Total Energies, Engie, EDF, Air Liquide... : vers une décennie de giga-investissements en Normandie

Elevée au rang de priorité nationale depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’indépendance énergétique de la France se jouera, pour une bonne part, dans l’émirat pétrolier et nucléaire qu’est la Normandie. Atome, éolien, biogaz, hydrogène… Les majors de l’énergie projettent d’y réaliser des investissements colossaux d’ici 2030, décarbonation oblige. Tour d’horizon non exhaustif.
Armoire électrique de l'Ile de France avec ses trois centrales nucléaires et place forte du raffinage, la Normandie n'avait pas connu une telle vague d'investissements dans les énergies depuis les années 60.
Armoire électrique de l'Ile de France avec ses trois centrales nucléaires et place forte du raffinage, la Normandie n'avait pas connu une telle vague d'investissements dans les énergies depuis les années 60. (Crédits : RTE)

La somme ne se compte pas en millions mais en dizaines de milliards. Place forte du nucléaire et du raffinage -et demain de l'éolien marin, la Normandie s'apprête à vivre une folle décennie d'investissements dans les énergies, à un niveau inédit depuis les années 60. Le compteur des projets s'emballe dans cette région connue pour produire trois fois plus d'électricité et de litres de carburant qu'elle n'en consomme. A la manœuvre, les grands énergéticiens contraints de se décarboner à marche plus ou moins forcée.

Du très lourd chez EDF

Bien qu'en fâcheuse posture après une avalanche de déconvenues, c'est EDF qui affiche le plus d'ambition. En Normandie, le groupe présidé par Jean-Bernard Levy joue le mix. Côté renouvelables, il pilote le consortium engagé dans la construction des deux parcs éoliens offshore de Courseulles et de Fécamp (2 milliards chacun). Il est également sur les rangs, face à cinq concurrents, pour la concession du futur parc manchois de Barfleur -deux fois plus puissant que les précédents- dont l'attributaire devrait être connu dans les prochaines semaines pour une mise en service espérée à horizon 2030.

Ces investissements, actés ou espérés, restent toutefois sans commune mesure avec ceux envisagés sur le parc nucléaire normand : l'un des plus puissants au monde avec 9 réacteurs (dont celui de Flamanville 3 dont on connaît les déboires). Sauf coup d'arrêt, la centrale de Penly en Seine-Maritime devrait en effet abriter la première paire des six EPR français qu'Emmanuel Macron voudrait voir sortir de terre à court terme. Objectif : un raccordement au réseau entre 2035 et 2037 avec, à la clef, un panier de dépenses colossal dont le montant a été évalué à un peu moins de 17 milliards d'euros par le gouvernement.

A cette somme, il convient d'ajouter celles que nécessitera le « grand carénage » censé prolonger la durée de vie des réacteurs existants (environ 800 millions par réacteur). Mais aussi l'enveloppe de 1,2 milliard budgétée pour la construction d'une nouvelle piscine d'entreposage de déchets dans l'enceinte de l'usine Orano de La Hague.

Les 14 travaux de Total Energies

Un peu plus à l'Est, un gros train de chantiers se profile au sein la raffinerie de Total Energies sur la zone industrialo-portuaire du Havre : l'une des cinq plateformes pétrochimiques de taille mondiale du pétrolier français. Dans les cartons, « quatorze projets de décarbonation pour une enveloppe de plusieurs centaines de millions d'euros », dixit Eric Sammut, directeur régional du groupe, entendu l'autre jour lors d'une table ronde sur les énergies à la Chambre de commerce du Havre. Citons, la construction d'une ferme solaire de 32 MW sur une trentaine d'hectares inoccupés du site, l'électrification de plusieurs unités, la valorisation de la chaleur fatale ou encore le remplacement dans la pétrochimie d'une partie du naphta (un mélange liquide d'hydrocarbures légers utilisé dans la production d'éthylène et de propylène) par une huile issue de résidus plastique recyclés chimiquement.

En parallèle, le groupe mis sous pression par ses actionnaires accélère dans les renouvelables. Il fait partie des six candidats en concurrence pour la concession du parc éolien marin de Barfleur et pilote un projet de méthaniseur industriel de forte puissance (100 MW) dans le pays de Bray (Seine-Maritime), lequel devrait traiter les effluents de 130 agriculteurs.

