L'ère de la concurrence fiscale exacerbée à l'échelle de la planète est-elle révolue ? Les annonces récentes de la secrétaire du Trésor américain Janet Yellen en faveur d'un impôt minimum mondial sur les sociétés et la hausse de la fiscalité sur les grandes entreprises et les plus plus hauts revenus constituent sans conteste un revirement au pays de l'Oncle Sam. Après des décennies de baisse de la pression fiscale depuis la révolution conservatrice des années 80 et son accélération pendant le mandat de Donald Trump, la puissance américaine veut opérer un changement de cap fiscal important. Le président Républicain avait sérieusement entravé les négociations internationales sur tous ces dossiers lors de ces quatre années à la Maison Blanche. L'initiative proposée par la nouvelle administration américaine est même soutenue par le Fonds monétaire international (FMI) pourtant longtemps resté attaché aux règles de l'orthodoxie budgétaire et financière.
Au Royaume-Uni, le gouvernement conservateur de Boris Johnson a également annoncé une augmentation de la fiscalité sur les entreprises. Toutes ces annonces des pays anglo-saxons pourraient ouvrir la voie à un durcissement des règles fiscales internationales, à condition que les Etats membres de l'OCDE veulent bien s'entendre. Et sur ce point, s'il y a eu des avancées indéniables soulignées par plusieurs observateurs, certains Etats risquent de vouloir freiner les négociations malgré l'urgence de la crise. Les Etats ont injecté près de 14.000 milliards de dollars en 2020 pour soutenir les économies selon de récents chiffres du FMI et la levée des barrières sanitaires n'est pas encore pour demain.
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La secrétaire au Trésor américain Janet Yellen. Crédits : Reuters.
Vers un durcissement très progressif
Le dossier de la fiscalité des multinationales est un sujet hautement explosif. En effet, la nouvelle administration Biden risque de devoir affronter la puissance des géants du numérique rompus aux stratégies d'évitement fiscal. Déjà, plusieurs milieux d'affaires et politiques ont fait part de leur réticences outre-Atlantique arguant que les investissements allaient baisser. Interrogé sur ce point lors d'une récente conférence de presse, la cheffe économiste du FMI Gita Gopinath a rappelé que lors de la réduction drastique de cet impôt sous l'administration Trump (de 35% à 21%), il n'y avait pas eu de bond important des investissements. Les dernières données de la Banque mondiale montrent d'ailleurs une certaine stabilité de la formation brute de capital fixe (FBCF/l'investissement en comptabilité nationale) aux Etats-Unis, une baisse en Europe et une hausse en Chine sur les dernières décennies.
Outre le bras de fer entre les géants du numérique et le gouvernement démocrate aux Etats-Unis, la bataille promet d'être encore rude au sein de l'OCDE. L'institution, qui mène des discussions multilatérales depuis des années sur tous ces sujets, est le lieu d'affrontements récurrents entre les différentes administrations. Toutes ces dissensions risquent de freiner les pourparlers entre les pays développés. Interrogé par La Tribune, le directeur du Centre de politique et d'administrations fiscales à l'OCDE, Pascal Saint-Amans s'est dit malgré tout "confiant".
"Cela fait plusieurs années que l'on travaille sur un projet d'imposition minimum. La proposition des Etats-Unis est robuste. Ils vont bouger unilatéralement et vont durcir un impôt minimum qui existe déjà aux Etats-Unis en le montant à 21% et en ayant une approche pays par pays. Cela crée une dynamique beaucoup plus forte au niveau mondial pour avancer et finaliser notre propre projet."
Surtout, beaucoup d'Etats veulent conserver leur régime fiscal pour tenter d'attirer les sièges des grandes entreprises coûte que coûte. En Europe, l'Irlande, les Pays-Bas ou le Luxembourg pourraient encore mettre leur veto. Déjà, le ministre des Finances irlandais, Paschal Donohoe, a émis des réserves sur ce projet d'impôt minimal. Depuis 2003, l'Irlande applique un taux de 12,5% d'impôt sur les sociétés, très faible comparé aux autres pays européens et à beaucoup de pays développés. Le pays a été accusé de pratiquer une forme de "dumping fiscal" pour attirer des multinationales qui y ont installé leur siège européen et ont largement contribué à gonfler artificiellement le produit intérieur brut (PIB) des dernières années. Ce qui a pu avoir des conséquences très importantes à l'échelle des institutions budgétaires européennes.
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Vers un impôt minimum mondial sur les sociétés
La réforme de la fiscalité internationale porte sur deux grands axes : la mise en place d'un taux minimum sur les sociétés et un système visant à moduler l'impôt sur les sociétés en fonction des bénéfices réalisés dans chaque pays, indépendamment de leur établissement fiscal. Pour l'instant, ce taux n'est pas encore fixé. La France s'est montrée ouverte à un taux supérieur à 12%. "Mettre en place une nouvelle fiscalité internationale pour le 21ème siècle était une priorité absolue. Après trois ans d'opposition, les Etats-Unis rejoignent la France et l'Europe. La France s'est toujours opposée au dumping fiscal" a expliqué le ministre de l'Economie Bruno Le Maire lors d'une conférence téléphonique avec des journalistes jeudi en fin d'après-midi. "J'avais proposé une taxation minimale de 12% et nous sommes ouverts à un taux plus élevé. Je considère qu'un accord historique est à portée de main. Il faut saisir cette opportunité. La position française est que l'accord sur la fiscalité doit être un accord global" a-t-il poursuivi.
Vers une taxation des géants du numérique
Les stratégies de contournement fiscal élaborées par les géants du numérique sont régulièrement pointées du doigt par les ONG et des économistes. Dans leur dernier ouvrage, Le Triomphe de l'injustice (éditions du Seuil, 2020), les économistes français Gabriel Zucman et Emmanuel Saez ont mis en exergue les pratiques d'évitement et d'optimisation de ces multinationales à l'échelle de la planète. Avec la pandémie et la fermeture de nombreux secteurs, les géants de la tech et des services du numérique sont apparus comme les grands gagnants. "Les géants du numérique doivent payer leur juste part d'impôt. Nous allons étudier la proposition de Janet Yellen sur la fiscalité. Tant qu'il n'y aura pas d'accord global, la France maintiendra sa taxe sur les services numériques. Nous devons aller vite. Il faut conclure maintenant" a complété Bruno Le Maire.
Aux Etats-Unis, le patron d'Amazon Jeff Bezos est dans une situation délicate. S'il a affirmé avoir soutenu le plan de relance de Joe Biden et les investissements massifs dans les infrastructures, il veut avant tout s'éviter une double taxation à la fois sur le sol américain et par une nouvelle fiscalité mondiale. De son côté, l'OCDE fera son possible pour obtenir un accord sur la taxation des multinationales, et notamment celles du numérique, lors du G20 Finance du 9 et 10 juillet.