Carburants verts  : une bombe budgétaire et fiscale à retardement

Impulser, accompagner, simplifier, ce sont les maîtres-mots d'un rapport sénatorial qui appelle la France à avancer vite et fort sur les carburants non-fossiles pour décarboner les transports et affermir sa souveraineté énergétique. Volontariste, le texte laisse aussi voir l'envers du décor : une nébuleuse faite d'investissements lourds et de bouleversements fiscaux... avec des mauvaises surprises à venir pour les consommateurs, voire une bombe à retardement.
Léo Barnier
Dans son rapport sénatorial, Vincent Capo-Canellas appelle la France à avancer vite et fort sur les carburants non-fossiles pour décarboner les transports et affermir sa souveraineté énergétique.
Dans son rapport sénatorial, Vincent Capo-Canellas appelle la France à avancer vite et fort sur les carburants non-fossiles pour décarboner les transports et affermir sa souveraineté énergétique. (Crédits : Reuters)

La solution fait consensus : les carburants verts se sont imposés comme une réponse à la nécessaire transition écologique que, comme tous les secteurs, celui du transport doit effectuer. Et, dans sa mission d'information sur « le développement d'une filière de biocarburants, carburants synthétiques durables et hydrogène vert » pour la décarbonation des transports, le sénateur et questeur Vincent Capo-Canellas (Union centriste) est clair : ces nouvelles énergies « n'apporteront pas à elles seules la totalité de la réponse, mais joueront bien un rôle central ».

Et les 27 propositions de son rapport vont dans le même sens : la France doit faire, sans attendre, des choix stratégiques pour « impulser » la création des filières de carburant vert, « accompagner » le développement de la production et des usages et « simplifier » le cadre réglementaire et fiscal sous peine de voir l'écart se creuser irrémédiablement avec les autres nations. Pourtant, derrière cette volonté forte d'une France à l'offensive et souveraine, une « nébuleuse » apparaît : la question des besoins de financement, décrits comme « massifs », qui s'entrecroisent avec des pertes de recettes et l'émergence de nouveaux coûts.

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Quels apports financiers des Etats ?

Derrière ce terme de « nébuleuse », employé par Vincent Capo-Canellas, plusieurs phénomènes s'entremêlent. Il y a tout d'abord la question des apports financiers qui seront accordés par l'Etat. Pour l'instant, les politiques françaises et européennes passent essentiellement par des mandats d'incorporation (un pourcentage de carburant vert intégré dans les carburants fossiles), même si Bruxelles permet aux Etats des réductions fiscales sur les biocarburants routiers. Or le rapport prône la nécessité d'incitations temporaires pour soutenir l'ensemble de la chaîne, à l'instar de ce qui se fait aux Etats-Unis avec l'Inflation reduction act. Cela comprend la recherche & développement (R&D), les investissements nécessaires au lancement des filières (Capex), mais aussi le financement des les coûts d'exploitation (Opex) jusqu'à ce que les filières aient atteint un niveau de maturité suffisant, et enfin des aides à l'achat pour soutenir l'utilisation le temps que la massification de la production fasse baisser les prix.

Un dispositif d'aides incomplet

À l'image de ce qui se passe dans les carburants d'aviation durables (SAF), seule une partie de ce spectre est couverte aujourd'hui. La France a renforcé son soutien à la R&D à travers le Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC), avec 1,5 milliard d'euros accordés entre 2020 et 2022 et un nouvel apport pouvant aller jusqu'à 300 millions d'euros par an sur la période 2024-2030 annoncé par Emmanuel Macron avant le salon du Bourget. Même si cette enveloppe ne vise pas directement les SAF, elle doit contribuer à l'avion bas carbone.

Au-delà de la R&D, le reste des besoins de financement sont moins bien pourvus. Dans son allocution du 16 juin, le Président de la République a promis 200 millions supplémentaires (une seule fois) directement affectés à la création d'une filière française de production de SAF, mais comme le fait remarquer Vincent Capo-Canellas, cela risque de s'avérer insuffisant : « C'est toujours une chose positive que d'aider au financement d'usine, mais 200 millions d'euros ce sont quelques barils de carburant renouvelable dans un océan de kérosène. Le prix d'une usine est supérieur à 1 milliard d'euros. Si cette somme a un effet d'impulsion suffisant, c'est une bonne chose, mais il faut se dire que vraisemblablement le besoin d'investissements est quand même très important. » Sans compter les Opex, qui ne sont pas prises en compte.

Et le sénateur d'ajouter que la priorité est ensuite de faire baisser les prix. Or, comme Anne Rigail, directrice générale d'Air France, l'expliquait au Paris Air Forum : « Actuellement, la tonne de SAF en France est à 5.000 euros. Le prix moyen dans le monde s'élève à 3.500 euros. Et nous pouvons trouver la tonne à 2.000 euros aux Etats-Unis ». Si Vincent Capo-Canellas admet que la massification de la production va contribuer à cette baisse des prix, il estime - au contraire du gouvernement - qu'il faudra également des incitations temporaires à l'achat pour compenser le surcoût par rapport au kérosène fossile.

