Le Canal Seine-Nord Europe, un chantier pharaonique à l'heure des choix stratégiques

Le Canal Seine-Nord Europe (CSNE) devrait être mis en service en 2028 -au pire, en 2031. Cette voie navigable à grand gabarit doit relier le bassin de la Seine et ses ports (Le Havre, Rouen) à la région des Hauts-de-France (et au port de Dunkerque). Mais le projet va bien au-delà, rayonnant sur les 20.000 km du réseau fluvial européen avec, à la clé, des enjeux environnementaux et de compétitivité colossaux pour la France. Cependant, face au risque de « siphonnage » du trafic par le port belge d'Anvers, les élus ont-ils fait les bons choix ? Stratégie à l'échelle d'une méga-région nord européenne, saupoudrage des plateformes, coûts du relèvement des ponts... "La Tribune" passe en revue les arguments en présence.
La part modale du fluvial pour le transport de conteneurs atteint péniblement 10% dans le port du Havre contre 35% à Anvers. Ici, une péniche chargée de containers qui fait route vers l'hinterland par voie fluviale, et derrière, son pourvoyeur de marchandises, le porte-containers géant qui fait transiter le fret par voie maritime d'un bout à l'autre du globe.
La part modale du fluvial pour le transport de conteneurs atteint péniblement 10% dans le port du Havre contre 35% à Anvers. Ici, une péniche chargée de containers qui fait route vers l'hinterland par voie fluviale, et derrière, son pourvoyeur de marchandises, le porte-containers géant qui fait transiter le fret par voie maritime d'un bout à l'autre du globe. (Crédits : DR)

Il aura fallu quatorze ans pour concrétiser ce Canal Seine-Nord Europe. Quatorze années (précisément depuis le 11 septembre 2008 quand il a été considéré d'utilité publique) pour trouver des financements colossaux (4,9 milliards d'euros) afin de construire de toutes pièces une liaison fluviale à grand gabarit de 107 kilomètres, entre Aubencheul-au-Bac près de Cambrai, dans le Nord, et Compiègne, dans l'Oise.

Objectifs : faciliter le transport de marchandises entre les pays du Benelux et la région parisienne et décharger l'autoroute A1. La réalisation de ce canal à grand gabarit européen de type "Vb" permettra d'accueillir des bateaux de gabarit « grand rhénan », jusqu'à 95 m de longueur, avec une capacité d'emport jusqu'à 3.000 tonnes de marchandises, soit chacun l'équivalent de 150 camions ou 75 wagons de marchandises. Il pourra également accueillir des convois poussés jusqu'à 185 m de longueur pouvant transporter jusqu'à 4.400 tonnes, soit chacun l'équivalent de 220 camions...

Une France mieux ancrée dans le transport européen de marchandises

Outre le gain environnemental (effacement de 600.000 tonnes de CO2 à l'horizon 2050 selon Voies navigable de France, VNF), ce CSNE sera facteur de compétitivité pour les entreprises et d'attractivité pour les territoires de France.

En effet, en permettant de relier le bassin de la Seine et ses ports du Havre et deRouen à la région des Hauts-de-France et au port de Dunkerque, mais, au-delà, également aux 20.000 km du réseau fluvial européen, ce projet est un puissant levier de développement économique pour l'Hexagone tout entier.

Une victoire à l'arraché pour Xavier Bertrand sur Édouard Philippe

La mise en route de ce projet est une victoire décrochée de haute lutte par Xavier Bertrand face à Édouard Philippe en 2017, lorsque, depuis Péronne dans la Somme, et soutenu par un parterre d'acteurs économiques et d'élus locaux, le président des Hauts-de-France avait lancé un ultimatum au Premier ministre de l'époque, opposant historique au Canal Seine-Nord Europe.

Au sortir de son bras de fer, le président du conseil régional des Hauts-de-France (alors LR et devenu sans étiquette) avait donc finalement obtenu 1,1 milliard d'euros de l'État (via l'Agence de financement des infrastructures de transport), 1,1 milliard de la part des départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Oise et de l'Ile-de-France, 2 milliards d'euros de l'Union européenne, ainsi qu'un emprunt de 700 millions d'euros.

Crainte de "siphonnage" du trafic par le port d'Anvers

Les premiers coups de pioche ont commencé l'année dernière. Le CSNE arrive, cette fois, c'est sûr. La livraison est prévue a minima pour 2028, au pire en 2031, avec la perspective de 10.000 emplois pendant les travaux, de 30.000 emplois à terme, et surtout, d'une structuration du territoire autour de quatre nouvelles plates-formes logistiques.

