Travailler autrement, est-ce travailler mieux ?

Télétravail, bureau partagé (« coworking »), bureau flexible (« flex office »), événements... Pour attirer puis fidéliser les talents, de plus en plus d'entreprises multiplient les initiatives qui bouleversent les conditions de travail.
César Armand
Coachworking, coworking, flex office, well working... Tous ces anglicismes sont-ils le signe que le travail flexible, le recours aux bureaux partagés ou l'attention portée au bien-être des salariés peinent à s'importer en France ? Pas si sûr. La tendance de fond est là, récente certes, mais elle existe.
Coachworking, coworking, flex office, well working... Tous ces anglicismes sont-ils le signe que le travail flexible, le recours aux bureaux partagés ou l'attention portée au bien-être des salariés peinent à s'importer en France ? Pas si sûr. La tendance de fond est là, récente certes, mais elle existe. (Crédits : Reuters)

Pas moins de 108 milliards d'euros par an ! Soit 4,7 % du PIB ou l'équivalent du budget du ministère de l'Éducation nationale. C'est le coût de l'absentéisme, secteurs privé et public confondus, selon une étude de l'Institut de socio-économie des entreprises et des organisations et de l'Institut Sapiens, publiée fin novembre. À 99 %, il est dû à des défauts de management.

Si l'open space a tué l'ancien monde, la révolution numérique a accéléré l'émergence d'un nouveau monde fondé sur la collaboration. La génération qui arrive sur le marché de l'emploi depuis cinq ans recherche du sens au travail, et pas une simple fiche de poste doublée d'un salaire. L'auto-entrepreneuriat, qui libère du rituel métro-boulot-dodo, permet d'ailleurs de s'épanouir dans l'activité de son choix en dehors des entreprises traditionnelles. C'est sans doute pourquoi la tendance actuelle est au travailler autrement voire au travailler mieux pour attirer puis fidéliser les personnalités.

« Le bâtiment de bureau traditionnel n'existe plus, assure ainsi l'architecte Nicolas Laisné, spécialiste de la construction en bois. Celui qui n'offre pas quelque chose en plus, il est mort. Il faut donner aux utilisateurs davantage qu'un poste de travail. Je m'intéresse à tous les lieux : l'entrée, les couloirs, les terrasses. C'est là où l'on se rencontre les uns avec les autres et donc qu'on travaille aujourd'hui. »

Qu'elles s'appellent HumaKey ou Workwell, les startups, plus agiles par définition, se positionnent pour améliorer le confort des salariés.

L'application MonBuilding, par exemple, compile différentes solutions : le calendrier des événements de l'immeuble, un trombinoscope, des contacts d'urgence, une messagerie interne entre les occupants... « Les forums permettent de prendre le pouls, de savoir s'il faut organiser une soirée Halloween, un bière-pong ou installer un grand écran pour la Coupe du monde », explique sa présidente Eliane Lugassy. Les entreprises s'y mettent progressivement. « En mai 2016, les acteurs n'étaient pas du tout prêts, témoigne la jeune trentenaire. Depuis un an, je vois une vraie prise de conscience. » Elle a notamment conseillé la banque Natixis, dont les quatre locataires répartis sur 6.000 mètres carrés de bureaux ne se parlaient pas, alors qu'ils appartenaient tous au même groupe !

« Sans bureau fixe »

Les collaborateurs peuvent aussi prendre les devants pour demander une adaptation de l'organisation du travail. « Un jour où mon bureau est ouvert, un petit groupe de jeunes déboule et m'explique qu'ils veulent créer un club des moins de 30 ans. Ils représentent 25 % de l'entreprise et on ne l'avait pas perçu », raconte Fabrice Allouche, président de CBRE qui a converti son entreprise au bureau flexible (flex office), parfois rebaptisé « sans bureau fixe ».

Le motif principal serait l'optimisation de la surface disponible. Faux, rétorque Flore Pradère, responsable de la Recherche entreprises au cabinet de conseils JLL et auteure d'une étude sur ce sujet : « Dans un cas sur deux, les mètres carrés n'ont pas diminué, mais il y a eu une redistribution de l'espace au service du collectif. Dans la moitié restante, l'économie de mètres carrés est de 25 % en moyenne. C'est de la rationalisation. » Les espaces collaboratifs ont certes été multipliés par trois, souligne ce rapport, mais l'écueil « je ne vais plus trouver de bureau » est également soulevé. « Le spectre de la déshumanisation est un vrai challenge », admet la cadre.