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Questeur au Sénat, Vincent Capo-Canellas est bien informé des contraintes budgétaires étatiques et n'appelle pas pour autant à des dépenses à tout-va. Il insiste sur le caractère nécessairement temporaire de ces aides pour ne pas avoir « une filière sous perfusion ». Sans renier le principe de neutralité technologique, sa première proposition appelle donc à « orienter les financements publics vers le lancement des filières pour créer les conditions de marchés matures, puis évaluer et réorienter l'effort public » et donc à prioriser les secteurs les plus difficiles à décarboner et où les alternatives manquent.

Des besoins exponentiels en électricité

Mais le problème risque d'aller bien au-delà des soutiens directs à la production ou l'utilisation des biocarburants, notamment pour transformer le mix énergétique. Les transports sont le premier consommateur d'énergie finale en France avec 501 térawattheures (TWh) consommés en 2021, sur un total de 1.618 TWh. Cette énergie est issue à 91 % de produits pétroliers (essence, gazole, carburéacteurs), à 7 % de biocarburants incorporés et seulement à 2 % d'électricité (essentiellement destinés au ferroviaire).

Le fait de se passer d'énergies fossiles va impliquer de mobiliser la biomasse, ce qui va demander des infrastructures et des capacités logistiques, pour produire des biocarburants. Surtout, cela va nécessiter un recours accru à l'électricité pour alimenter directement les véhicules - en particulier avec la migration des voitures particulières vers le tout électrique - mais aussi pour la production de carburants synthétiques qui doivent succéder aux biocarburants. Tout cela va nécessiter un développement très rapide des capacités de production électrique bas carbone en France, ainsi que des raccordements aux infrastructures de distribution ou de productions de carburants synthétiques et d'hydrogène. Autant d'investissements là aussi très conséquents.

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Le rapport sénatorial souligne, en effet, que les besoins en électricité vont connaître une croissance exponentielle en citant la dernière évaluation de RTE à l'échelle de la France : la consommation électrique devrait passer de 460 térawattheures à une fourchette comprise entre 580 et 640 térawattheures dès 2035. Et cela pourrait tenir en grande partie aux transports. Pour les seuls carburants synthétiques destinés à l'aviation, le rapport mentionne une première estimation de l'Ademe qui « montre que pour respecter les objectifs de RefuelEU Aviation, une consommation d'électricité supplémentaire serait nécessaire de 80 à 130 TWh à l'horizon 2050 pour produire le e-kérosène nécessaire ». C'est l'équivalent de la production annuelle de plus d'une dizaine de centrales nucléaires.

Moins d'essence, moins de recettes fiscales

À ces dépenses supplémentaires pourrait bien se combiner une perte de recettes pour l'Etat. La baisse de la consommation de carburants fossiles sur le secteur routier va forcément entraîner une diminution de l'assiette fiscale, et donc des recettes issues de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) et de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qui rapportent environ 45 milliards d'euros à l'État chaque année. Pour l'instant, seule la Direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) a chiffré la perte nette de recettes fiscales à 4,1 milliards d'euros entre 2019 et 2030, principalement issue de la baisse du diesel. Mais Vincent Capo-Canellas regrette que ce point ne soit jamais clairement abordé sur le fond et demande donc au gouvernement « d'évaluer dès que possible les pertes de recettes fiscales sur les énergies fossiles ».

Le rapport s'inquiète aussi des conséquences pour les consommateurs, du transporteur routier au voyageur aérien qui vont voir gonfler la facture en raison du prix plus élevé des carburants non fossiles. Il pointe ainsi le problème de l'acceptabilité sociale, d'autant que ce mouvement va aussi concerner d'autres secteurs comme le logement. Selon le texte, certaines filières nécessitent une transition adaptée.

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La bombe à retardement venue de Bruxelles

Le rapport détecte aussi ce que Vincent Capo-Canellas décrit comme « une petite bombe à retardement » avec l'évolution du cadre fiscal européen sur les carburants fossiles. Il vise plus précisément la réforme du système d'échanges de quotas d'émissions (EU ETS) qui prévoit une baisse annuelle du plafond d'émissions, la disparition progressive des quotas gratuits d'ici 2026, ainsi que le renchérissement du coût des quotas. Avec cette évolution, le groupe Air France estime ainsi que le système EU ETS va lui coûter plus de 100 millions d'euros en 2023, plus de 300 millions d'euros en 2027, et 450 millions d'euros en 2030.

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Mais cela pourrait aussi concerner un public bien plus large avec l'extension du mécanisme. En 2025, il s'appliquera aux « entités mettant à la consommation » des carburants et combustibles pour le transport routier et le logement (UE ETS2). D'abord déclaratif, le système représentera à partir de 2027 « une charge financière qui a vocation à être répercutée sur les consommateurs finaux » et donc les ménages.