Engie carbure au vent et aux déchets

Le gisement de vent aurifère du littoral normand aiguise aussi les appétits d'Engie. Egalement en lice à Barfleur, l'ex GDF/Suez se prépare surtout à donner le top départ, l'an prochain, de la construction du parc de Dieppe-Le Tréport (2 milliards) dont la concession lui a été attribuée voilà huit ans. Le raccordement des 62 éoliennes au réseau doit intervenir fin 2024.

L'autre grande affaire d'Engie répond au nom de Salamandre, ce petit animal connu pour  résister au feu. Dans le cas présent, il s'agit du nom donné à une installation de pyrogazéïfication de résidus de bois et de plastiques non recyclables qui devrait voir le jour au Havre. Version industrielle de la plateforme démonstratrice Gaya située à Saint Fons (Rhône), cette unité pourrait traiter 70.000 tonnes de déchets pour produire jusqu'à 150 GWh de gaz « vert » au milieu de la décennie. La décision finale d'investissement (plusieurs centaines de millions) devrait intervenir dans les prochains mois. A écouter, Emmanuel Schillwaert, délégué régional d'Engie, elle ne fait guère de doute. « Le contexte est très favorable », souligne t-il. Difficile de lui donner tort.

Air Liquide, à fond sur l'hydrogène

Plus que le biométhane, c'est la plus petite molécule du tableau de Mendeleïev qui focalise l'attention d'Air Liquide. Benoît Potier, son futur ex PDG, était venu le confirmer en personne, début mars, lors d'une visite sur le complexe industriel de Port-Jérôme dans l'estuaire de la Seine. Le géant gazier va lancer d'ici quelques mois l'une des premières giga factory d'électrolyseurs françaises sous le nom de Normand'Hy. D'une puissance de 200 MW, celle-ci fournira en H2 décarboné la raffinerie voisine d'ExxonMobil. Montant de l'investissement : 350 millions d'euros sachant que le groupe envisage déjà une augmentation de ses capacités. « La puissance pourrait être portée à 250 MW à brève échéance », indique Régis Saadi, directeur des affaires publiques pour la France. Air Liquide a, par ailleurs, racheté à la plateforme de Total Energies ses installations de production d'hydrogène « gris » (par reformage du gaz) qu'il doit équiper d'une unité de captage du CO2. Objectif dans les deux cas : réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre du raffinage.

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ZOOM. Pénurie de main d'oeuvre : la question qui fâche

Quelles forces vives pour mener à bien les grands chantiers évoqués plus haut ? C'est la question qui taraude les états-majors, ces temps-ci. A raison. L'ampleur et la concomitance de ces projets promettent, en effet, d'aggraver le phénomène de pénurie de main-d'œuvre que rencontre déjà la plupart des énergéticiens en rythme de croisière. Les exemples sont légion. Dans la raffinerie de Total Energies par exemple, 45 des 120 postes d'alternants ouverts en janvier n'avaient toujours pas trouvé preneurs, cinq mois plus tard, dans un bassin d'emploi pourtant réputé pour sa forte imprégnation industrielle. « Même recruter des ingénieurs devient compliqué », s'inquiète Eric Sammut. Dès lors, quid des chantiers futurs ?

« Le problème est que nous allons tous avoir des besoins sur des pas de temps assez proches », anticipe Emmanuel Schillwaert, chez Engie. Dans les bureaux d'EDF, on ne cache pas que le sujet est souligné en rouge. Et pour cause. L'électricien redoute de manquer de sous-traitants lorsqu'il s'agira de lancer les travaux titanesques des deux EPR de Penly. « Même en ne  tablant que sur la moitié d'emplois locaux, les seuls chantiers de génie civil occuperaient 98% des ressources humaines disponibles dans la région », calcule tout haut Bernadette Mahe Macagno, porte-parole de la délégation régionale. Ce risque d'assèchement du gisement de main d'œuvre est pris très au sérieux par les dirigeants d'Air Liquide. Pour Régis Saadi, le salut viendra d'ailleurs. « Il faudra aller chercher des compétences à l'extérieur de la France, et même à l'extérieur de l'Europe sinon les projets ne se feront pas », assène t-il. A méditer.

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