Le directeur exécutif des services corporate chez BNP Paribas Real Estate, Sylvain Hasse, confirme : « Le motif principal ne doit pas être la diminution de surface. La perte d'un bureau ou d'une place attribuée est un mini-psychodrame. Il ne faut pas s'économiser en explications. » Comme dans tout changement d'organisation, cela se prépare à l'avance avec les personnes concernées. « Cela remet en jeu l'attention aux autres, la courtoisie... de même que cela oblige les managers de proximité de reparler aux collaborateurs et de ne plus envoyer des mails laconiques... »

Avant même les salariés, les cadres dirigeants doivent être formés en priorité, corrobore Olivier Wigniolle, directeur général d'Icade : « Ce sont eux qui emmènent les autres. C'est pourquoi cela repose d'abord sur la qualité de l'accompagnement des managers. Que le top management montre l'exemple, sinon c'est incompréhensible pour les collaborateurs. Nous mesurons de plus en plus régulièrement leur bien-être via des baromètres et des sondages. »

Il n'empêche, selon des témoignages recueillis ici et là, lorsque des salariés veulent accéder à la salle de détente, le président-directeur général s'en sert pour organiser ses rendez-vous confidentiels.

En télétravail, "des journées optimisées et très denses"

D'autres sont parfois contraints de rentrer chez eux faute de poste disponible. Choisi ou subi, le télétravail constitue une alternative offerte par toutes ces sociétés pour garder leurs talents. « Le roi était longtemps le tableau Excel, mais l'absentéisme et le turn-over ont un coût entre les temps de formation et de recrutement », souligne Sylvain Hasse de BNP Paribas Real Estate. « Les collaborateurs qui travaillent à la maison font des journées optimisées et très denses. »

« Parler d'espaces collaboratifs, c'est aussi parler d'espaces privatifs, insiste - et c'est bien la seule - Cécile de Guillebon, directrice de l'immobilier du groupe Renault. Il faut veiller à ce que chacun ait une place assise. Que ceux qui conçoivent les immeubles de bureaux le prennent en compte. Il faut favoriser le travail en commun, mais ne pas exclure les moments où il faut travailler seul. »

À l'heure où chacun a son bureau dans la poche via son smartphone et où les entreprises font de plus en plus appel aux indépendants pour des missions temporaires, la location de bureaux partagés permet d'être tout aussi flexible, tant pour la société que l'actif concerné. Associé-gérant chez Knight Frank et auteur d'une étude sur le coworking, Philippe Perello souligne « un phénomène irréversible » : « Les entreprises sont aujourd'hui consommatrices de ces codes, de ces designs... Cela stimule le marché de l'immobilier de bureaux tout en lui permettant d'innover. C'est en train de devenir une réalité de marché, où acteurs, activités et générations différentes travaillent ensemble. » En tant que conseiller en immobilier d'entreprise, il propose désormais toujours l'option du bureau partagé, au-delà du dilemme traditionnel relocalisation-déménagement.

Des bureaux dans les gares

En matière d'innovation, Philippe Perello ne croit pas si bien dire. Le groupe Hoche imite Londres et Singapour où des bâtiments de coworking sont construits hors site avant d'être installés sur place. « Ces bâtiments sont très qualitatifs et répondent à toutes les normes environnementales, affirme ainsi son directeur délégué, Frédéric Perdriau. Toutes les nuisances sont ainsi réduites : l'empreinte carbone, la poussière et le bruit, habituellement générés lors des phases de construction et de déconstruction. » Au regard de la raréfaction du foncier disponible, ces immeubles modulables et déplaçables présentent un autre avantage : ils peuvent faire l'objet de conventions d'occupation temporaires du domaine privé ou public.

Les gares franciliennes sont d'un autre côté symptomatiques de cette tendance. Que ce soit pour le salarié qui a raté son train et qui a besoin de travailler deux heures au calme ou pour ses collègues qui se retrouvent en réunion avant de repartir chacune chez elles, la SNCF ne cesse de lancer des appels d'offres en ce sens. Même dans ces lieux de passage, a priori utilisés peu de temps, des entreprises se positionnent pour proposer des bureaux privatifs où le ménage et la sécurité sont assurés. La lyonnaise Multiburo (voir l'encadré), par exemple, propose le suivi du courrier, envoyant les plis demandés et réceptionnant les lettres reçues. Elle peut également gérer les appels entrants, en demandant à son personnel permanent d'annoncer le nom de l'entreprise, de prendre le message, avant d'en informer par SMS ou mail son client.

