« Pour les patrons, pas question de créer un "droit au télétravail" des salariés »

Quelques jours après qu'un accord sur le télétravail a été trouvé entre représentants du patronat et syndicats de salariés sauf la CGT, Claire Toumieux, associée responsable du département de droit social du cabinet d'avocats Allen & Overy, donne son éclairage sur le déroulement des négociations qu'elle a suivies de près et sur ses principaux enjeux.
Jérôme Cristiani
Claire Toumieux.
Claire Toumieux. (Crédits : Allen & Overy)

En imposant d'un seul coup un passage massif des Français au télétravail, la crise sanitaire a bouleversé le paysage du travail en France. Selon certains chiffrages, on serait passé de 3% des employés en télétravail régulier avant la pandémie à plus d'un tiers des Français (34%) au printemps dernier avec la mise en place du premier confinement. Aujourd'hui, ce pourcentage serait redescendu autour de 15%, ce qui reste tout de même à un niveau cinq fois plus élevé qu'avant la pandémie.

De sujet relativement mineur, la question du télétravail a donc, en un temps record, pris une dimension de phénomène. Au point que, très vite les syndicats ont réclamé une négociation en vue d'un nouvel accord national interprofessionnel (ANI) pour rediscuter les modalités de mise en place et d'exercice du télétravail, dont le cadre général date certes de 2005, mais dont les modifications de 2017 introduites par les ordonnances Macron sont sujettes à polémique.

Et de fait, le patronat s'opposait à toute renégociation dudit cadre estimant qu'il était suffisant. Fin septembre cependant, sur l'insistance de la ministre du Travail Élisabeth Borne, Medef, U2P et CPME acceptaient enfin d'ouvrir une négociation sur le télétravail. Mais avec une ligne rouge: que l'accord final ne soit « ni normatif » « ni prescriptif » - c'est-à-dire, pas contraignant, fustigeaient d'entrée de jeu les syndicats.

Claire Toumieux, associée responsable du département de droit social du cabinet d'avocats Allen & Overy à Paris, spécialisé dans le conseil aux entreprises, a suivi de près ces négociations entre partenaires sociaux. Elle donne son point de vue sur les principaux enjeux au coeur des négociations sur le télétravail alors qu'un accord a été trouvé le 26 novembre(*) entre représentants du patronat et syndicats (sauf la CGT).

Lire aussi : Télétravail: les principales mesures ont été validées par le patronat et les syndicats (mais pas la CGT)

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LA TRIBUNE - Quel est le cadre actuel du télétravail et qu'est-ce qui change avec ce nouvel accord trouvé?

CLAIRE TOUMIEUX - Le cadre actuel résulte d'une ordonnance Macron du 22 septembre 2017 et fait partie du code du travail, qui le codifie en trois articles (de L1222-9 à L1222-11). Ces trois petits articles (qui, pour mémoire, font suite à un précédent accord signé le 19 juillet 2005) sont essentiels puisqu'ils disent justement que l'aspect volontaire prédomine avec des modalités de mise en place qui sont, pour rappel, un accord collectif, ou à défaut une charte d'entreprise, ou à défaut un accord individuel par tout moyen.

L'accord ce 26 novembre 2020 conserve ces modalités de mise en place avec un contenu obligatoire qui fixe quelques points essentiels, comme :

  • prévoir les conditions de passage en télétravail (cheminement de la demande du salarié, modalités d'acceptation du salarié...);
  • définir les modalités du contrôle du temps de travail;
  • déterminer les plages horaires durant lesquelles l'employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail.

Pour autant, les règles de fond sont déjà dans le code du travail : ainsi, le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son contrat dans les locaux de l'entreprise (un principe d'égalité important) ;

  • l'employeur doit motiver sa décision lorsqu'il refuse la demande d'un salarié dont le poste est éligible (cf. "éligibilité");
  • le refus d'accepter un poste en télétravail n'est pas un motif de rupture du contrat de travail ; on ne peut pas le licencier pour cette raison (ici, on vérifie donc que la règle du volontariat est première);
  • un accident sur le lieu du télétravail est présumé être un accident du travail ; il est dit imputable à l'employeur (cf. "imputabilité") : la législation qui protège tout travailleur est donc étendue au télétravailleur;
  • une communication claire de l'employeur sur les restrictions à l'usage des outils informatiques et des sanctions encourues en cas de non respect ;
  • la priorité donnée au télétravailleur pour reprendre ou occuper un poste sans télétravail, dans les locaux de l'entreprise, qui corresponde à ses compétences et ses qualifications professionnelles - c'est qu'on appelle la clause de réversibilité;
  • d'où, obligation de porter à la connaissance du télétravailleur la disponibilité de tout poste disponible ouvert;
  • l'organisation d'un entretien annuel sur les conditions d'activité du salarié et sa charge de travail. En effet, quand un salarié est éloigné, son manager ne peut pas forcément se rendre compte de sa charge de travail. L'entreprise ne reçoit pas forcément d'alerte s'il travaille tard.

