes. « La charge des intérêts de la dette va représenter une partie importante des dépenses de l'Etat en 2024 », souligne Christophe Barraud, chef économiste chez Market Securities. « Si la France veut stabiliser son déficit, elle va devoir faire des efforts ailleurs », poursuit-il.
Surtout, l'exécutif a certes appuyé sur le frein des baisses d'impôt sur les ménages et les entreprises mais compte bien poursuivre sa politique d'allègements de cotisations et de prélèvements au-delà de 2024, a-t-il répété lors de la présentation du budget. Ce qui va sans nul doute contribuer à creuser le déficit et réduire les marges de manœuvre de l'exécutif confronté à une montagne d'investissements à financer pour assurer la transition écologique et respecter ses engagements environnementaux.
Des prévisions jugées optimistes
Au printemps, l'agence de notation Fitch a adressé un avertissement à l'exécutif en dégradant la note de l'Hexagone en pleine contestation de la réforme des retraites. Dans son communiqué, Fitch avait pointé les prévisions macroéconomiques optimistes de l'exécutif. Sur ce point, l'avis sévère du Haut conseil des finances publiques (HCFP) dévoilé il y a quelques jours est venu enfoncer le clou. Rappelant que les prévisions de l'exécutif étaient supérieures au consensus des économistes, Pierre Moscovici a étrillé l'euphorie de Bercy pour 2024.
Fitch avait également pointé le risque d'un relèvement des taux sur la trajectoire budgétaire de Bercy. « La hausse des taux d'intérêt pourrait rendre la consolidation budgétaire encore plus difficile » . En dépit d'une maturité de long terme sur des titres de créances (8,3 ans en moyenne), « une part relativement élevée de la dette (15%) doit être remboursée dans les 12 prochains mois », a poursuivi la célèbre agence financière. L'indexation des obligations d'une partie de la dette continue « de mettre la pression » sur les dépenses publiques. En effet, les pensions de retraites et une partie des aides sociales sont indexées sur l'inflation en France.
Résultat, le gouvernement va devoir faire des rallonges pour soutenir le pouvoir d'achat des retraités et des ménages les plus modestes face aux pressions inflationnistes et à la conjoncture morose. « Dans le contexte des taux d'intérêt élevés du ralentissement généralisé, les Français ne vont pas forcément puiser dans leur épargne pour consommer, surtout si les prix de l'essence demeurent à ce niveau », explique Christophe Barraud. A cela s'ajoute un possible retournement du marché du travail en 2024. Et des recettes en moins pour l'exécutif. Autant dire que l'équation budgétaire du gouvernement se complique sérieusement.
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