Des prestations haut-de-gamme pour les TPE-PME

« Vous ne louez pas un bureau, vous achetez des services à la carte, résume sa directrice générale Stéphanie Auxenfans. Nous nous montrons disponibles, comme l'hôtellerie sait le faire. » Là encore, les jeunes pousses rivalisent d'ingéniosité pour proposer des prestations haut de gamme aux TPE-PME, convaincues que dans cinq à dix ans, pour moins de 1.000 mètres carrés, le bail 3-6-9 classique n'existera plus. Brieuc Oger, président d'Hub-Grade, dit même avoir poussé « l'univers serviciel aux mêmes conditions que dans un grand groupe ». Deux à soixante-dix personnes de diverses sociétés bénéficient d'espaces équipés clés en main, auxquels il ajoute des briques qualitatives. La startup propose en effet une conciergerie qui peut s'occuper du dossier de renouvellement de la carte d'identité, de la chemise à apporter au pressing ou des pneus à changer en hiver. Il met également à disposition une centrale d'achats partagés pour permettre aux différents clients de bénéficier de réductions sur la papeterie ou en cas de recours à un avocat, un expert-comptable, un vidéaste... Dans cette logique, un réseau social interne permet d'échanger à la fois entre eux et avec son équipe permanente pour les besoins du quotidien : un problème de chauffage ou de climatisation, un conseil pour acheter un ordinateur ou une photocopieuse ou réparer une machine à café en panne. « On ne veut pas les faire entrer dans la pensée unique du coworking », conclut Brieuc Oger.

Les foncières suivent la tendance, au bénéfice des locataires qui occupent leurs actifs. « Nous ne pouvons plus nous contenter de livrer des plateaux nus, mais nous devons aussi leur proposer une solution d'applications, les mettre en relation avec les bons prestataires, et plus généralement leur faire part de notre retour d'expérience », estime Olivier Wigniolle, DG d'Icade. Son confrère Frédéric Pelège, directeur général de CBRE Services, qui gère les 80.000 mètres carrés de la tour First à la Défense, dit y mener « une politique événementielle » : des foodtrucks en bas, des clés USB et des parapluies « logotés » et des animations internes comme la course Vertigo dans les escaliers seul ou par équipe de quatre.

Dernier phénomène en date, bien qu'encore discrétionnaire : le « coachworking » ou le coaching interprofessionnel dans un espace de coworking. Julia Kalfon, intervenante dans les grands groupes depuis quinze ans, jugeait « injuste » de ne pas en faire profiter les petites structures. À cent mètres du métro Courcelles dans le très chic XVIIe arrondissement de Paris, elle déniche 120 mètres carrés en rez-de-chaussée et crée huit postes dans la salle principale, quatre dans un bureau fermé et cinq dans l'entrée dont deux dans une cabine. Elle installe une verrière au plafond, peint des murs en violet, dépose des bonbons un peu partout en plus du café, du thé, des tables et des casiers et installe des poufs multicolores dans la salle de réunion. « Je voulais un lieu à taille humaine avec une vraie envie de partage, en faire quelque chose d'un peu familial, un cocon », explique la fondatrice de Well Lab.

Comme chez soi

Pourtant, la dimension coaching ne saute pas immédiatement aux yeux. « Le principe est simple : un entrepreneur veut ouvrir une plateforme de services en ligne et donc récupérer les données. Je l'ai défié du point de vue déontologique et une avocate l'a interrogé sur la RGPD. » Yasmine, qui travaille pour un cabinet de recrutement qui n'a pas de bureaux attitrés, a, lui aussi, passé cet oral. « Cela m'a permis d'ouvrir les yeux sur quelque chose que je n'avais pas vu ; et c'est chaleureux ce puits de lumière. »

Coachworking, coworking, flex office, well working... Tous ces anglicismes sont-ils le signe que le travail flexible, le recours aux bureaux partagés ou l'attention portée au bien-être des salariés peinent à s'importer en France ? Pas si sûr. La tendance de fond est là, récente certes, mais elle existe. Collègues, partenaires, managés, managers, la communication interne s'améliore. Pour attirer toujours plus d'entreprises, les espaces délocalisés proposent des prestations dignes des plus grands hôtels. Comme si demain, se sentir au bureau comme chez soi pouvait redonner le goût du travail et le sentiment d'appartenance à une communauté.

César Armand

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Commentaires 2
à écrit le 04/12/2018 à 20:43
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Le concept est adapté pour les métiers de communication ( c’est bien ça oblige de communiquer de partager )ou il n’est pas nécessaire d’avoir une forte concertation ( comme dans les métiers de la finance) Car les interruptions dans ces métiers augmen...

à écrit le 04/12/2018 à 8:53
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Le problème majeur étant ce chômage de masse qui ne peut que mettre mal à l'aise le salarié français, d'entrée de jeu, dans ses conditions de travail, dès la première minute il a cette pression.

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