Pourtant, le projet pose encore beaucoup de questions.

« Comme les vaches qui regardent passer les trains, nous courons quand même le risque de voir passer les péniches vers les ports belges, à commencer par le port d'Anvers en Belgique, sans pour autant bénéficier des retombées économiques », admet Philippe Hourdain, président de la CCI Hauts-de-France.

Écueil à éviter : le saupoudrage des plateformes

En tout cas, l'infrastructure, à elle seule, ne sera pas la solution miracle. Il n'y aura pas de report modal automatique sans des conditions favorables: c'est la conclusion d'une étude de l'école de commerce Essec, commanditée par l'Agence de développement et d'urbanisme de Lille Métropole (ADULM) et l'Agence d'urbanisme de l'Artois (AULA). Dans le cahier des charges, il n'était pas prévu d'échange avec les collectivités locales.

Parmi l'ensemble des préconisations, le document alerte sur deux points techniques d'importance. D'abord, il estime qu'il faut limiter le nombre de plateformes multimodales à deux (Nesle dans la Somme et Marquion dans le Nord) au lieu des quatre aujourd'hui prévues (avec Péronne, toujours dans la Somme, et Noyon dans l'Oise). Ces plateformes seront distantes de 25 kilomètres, comme prévu dans les premières études réalisées quand le projet était voué à être financé par un PPP (partenariat-public-privé).

Ensuite, des études du Gerif (Groupement des entreprises régionales d'intérêt fluvial) avait également préconisé deux plates-formes « cardinales », toutes les deux embranchées fer et nord à quai. À ce jour, seul le port de Marquion bénéficiera d'une liaison ferrée, même si Nesle pourra l'être par la suite.

Une nécessaire massification des flux

Outre la nécessité de concentrer les moyens pour éviter un effet « saupoudrage », il faut aussi surtout massifier les flux, préconise l'étude.

« L'étude a confirmé une véritable dichotomie, que l'on constate sur d'autres sujets, entre les échelles administratives et politiques, morcelées et soumises à des concurrences inter-territoriales inefficientes, et les raisonnements et l'organisation des circuits logistiques de la part des chargeurs », commente Édouard Dequeker. Les flux passant par la métropole lilloise sont donc liés à des mouvements de très grandes ampleurs, dépassant les limites administratives.

Sortir des comparaisons paralysantes avec Anvers et Rotterdam

« Il nous faut également sortir de l'idée que le Canal Seine-Nord Europe est un cadeau aux grands ports d'Europe de Nord, que sont Anvers et Rotterdam », regrette Édouard Dequeker, coordinateur de l'étude (et de la précédente datant de 2018), par ailleurs professeur à la chaire d'économie urbaine de l'Essec.

Chiffre frappant : en 1990, le trafic conteneurs du port d'Anvers représentait le volume traité de tous les ports maritimes français réunis : or, aujourd'hui, ce chiffre est... multiplié par 2,5 !

« Ces ports n'ont de toute façon pas besoin du CSNE pour se développer : la posture concurrentielle est mortifère, nous avons tout intérêt à nous connecter sur le plan ferroviaire et fluvial avec nos voisins et à proposer des offres différenciantes », souligne Édouard Dequeker.

L'élu Franck Dhersin estime, quant à lui, que le conseil régional « n'est pas là que pour signer des chèques, nous souhaitons aussi percevoir quelques recettes », justifie-t-il..

Les quatre ports représentent un budget de 220 à 250 millions d'euros. Lors des réunions publiques de présentation des quatre ports intérieurs, « les intercommunalités y voient une très belle opportunité, mais nous avons voulu maîtriser les choses pour justement avoir une cohérence régionale. Même si on sait qu'une infrastructure n'est jamais rentable, elle jette quand même les bases d'un développement économique du territoire ».

Trafic de conteneurs: le gros retard français à rehausser les ponts

La deuxième préconisation technique, concerne, elle, la hauteur des ponts, sous lesquels vont passer les péniches. « Le sujet du tirant d'air - de relèvement des ponts sur certains tronçons du réseau Seine-Escaut - doit être remis sur la table », déplore Édouard Dequeker « Nos voisins belges sont déjà en train de relever des ponts de 7 mètres à 9 mètres (pour embarquer trois couches de conteneurs, Ndlr) tandis que nous, nous avons encore des sujets de relèvement de ponts de 5,25 mètres à 7 mètres ».