Cette hausse du prix des carburants fossiles pourrait aussi être concomitante avec une hausse du prix des carburants... non-fossiles. La Commission européenne vient d'adopter, le 23 juin, une révision du Règlement général d'exemption par catégorie (RGEC) qui exclut les biocarburants de première génération - comme le biogazole et le bioéthanol - des énergies pouvant disposer d'une fiscalité nationale réduite. Cette « concomitance des deux évolutions réglementaires européennes peut s'avérer perturbatrice, et en tout état de cause, la facture pour le consommateur augmentera », indique le rapport.

Interrogée sur ces questions, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, « s'était montrée rassurante lors de son audition », mais cela n'empêche pas Vincent Capo-Canellas de s'inquiéter d'une trop faible prise de conscience de ce qui pourrait être « un mur fiscal devant nous » et qui « peut réserver des lendemains difficiles ». Il appelle donc le gouvernement à se montrer « offensif pour défendre les biocarburants de première génération auprès de la Commission européenne ».

Un bilan chiffré encore à dresser

Au moment de chiffrer le bilan de cette transition énergétique dans les transports, Vincent Capo-Canellas ne veut pas s'engager sur un montant. Pour lui, sa mission pendant quatre mois et demi était de clarifier une situation bien plus complexe qu'elle ne paraissait de prime abord et de tirer des lignes pour faciliter la compréhension des enjeux et l'identification des solutions possibles. De débroussailler le terrain en somme. Surtout, il ne veut pas que ces murs d'investissements ou de dépenses pour les consommateurs découragent les plus audacieux, freinent l'élan de la décarbonation et retardent des prises de décisions qui deviennent urgentes.

Le sénateur reconnaît tout de même que la prochaine étape est très certainement celle du chiffrage. Et cela passe avant tout par l'Etat. Plusieurs recommandations vont d'ailleurs dans ce sens demandant à l'Etat d'établir des chiffrages précis pour les années à venir.

Le rapport d'information cite néanmoins plusieurs sources en la matière, tout particulièrement le rapport « Les incidences économiques de l'action pour le climat », des économistes Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz pour France Stratégie. Pour atteindre l'objectif de réduction des gaz à effet de serre de 55 % en 2030, celui-ci fait état d'un besoin d'investissements supplémentaires de 66 milliards d'euros par an tous secteurs confondus, dont une partie pour les transports.

L'Institut de l'économie pour le climat (I4CE), se basant sur les scénarios « Transition(s) 2050 » de l'Ademe, chiffre pour sa part un besoin moyen de 22 milliards d'euros par an (avec une fourchette comprise entre 14 et 30 milliards d'euros). Il s'agit du montant minimum à investir en plus « dans les bâtiments, les transports et la production d'énergie pour s'engager sur le chemin de la neutralité carbone, ces montants minimums ne couvrant pas les besoins dans l'agriculture, l'industrie ou encore l'adaptation au changement climatique », précise le rapport sénatorial. Les chiffres pourraient donc s'avérer encore plus importants.

Léo Barnier

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Commentaires 8
à écrit le 07/07/2023 à 7:46
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Arrêtons ce mot édulcoré de carburant vert, il faut dire agrocarburant pour qu'on se rende compte qu'il faut cultiver pour faire rouler des voitures dans un monde passé de 2 milliards en 1950 à 8 milliards en 2023.

à écrit le 06/07/2023 à 15:41
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Certes les agro-carburants ne solutionnent rien mais c'est la seule technique qui permette de trouver un million de tonnes de combustible en quelques mois. L'équation était la même quand J Chirac a lancé le premier plan éthanol, à ceci près qu'à l'ép...

à écrit le 06/07/2023 à 12:38
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"ces nouvelles énergies « n'apporteront pas à elles seules la totalité de la réponse": c'est une évidence. Certaines d'entre elles sont même contre productives ou nuisibles. Selon des études (ADEME 22, Potsdam 23), le bilan écologique (mesuré par le ...

à écrit le 06/07/2023 à 11:03
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Cette persistance a se tirer une balle dans le pied. Sans nul doute une culpabilite enfouie devenue incontrolable. Vous etes dans de sales draps sauf prise de conscience collective, mais votre individualisme vous tuera. RIP.

à écrit le 06/07/2023 à 8:57
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lobby ou pas ! bien trop de camions sur nos routes de surcroit sont impliqués dans un accident sur deux. le ferroutage encore écarté ,?

le 06/07/2023 à 9:39
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On aura toujours besoin de camions pour la logistique du dernier kilomètre. Compte tenu de la rigidité du fret ferroviaire, on comprend que les donneurs d’ordre préfèrent le camion d’utilisation beaucoup plus souple et au final moins coûteux……

le 06/07/2023 à 11:38
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@ozarmes. Le dernier kilometre, voire les 50 derniers kilomètres en ville peuvent se faire en électrique.

à écrit le 06/07/2023 à 8:00
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Les mauvaises surprises sont déjà là, l’éthanol il y a4 ans était à 35 centimes le litre il est dorénavant accroché à plus d'un euro autant dire que c'est pas une solution mais on se doute que les actionnaires moyen ageux de l'agro-industrie on du s'...

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