Un changement complet de paradigme. Si en 2014, lorsqu'ils ont annoncé vouloir prendre le contrôle du programme Ariane 6, Airbus et Safran avaient clamé haut et fort qu'ils n'avaient pas besoin d'aides publiques à l'exploitation du futur lanceur lourd européen, ce n'est plus le cas. C'est là le péché originel des deux industriels, qui pour « privatiser » à tout prix Ariane 6, ont promis monts et merveilles aux États membres de l'Agence spatiale européenne (ESA), notamment à la France, qui assure depuis toujours le leadership européen dans le domaine des lanceurs.
Et François Hollande, séduit par les promesses pourtant très incertaines des deux industriels sur la foi d'un simple projet monté à la hâte pour torpiller le projet d'un lanceur PPH du CNES (deux étages de base à poudre et un étage cryogénique), leur a offert les clés d'Ariane 6. Aujourd'hui réunis dans une filiale commune ArianeGroup, Airbus et Safran avaient également promis de développer et de concevoir un lanceur low-cost qui devait être opérationnel dès 2020. Un objectif raté dans les grandes largeurs : le lanceur lourd européen doit en principe voler pour la première fois en 2024, avec trois ans et demi de retard.
Une décision début novembre ?
Laminée par la concurrence de SpaceX, qui lance des satellites comme des petits pains (68 lancements depuis le début de l'année, contre trois pour l'Europe spatiale depuis la Guyane) et éreintée par la crise du Covid-19 et les retards répétés d'Ariane 6, ArianeGroup a réussi dès 2021 à convaincre les États membres de l'ESA de lui octroyer un soutien financier à l'exploitation d'Ariane 6 évalué à environ 140 millions d'euros par an. Deux ans plus tard, le constructeur européen revient à la charge en raison de l'hyperinflation qui sévit depuis deux ans.
A quelques semaines d'un sommet spatial qui va se dérouler le 7 novembre à Séville, il est en train de négocier une très nette réévaluation du soutien à l'exploitation d'Ariane 6. Il demande 350 millions d'euros par an aux Etats membres de l'ESA. Soit une hausse incroyable de 150%. « On ne veut pas d'une non décision à Séville », insiste-t-on en France. Cette aide lui permettrait de rester compétitif sur le marché commercial sur lequel SpaceX se montre extrêmement agressif. Le constructeur américain profite entre autre des commandes extrêmement généreuses du Pentagone et de la NASA pour baisser ses prix sur le marché commercial et signer une flopée de contrats avec des opérateurs privés.
La demande d'ArianeGroup n'est pas complètement illégitime en dépit du péché originel. Car l'accès souverain à l'espace a un coût que tous les pays dotés de lanceurs s'offrent avec des aides publiques différentes, y compris les États-Unis en signant des contrats généreux pour SpaceX, notamment. C'est ce qu'auraient dû savoir Tom Enders et Jean-Paul Herteman, respectivement patrons d'Airbus et de Safran à cette époque, quand ils ont fait main basse sur Ariane 6 en 2014. Ils ont fait preuve d'une certaine arrogance en estimant que les industriels savaient mieux gérer que la puissance publique ces grands programmes.
Une demande qui fait grincer les dents
Cette réévaluation de l'aide à l'exploitation fait grincer les dents, notamment en Allemagne. Toutefois, les Allemands pourraient se saisir de cette opportunité pour faire accepter en contrepartie aux Français le principe d'une compétition intra-européenne portant sur l'achat de services de lancement. Ce qui permettrait à Berlin, qui soutient fortement ses startup du NewSpace allemand à l'image d'Isar Aerospace ou d'HyImpulse Technologies, de faire émerger à moyen terme un concurrent à Ariane 6. Un lanceur qui a pourtant déjà dû mal à être à l'équilibre en raison du retour géographique imposé par l'ESA.
Mais ravir le leadership dans le domaine spatial et plus particulièrement dans le domaine des lanceurs est un objectif affiché depuis plusieurs années par l'Allemagne. Enfin, l'Italie, la troisième nation européenne majeure dans le spatial, qui a développé la famille de lanceurs Avio (Vega puis Vega-C), se montre également très intéressée par un soutien à l'exploitation plus fort de la part de l'ESA. Surtout si la France parvient à ses fins. Les discussions entre la France, l'Allemagne et l'Italie vont être serrées, très serrées. Mais chacun d'entre eux devra se rappeler avant tout que l'intérêt supérieur est dans ce dossier l'Europe, puissance spatiale...
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