Les dernières études, datant des années 2000, n'ont jamais été réellement rendues publiques, « sans doute parce que ces derniers craignaient que le coût très important du relèvement des ponts ne décourage les investissements publics sur ce projet ».

Christian Decocq, délégué général du Groupement des entreprises régionales d'intérêt fluvial (Gerif) n'est pas péremptoire sur cette question, mais pense qu'il est possible de procéder tronçon par tronçon... Peut-être via un partenariat public-privé, avance-t-il.

Mais cette proposition ramène à une histoire douloureuse du Canal Seine-Nord Europe. En effet, le Gerif avait justement été créé en 2006, initialement avec quatre entreprises (Hiolle Industries, Lhotellier, Rabot Dutilleul et Ramery) pour gérer la construction et la commercialisation des plates-formes intérieures... Le projet était tombé à l'eau quand l'État et les collectivités avaient décidé de reprendre la main. Reste en tout cas une question fondamentale, soulevée par le délégué général :

« Quid des travaux sur les ponts où passent les lignes TGV ? »

 « Il nous faudrait 2 milliards d'euros pour relever tous les ponts », calcule Franck Dhersin, vice-président du conseil régional en charge des mobilités, des infrastructures de transport et des ports.

« Il a été question de ne relever les ponts que sur la partie Valenciennes vers Anvers, poussés par les puissants lobbies flamands : je m'y oppose. Soit on traite tous les ponts du Canal Seine-Nord Europe, soit on ne fait rien. »

L'enjeu crucial du report modal de la route vers le rail et le navigable

Outre les considérations techniques, d'autres problèmes conjoncturels entrent en ligne de compte. « Les problèmes de saturation des routes sont dus au grand retard pris en France en matière de report modal vers le rail et la voie navigable par rapport à ses voisins belges, hollandais et allemands », constate-t-il.

Avec 87,9%, le fret routier est toujours prédominant en France, ce qui pose des questions de pollution, de qualité de l'air et de santé publique... Sauf qu'avec 40% à 56% de taux de remplissage des camions, les poids lourds disposent encore de marges de progression.

« La saturation des axes routiers ne génèrera pas, à elle seule, du report modal. »

D'ici 2050, la commission européenne prévoit une augmentation de +80% sur l'ensemble du fret à horizon 2050. Le gouvernement souhaite déjà doubler la part du rail de 9% à 18 % d'ici 2030 (18% étant la moyenne européenne actuelle).

« Là où l'Allemagne est en train de mettre des milliards d'euros sur le fret ferroviaire, la France ne mobilise pas de budget aussi conséquent et SNCF Réseau n'a plus d'argent », constate Franck Dhersin.

Reste la part du fluvial, qui stagne à 2,4%... Le basculement tant espéré du fret vers des modes « doux » ne semble pas être dans la tendance qu'anticipe le Canal Seine-Nord Europe.

Manque de compétitivité de VNF et SNCF Réseau: la faute au sous-investissement...

L'étude a justement interrogé Decathlon, Bonduelle, Toyota, le groupe Carré (négoce de produits agricoles), la coopérative Unéal, etc.

« Toutes ces entreprises sont d'accord pour dire que tous les flux ne sont pas transposables du routier vers les modes alternatifs car il y a un enjeu économique de massification. Comme typiquement le flux final vers les points de vente », souligne Édouard Dequeker.

 « Les entreprises cherchent pourtant des modes alternatifs mais elles ne les trouvent pas encore : l'effet frontière avec la Belgique est extrêmement fort », précise le chercheur.

Selon lui, cette « coupure » provient d'un sous-investissement dans les infrastructures depuis des décennies : les marchandises arrivent dans les grands ports du Nord ou à Duisbourg en Allemagne via le mode fluvial ou ferroviaire. Arrivées à la frontière, elles sont obligées de repasser sur la route.

« Les chargeurs estiment aussi que l'offre de service des opérateurs nationaux (en l'occurrence Voies navigables de France et SNCF Réseau) est encore insuffisamment compétitive. Il y a une relation de confiance à retisser ».

... et au démantèlement des interconnexions ferroviaires franco-belges

L'étude déplore notamment le démantèlement de toutes les interconnexions ferroviaires franco-belges, que ce soit à Dunkerque, à Maubeuge ou à Valenciennes.

