Fanny Picard, Alter Equity : « Avec la finance d'impact, imposer le couple responsabilité / rentabilité »

LE MOIS DE L'ENGAGEMENT. Fanny Picard, fondatrice et dirigeante du fonds Alter Equity, fait partie des premiers professionnels de la finance à s'être engagée dans l'impact. Mais si de plus en plus d'investisseurs sont convaincus, la masse critique n'est pas encore atteinte. Les rendements, meilleurs sur les entreprises responsables, devraient aider à la conversion... Entretien.
(Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Avant tout le monde, vous avez lancé le fonds Alter Equity, avec l'objectif d'investir dans des entreprises ayant un impact positif sur la société ou l'environnement. Quel a été le déclencheur ?

FANNY PICARD - C'est plus un chemin qu'un déclencheur. Comme tous les humanistes, je crois, j'ai réfléchi de longue date aux modèles d'économie politique. J'ai passé des nuits à penser aux moyens d'organiser la vie collective, y compris des affaires, de façon à optimiser à la fois la qualité de vie de chacun et l'efficacité de l'économie, notamment. En 2007, j'ai souhaité utiliser mon métier d'investisseur dans des entreprises non cotées pour soutenir l'intérêt général par l'investissement, dans sa double dimension sociale et environnementale.

À l'époque, le néo-libéralisme imposait l'idée formulée par Milton Friedman que la seule responsabilité de l'entreprise était de maximiser l'intérêt de ses actionnaires. Il m'a toujours semblé que c'était faux. Le nouveau modèle consiste à investir dans des entreprises dont l'activité et les comportements permettent de construire un monde plus inclusif, plus généreux et plus durable, tout en générant un rendement financier de marché.

En février 2020, nous avons rassemblé 110 millions d'euros pour notre deuxième fonds, soit 2,7 fois la taille du premier, de 41,5 millions d'euros. Et nous avons l'ambition de continuer à nous déployer pour répondre à la demande à la fois des entrepreneurs et des investisseurs, en contribuant à préparer un monde futur désirable ! Face à l'ampleur des enjeux, nous cherchons à être toujours plus inspirants, innovants et actifs pour soutenir les entreprises qui produisent des solutions allant dans ce sens.

Justement, ce couple responsabilité / rentabilité dont vous parlez commence aujourd'hui à s'imposer...

Convaincre les investisseurs de la pertinence du couple responsabilité / rentabilité ne s'est pas fait en un jour ! Et si l'appréciation des acteurs de marché a évolué, elle ne me semble pas encore totalement acquise. Les investisseurs ont cependant dépassé le dogme de l'incompatibilité de la rentabilité financière avec la responsabilité. Mais au-delà du discours, tous ne sont pas encore convaincus. Cela dit, même les financiers qui en demeuraient le plus éloignés il y a encore un an ou deux ans commencent à intégrer des critères de responsabilité dans leur gestion. Nous nous situons à un point de bascule.

La crise sanitaire a accéléré différents processus. On parle beaucoup de la digitalisation. Je suis également frappée par la progression, depuis un an, de la prise en compte de la responsabilité sociale et environnementale (RSE) par les dirigeants d'entreprises et les financiers. Mais des intérêts considérables sont également en jeu. Par exemple, les banques sont dans leur majorité exposées à des producteurs d'énergies fossiles, ce qui rend pour elles coûteuse leur sortie de ces secteurs. En somme, le mouvement de responsabilisation des entreprises et de la finance est lancé et s'accélère même, mais il demeure encore trop lent...

Quelle serait la « masse critique » nécessaire pour que les fonds responsables aient un impact encore plus grand ?

Il faudrait qu'une immense majorité des fonds, peut-être 80%, soient dans cette dynamique. Dans un véritable engagement ! Si un fonds se contente d'écarter 20% de ses investissements les moins responsables, cela ne force pas les dirigeants d'entreprises les moins motivés à changer. L'impact est franchement insuffisant.

Or, en ce qui concerne le réchauffement climatique, si nous restons sur la trajectoire actuelle, qui aboutit dans le meilleur des cas à une augmentation de la température de 4°C à horizon 2100, la Terre ne sera plus habitable à cette échéance pour plus de la moitié de ses habitants. C'est insupportable moralement. Je rappelle par ailleurs que c'est une température à laquelle Henri de Castries, lorsqu'il dirigeait Axa, avait déclaré que le monde ne serait plus assurable...

Pour sauver l'humanité, il faut maintenant que les entreprises et la finance changent fondamentalement, portées par les demandes des consommateurs et des réglementations soutenant les transitions.

Que faire pour dynamiser ce secteur ?

Il faut une évolution rapide dans quatre directions : que la demande des consommateurs pour des solutions d'épargne responsables augmente ; que de tels produits soient structurés par les gestionnaires d'actifs ; que les entreprises émettrices d'instruments financiers adoptent des comportements beaucoup plus responsables pour former un sous-jacent à ces produits durables, et enfin, il faut une réglementation pour encadrer l'ensemble. Les produits seront plus responsables si les souscripteurs le requièrent. Il est donc essentiel que les détenteurs d'épargne fassent tous le choix d'actifs financiers plus responsables et l'expriment auprès de leurs gestionnaires. Cela fait d'autant plus de sens que les rendements des actifs responsables excèdent ceux des actifs conventionnels ! L'indice MSCI Europe, qui reflète l'évolution des cours de bourse des grandes et moyennes capitalisations sur le continent, a augmenté de 104% entre 2010 et 2020.

