La taxe carbone aux frontières : l’arme qui pourrait se retourner contre l’industrie européenne

C’est, à première vue, un paradoxe surprenant : alors que l’Union européenne veut faire payer leurs émissions de CO2 aux importateurs, afin de mettre sur un pied d'égalité les entreprises du Vieux Continent (soumises à des normes climatiques strictes) et leurs concurrents étrangers, les industriels européens se montrent inquiets. En cause, la disparition trop brutale des droits à polluer qui leur sont aujourd'hui distribués gracieusement, le risque d’une distorsion de compétitivité pour les secteurs en aval, et l’absence de protections à l’export, au moment où le plan massif d'investissement américain les menace déjà.
Marine Godelier
Le système européen contraint les industriels du Vieux Continent à acheter des quotas d'émission par le biais d'enchères selon le nombre de tonnes de CO2 émises (Photo d'illustration).
Le système européen contraint les industriels du Vieux Continent à acheter des quotas d'émission par le biais d'enchères selon le nombre de tonnes de CO2 émises (Photo d'illustration). (Crédits : Reuters)

L'arme de Bruxelles pour lutter contre le « dumping climatique » risque-t-elle de se retourner contre l'industrie européenne, en entraînant une nouvelle vague de délocalisations ? Si l'on en croit les premiers concernés, elle les rapprocherait, en effet, d'un « point de rupture », en menaçant des « millions d'emplois » au sein de l'Union européenne, mais aussi « les exportations » et « les investissements ». C'est en tout cas ce qu'affirmait en mai 2022 AEGIS Europe, qui rassemble plus de 200 associations industrielles sur l'ensemble de la chaîne de valeur.

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Pourtant, cette arme, baptisée « mécanisme d'ajustement carbone aux frontières » (MACF) et adoptée par règlement le 17 mai 2022, devait produire l'effet inverse : mettre sur un pied d'égalité les entreprises de l'UE, soumises à des normes climatiques strictes, et leurs concurrents étrangers dans certains secteurs très polluants (ciment, acier, engrais et aluminium notamment).

Pour rappel, le système européen contraint les industriels du Vieux Continent à acheter des quotas d'émissions par le biais d'enchères selon le nombre de tonnes de CO2 émises. Ainsi, moins ils polluent, moins ils payent. Or, le MACF prévoit d'imposer ces mêmes critères d'échange de quotas d'émissions de CO2 (ETS) aux entreprises étrangères. De quoi favoriser la production en Europe, en faisant grimper les coûts des produits issus de marchés étrangers... tout en réduisant les émissions mondiales de dioxyde de carbone.

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À première vue, un tel système devrait donc séduire les entreprises de l'UE, bien obligées de « verdir » leurs procédés pour coller à la trajectoire climatique imposée par les pouvoirs publics. Alors, que s'est-il donc passé pour que ces dernières y fassent si fermement barrage, aux côtés des partenaires commerciaux étrangers ?

Disparition des quotas gratuits

Pour le comprendre, il faut d'abord saisir l'enjeu du MACF. Et celui-ci n'est pas des moindres : empêcher ce qu'on appelle les « fuites de carbone », c'est-à-dire le fait que des industries transfèrent leurs usines ou réalisent de nouveaux investissements à l'étranger, à la recherche de coûts de production moins élevés. Car rien ne sert de s'attaquer à la pollution si c'est pour la déplacer. Alors que l'Union européenne ambitionne de devenir le « premier continent neutre en carbone » - la cible affichée par la Commission européenne dans le cadre de son Green Deal (pacte vert) -, les émissions importées ne cessent, elles, d'augmenter : + 53 % pour la France depuis les années 1990, par exemple, alertait en octobre 2020 le Haut Conseil pour le Climat.

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Et les lois du marché accentuent ce phénomène : les produits issus de pays où les normes environnementales sont plus souples, voire inexistantes, affichent souvent un prix moindre et sont donc plus attractifs.

Pour remédier à cette distorsion de compétitivité, les producteurs européens, soumis à l'ETS et exposés à un risque important de concurrence internationale, bénéficient déjà depuis plusieurs années d'un soutien : les quotas d'émissions de CO2 gratuits. Autrement dit des « droits à polluer » qui leur sont gracieusement distribués, afin d'éviter de gonfler leurs prix et de leur permettre de tenir le coup sur un marché mondialisé fortement concurrentiel.