L'accord actuel semble déjà très étoffé... qu'est-ce qu'il manquait qui justifiait un nouvel accord, et quels ont été les points de friction pendant cette négociation ?

D'abord, le précédent ANI ne prévoyait pas ces situations exceptionnelles de pandémie. Donc le cas de l'exception au principe du volontariat n'existait pas et il fallait l'inclure.

Au-delà, il était intéressant de tirer les leçons de l'expérience pratique à grande échelle du télétravail pendant la crise sanitaire, avec des points d'attention sur le maintien du dialogue social, l'isolement des salariés en télétravail ou l'accompagnement managérial.

Mais surtout, il y a eu beaucoup de discussions sur l'éligibilité des postes de travail, le patronat refusant absolument qu'on lui impose une vision des choses, et souhaitant évidemment garder son pouvoir de direction sur cette évaluation des postes qui sont télétravaillables ou pas.

Comment évaluez-vous le compromis trouvé par les négociateurs, est-ce que la ligne de partage entre "obligations" et "incitations" est au point d'équilibre ?

Les négociations ont été longues, et ont abouti à un texte de 19 pages. Ce n'est pas rien, comparé aux 5 pages de l'ANI de 2017. Pour moi, c'est vraiment un texte de compromis. Ce qui explique aussi que s'il contient des avancées, il n'a rien de révolutionnaire. Sa première vertu est bien sûr de tenir compte des situations exceptionnelles qui n'étaient pas dans l'ancien ANI.

L'autre vertu de ce texte est d'être bien plus concret et précis que le précédent sur un bon nombre de sujets précédemment évoqués (l'utilisation des nouvelles technologies, les frais...).

Sans oublier celle-ci : dans ce projet, on insiste sur la formation des managers et des collaborateurs pour apprendre à gérer l'éventail des difficultés en situation de télétravail.

Quels problèmes pose concrètement cette question d'éligibilité?

Globalement, le patronat a refusé qu'une définition des postes devant être ouverts au télétravail lui soit imposée. Il s'agit d'abord d'un refus d'une définition voire une liste établie dans un texte conclu au niveau interprofessionnel et national, c'est-à-dire à un niveau très éloigné des réalités concrètes du terrain et de l'encadrement des équipes. Et c'est vrai qu'il y a de nombreux paramètres à prendre en compte au-delà de la définition théorique du poste, notamment une appréciation de la nécessité de se coordonner avec d'autres, de se rencontrer pour échanger, collaborer...

Si l'on est face à un texte normatif sur le sujet, on peut craindre qu'il devienne une référence pour les syndicats et les salariés. Et que l'employeur soit contraint d'accorder du télétravail là où lui y voit un véritable inconvénient.

Donc, un texte normatif, écrit loin du terrain, trop général, serait vécu par l'employeur comme un empêchement à piloter son entreprise, à constituer ou redéployer les collectifs de travail selon ce qu'il estime nécessaire à la performance de son entreprise?

C'est exact. Le patronat entend prendre en compte les réalités de terrain et les besoins de l'entreprise à un niveau très concret, organisationnel et fonctionnel et garder une liberté d'appréciation. Il s'agissait vraiment d'un point très important dans les discussions et les négociateurs sont arrivés à la fin à un texte de compromis sur le sujet. De fait, sur cette éligibilité, on en est resté à des formules assez générales. Et on a décidé aussi de ne pas imposer, de garder le principe du double volontariat.

Quelles sont les conditions de signature d'un ANI ? Le refus de la CGT peut-elle la bloquer ?

Il faut que les syndicats qui le signent représentent au moins 30% des suffrages exprimés en faveur des organisations syndicales représentatives au niveau interprofessionnel, et il ne faut pas qu'il y ait une opposition majoritaire de syndicats (représentant 50% des suffrages exprimés aux élections prises en compte pour la mesure de l'audience au niveau concerné). Là, avec les organisations syndicales qui se sont dites prêtes à signer, ces conditions devraient être remplies, et l'absence de la CGT n'empêchera pas la formalisation de cet accord en ANI.

Propos recueillis par Jérôme Cristiani

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(*) Reste aux organisations syndicales à recueillir un vote positif de leurs instances respectives, avec la date limite du 23 décembre en point de mire pour la signature définitive du document.

Jérôme Cristiani

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