Pendant cette période, la valeur du MSCI Europe ISR des entreprises plus responsables a progressé de 50% de plus à 158% ! Les gestionnaires d'actif doivent évidemment renforcer leurs critères de sélection pour arrêter de financer les modèles qui polluent, épuisent les ressources ou les hommes et ne retenir que ceux qui vont dans le sens de la transition vers un monde durable. Il en va de leur license to operate dans la durée. Enfin, les entreprises doivent évoluer vers des modèles plus responsables, qui pourront être reconnus par les consommateurs et les investisseurs. Le régulateur joue en parallèle un rôle déterminant. Chacun à notre niveau, nous avons un rôle à jouer.

Dans quelles entreprises investissez-vous et selon quels critères ?

Dans notre ambition de contribuer au bien commun par l'investissement, nous retenons trois niveaux de critères, qui se retrouvent dans le triptyque People, Planet, Profit. En premier lieu, l'activité de l'entreprise doit être utile à la société, aux personnes ou à l'environnement. Les entreprises de notre portefeuille ont ainsi permis d'éviter à fin 2020 l'émission de 2,4 millions de tonnes de CO2. C'est considérable, puisque c'est plus de 0,5% des émissions annuelles de la France !

En second lieu, cette entreprise doit s'engager à progresser dans ses pratiques de gestion en adoptant un plan d'action dédié. Par exemple, nous avons été le premier fonds français rendant le Bilan Carbone obligatoire pour ses participations, en vue d'enclencher une démarche de décarbonation. En matière sociale, nous avons également été le premier fonds requérant l'indexation de la rémunération variable des dirigeants des entreprises dans lesquelles nous avons des participations sur des critères RSE et l'ouverture de leur capital à l'ensemble de leurs salariés.

En troisième lieu, l'investissement doit permettre d'envisager un rendement de marché au regard du risque pris. Avec l'ambition politique de contribuer à démontrer qu'il est possible d'être à la fois rentable et responsable. L'expérience que nous avons accumulée en étudiant plus de 3.000 entreprises et en investissant dans 18 startups responsables nous aide à choisir les meilleures équipes. Nous conservons en toutes circonstances une immense humilité. Notre métier est difficile et s'apprécie dans la durée. Il est soumis à des éléments extérieurs tels que la crise sanitaire actuelle.

Mais nous sommes optimistes et heureux que la plupart des startups que nous soutenons semblent déjà faire partie des succès de ceux que certains appellent l'économie de demain. Nous sommes ainsi actionnaires de Gojob, agence d'intérim digitale organisant l'accès à l'emploi de candidats qui en étaient éloignés. De même que d'Ilek, leader français de la distribution d'électricité et de biogaz 100% renouvelables, qui est lauréat 2020 du prix du Meilleur fournisseur vert du palmarès Selectra-WWF. Et de la plateforme de crowdfunding MiiMOSA, qui a déjà financé en six ans 4.000 projets de transition vers une agriculture et des entreprises agro-alimentaires plus respectueuses de l'environnement.

Dans le B to C, nous soutenons également Murfy, qui a révolutionné le marché du gros électroménager en réparant pour un prix de 85 euros votre four, machine à laver ou congélateur hors garantie afin d'éviter que vous en rachetiez un neuf après une panne. Il me semble également intéressant de relever que presque toutes nos participations s'inscrivent dans une économie de substitution, au sens où elle remplace des activités auxquelles il faut renoncer pour rechercher un monde durable et inclusif.

Même s'il faudra moins consommer, ces exemples montrent que faire basculer l'économie vers des modèles durables ne signifie pas nécessairement décroissance. Enfin, sur les 12 entreprises dans lesquelles nous avons investi avec notre premier fonds, quatre étaient dirigées par des femmes. À notre connaissance, c'est un record en France !

Quels sont vos autres chevaux de bataille ?

L'égalité des chances en premier lieu. Depuis 15 ans, je soutiens Mozaïk RH qui favorise l'accès à l'emploi des talents issus des territoires les moins favorisés. J'épaule également Siel Bleu, une association qui propose des activités physiques aux personnes fragilisées en raison de leur âge ou d'une maladie. Et je participe à plusieurs organismes de place de réflexion et d'action en direction d'un capitalisme plus responsable.

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Commentaires 4
à écrit le 04/05/2021 à 18:29
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quoi que vous fassiez, votre direction vous emmènera par intérêt ou par responsabilité ou obligation vers la décroissance sinon la seule alternative possible est la disparition de l'espèce humaine

à écrit le 04/05/2021 à 11:45
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wow je ne suis pas sur qu'elle ait lu milton friedman par contre elle assimile tres bien les propagandes deplacees, des gens qui ont invente la theorie du ' ruissellement social vers le haut' qui consiste a interdire aux enfants de savoir lire puis...

à écrit le 04/05/2021 à 10:48
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A croire que l'on obtient de la "bonne volonté" seulement, si l'on graisse les rouages avec du fric et de la pub!

à écrit le 04/05/2021 à 8:24
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"Finance à impact" Je vous conseille de changer de suite de formule étant donné que l'impact de la finance nous le subissons depuis belle lurette, 80% d'insectes en moins, 60% des espèces animales éteintes avec une espèce qui disparait toutes les...

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