Une hausse des coûts de production

C'est là que le bât blesse : en parallèle de la mise en place du MACF, ces allocations disparaîtraient peu à peu jusqu'en 2036 dans les secteurs concernés. Objectif, éviter une « double protection », le nouveau mécanisme prévoyant déjà de mettre sur un pied d'égalité les entreprises étrangères et européennes. Ces dernières devraient donc acheter tous leurs quotas sur le marché, ce qui fera automatiquement grimper leurs coûts de production, à l'heure où la tonne de CO2 dépasse les 90 euros.

« Cela va provoquer une hausse matérielle des prix dans l'Union européenne. Selon une étude académique publiée en novembre 2021, ceux du ciment augmenteront de 50%, de l'acier de 25%, et de l'aluminium de 17%, avec pour hypothèse une tonne de CO2 à 30 euros », explique à La Tribune Emilie Alberola, directrice de la recherche et de l'innovation au cabinet de conseils EcoAct, spécialisé dans l'accompagnement des entreprises face aux enjeux climat.

Distorsion de compétitivité

Par ailleurs, les industries directement concernées ne sont pas les seules à s'inquiéter des conséquences possibles du mécanisme. « Dans une première phase, celui-ci s'appliquera uniquement à des produits intermédiaires, voire basiques, comme l'acier ou l'aluminium. Et pour cause, plus une marchandise est transformée, plus il est difficile d'en tracer les émissions de CO2 », note Ruth Guerra, avocat associée chez KPMG Avocats.

Or, un tel périmètre risque de défavoriser les producteurs européens qui se situent en aval, non couverts par le MACF, mais acheteurs de ces matières premières, comme le bâtiment ou l'automobile. Cette augmentation du prix de leurs intrants pourrait ainsi créer une distorsion de compétitivité. Allant même jusqu'à leur « transférer le problème de fuite de carbone », affirmait il y a quelques mois à La Tribune la Fédération des Industries mécaniques (FIM).

Une délocalisation à la clé ?

De fait, les producteurs des marchandises transformées importées en Europe ne devront pas payer la fameuse taxe carbone. Si bien que, selon plusieurs observateurs, le MACF pourrait finalement conduire à une délocalisation hors d'Europe de la production de produits finaux, plutôt qu'à une relocalisation des biens peu ou non transformés.

« Si je transforme un produit soumis au MACF à l'extérieur de l'Europe avant de l'importer, il va changer de code douanier. Résultat, j'aurai beaucoup plus de chances qu'il passe finalement entre les mailles du filet », précise Ruth Guerra.

Certes, la réglementation prévoit une vérification par les autorités, afin de garantir que la transformation en question n'a pas pour seule finalité de contourner le mécanisme. Mais les industriels « trouveront facilement des justifications économiques », estime un spécialiste du sujet ayant requis l'anonymat. Et de citer le « prix du travail » ou la volonté de « développer des usines de production proches d'autres marchés », entre autres.

L'angle mort des exportations

D'autant que le MACF ne protégera pas les exportations hors UE opérées par les industriels du Vieux Continent, déjà menacées par les plans protectionnistes décidés dans plusieurs régions du monde, à commencer par les États-Unis avec le fameux Inflation Reduction Act (IRA). « C'est là où risque de perdre le plus de parts de marché au profit des producteurs étrangers », s'alarme Ruth Guerra.

En effet, puisque les entreprises européennes bénéficiant aujourd'hui de droits à polluer devront demain les acheter sur le marché, leurs coûts de production augmenteront - et donc, in fine, leurs prix de vente. Ainsi, au sein du marché domestique, le MACF permettra, sur le papier, de les mettre tout de même sur un pied d'égalité avec leurs concurrents extra-européens. Mais à l'étranger, sur des marchés non-soumis aux quotas d'émissions, l'industriel européen pâtira d'une distorsion de compétitivité à l'export, étant donné que ses surcoûts ne seront pas compensés.

C'est le cas, par exemple, des « entreprises qui fabriquent des éléments de fixation ou des pièces mécaniques issues des produits sidérurgiques » pointait déjà il y a quelques mois Benjamin Frugier, directeur du développement des entreprises et des projets à la FIM. Et d'ajouter que : « Les mécaniciens européens qui voudraient exporter leurs produits seront confrontés à des pays concurrents où de tels mécanismes n'existent pas. Pour les acheteurs, il sera plus intéressant d'aller voir en dehors de l'Union européenne, où ces matières premières n'auront pas subi le coût carbone de l'importation ».

« Cela va nous coûter cher »

Or, les exportations représentent une part significative de la production de l'UE : jusqu'à 22% pour les secteurs concernés par les MACF, et même 50% pour d'autres secteurs intensifs en énergie. « Avec un prix de la tonne de CO2 à 75 euros, un quart de la valeur de l'exportation de l'industrie manufacturière (450 milliards d'euros) serait à risque », souligne Emilie Alberola.

« Bruxelles a cherché des mécanismes pour ne pas trop peser sur l'export. Par exemple, il y a déjà une prévision de révision, pour voir l'impact sur les volumes exportés et s'il faut lancer des réflexions orientées secteur par secteur, tout en gardant à l'esprit l'objectif incitatif à la décarbonation industrielle. Mais sur le sujet, il est très difficile de trouver un cadre respectant les règles de l'OMC », développe Ruth Guerra.

De quoi agacer Vincent Charlet, directeur exécutif du think tank La Fabrique de l'Industrie. « Le principe d'une taxe carbone aux frontières a été affaibli jusqu'à ce qu'il redevienne compatible avec les règles de l'OMC. Cela va nous coûter cher, alors que les États-Unis s'assoient dessus en favorisant clairement leur propre industrie, et en se donnant des marges de manœuvre dont on se prive ici », affirme-t-il à La Tribune.

Renoncer à certaines industries polluantes ?

Et l'impact sera d'autant plus fort que l'Europe fait face à une volatilité sans précédent des prix de l'énergie, très consommée par l'industrie lourde. À cela, s'ajoute une hausse historique du tarif du CO2 dans l'UE, qui a largement dépassé les prévisions ces derniers mois.

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Selon une note de La Fabrique de l'Industrie, un prix de la tonne de CO2 au-delà des 100 euros pourrait handicaper certaines industries européennes, au moment même où celles-ci doivent investir considérablement dans la transition. Si ce prix continue d'augmenter pour atteindre 250 euros en 2030, les émissions des producteurs français coûteraient même 58 milliards d'euros (autour de 2,5 points de PIB), selon les calculs du think tank. « Ce qui forcerait les industriels à choisir entre préserver leur marge ou leurs parts de marché », notamment en cas de suppression des quotas gratuits et de hausse des prix de l'énergie, avertissent les auteurs.

« Quand une entreprise est touchée par coût supplémentaire du CO2, elle peut décider soit d'en absorber une partie dans ses marges, soit de répercuter dans son prix de vente. Dans tous les cas, cela risque d'amoindrir ses capacités d'investissement », expliquait l'une des autrices de la note, Caroline Mini en mai 2022.

« On va demander à la sidérurgie d'envisager des investissements plus élevés que jamais dans l'histoire, afin de révolutionner un processus de fabrication de l'acier qui n'a pas bougé depuis 3.000 ans...Et, en même temps, de payer des sommes colossales via l'ETS à cause de leurs émissions massives de CO2 ! », ajoute Vincent Charlet.

« Cela fait 20 ans que ces industries savent que les quotas gratuits ne seront pas éternels. Le ciment, par exemple, aura bénéficié de 30 ans de quotas gratuits, et accumule un excédent depuis 2005. Il n'y a qu'à les vendre pour investir », rétorque Emilie Alberola.

Reste qu'avec les ambitions climatiques fortes de l'Union européenne, l'industrie lourde pourrait faire face à une véritable crise existentielle. « Au vu de la transition écologique à effectuer, il faudra envisager une baisse de la consommation de ciment, par exemple. C'est aussi ça, l'esprit du MACF », estime Emilie Alberola. Ce qui nécessitera de « faire des choix dans les activités à garder ou non », poursuit la spécialiste. La réindustrialisation, oui, mais pas pour tous ?

Marine Godelier
Commentaires 2
à écrit le 01/07/2023 à 11:44
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C'est l'histoire d'un marathonien qui se casse les jambes pour montrer sa solidarité avec les handicapés puis, constatant qu'il ne peut pas gagner, exige que les autres se cassent aussi les jambes et que les organisateurs fournissent les béquilles ...

à écrit le 01/07/2023 à 8:44
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Cette vision moraliste de la société qu'ont les dirigeants européens est une absurdité : On ne peut pas avoir d'économie qui fonctionne sans produire du CO2

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