« Là encore, il nous faut accepter de nous connecter aux hubs logistiques ouest-européens qui ne cessent de se renforcer, que nous le voulions ou non. »

La finalisation de la voie ferrée Valenciennes-Mons (4 km), réclamée depuis 1992, est bien à l'agenda politique. Elle pourrait assurer une liaison vers Duisbourg et les nouvelles routes de la soie. « Le conseil régional et l'État mettent de l'argent sur cette ligne, cela fait partie de notre programme de sauvegarde des lignes de fret capillaires », précise le vice-président du conseil régional. Du côté du canal de Condé vers Pommeroeul, la réouverture est bien actée.

Distorsion de concurrence: les poids lourds ne paient pas les « externalités négatives »

Autre question qui fâche, la distorsion de concurrence entre le routier et les modes alternatifs, puisque les poids lourds ne paient pas les « externalités négatives », à savoir les impacts sur l'environnement ou sur les routes, à hauteur des dégâts réellement engendrés.

Des dispositifs existent, comme l'écotaxe ou l'eurovignette, comme c'est le cas aux Pays-Bas, au Luxembourg, au Danemark ou en Suède. Mais les souvenirs du blocage des routiers et des bonnets rouges bretons semblent rester vivaces en France.

Concurrences déloyales... et territoriales (Xavier Bertrand contre la taxe poids lourds)

« Comment le président de région peut-il être à ce point schizophrène pour être contre l'eurovignette et vouloir le succès des plates-formes du Canal Seine-Nord Europe ? », questionne Christian Decocq, délégué général du Groupement des entreprises régionales d'intérêt fluvial (Gerif). Xavier Bertrand, fer de lance du canal... s'est en effet fermement exprimé contre une taxe poids lourds dans la région.

Plusieurs autres idées ont été avancées, afin d'optimiser l'arrivée du canal. L'ouverture d'une plateforme tri-modale (route, fer, eau) au sud de Lille, pourquoi pas du côté de Cambrai et de la future plate-forme de Marquion, afin de compléter celle de Delta 3 qui arrive à saturation. Ou la création d'une base arrière du côté de Saint-Omer, pour subvenir aux besoins de stockage logistiques, en amont de la façade maritime, dans le contexte du Brexit.

Une autoroute fluviale ne suffit pas, il faut développer la capillarité

« Ces bases arrières existent déjà, avec les ports de Santes, de Valenciennes, de Béthune et de Lille : nous avons pensé à tout cela dans le cadre du contrat de plan État-Région », répond l'élu régional Franck Dhersin.

« Il ne suffit pas de construire une autoroute fluviale, il faut déboucher toutes les veines, améliorer les canaux à très grands gabarits, sauvegarder les dessertes ferroviaires fines du territoire. C'est d'ailleurs pour cela que la Fédération Norlink (groupement d'acteurs fluviaux et ferroviaires et de chargeurs, Ndlr) a été créée. »

Des zones logistiques moins nombreuses, plus denses, mieux branchées

Le rapport préconise aussi de limiter la création de toute nouvelle zone d'activité économique qui ne serait pas embranchée fer ou bord à canal. Dans la région, sur les 300 zones d'activité, seules 41% sont reliées à la voie ferrée, mais seules 21% le sont au réseau actif.

« Il y a malheureusement souvent des concurrences inter-territoriales pour les implantations logistiques : chacun est persuadé qu'il faut attirer les entreprises en développant des zones logistiques tous azimuts. Il y a une nécessité de coordination et de recherche d'économie d'échelle à rechercher », conclut Édouard Dequeker.

La question de la fusion des ports de Calais et de Dunkerque a également été mise sur la table, pour harmoniser les pratiques, comme Anvers l'a fait avec son voisin Zeebruges. Mais, pour Franck Dhersin, « ce sont des vœux pieux... Zeebruge et Anvers sont des ports privés, Dunkerque est un grand port maritime national, Calais est un port régional. Cela va bien au-delà du ressort du conseil régional. »

Le débat sur le futur visage du Canal Seine-Nord Europe se poursuivra avec quatre réunions de concertation avec les habitants, organisées en mars à Nesle, Péronne, Cambrai et Noyon.

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Commentaires 3
à écrit le 01/03/2022 à 9:46
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Siphonnage, pourquoi pas ? Mais tout ce qu'on peut constater, c'est que Anvers et Rotterdam, les plus grands ports européens, ont derrière eux un réseau dense de voies navigables. Il y a peut-être un rapport de cause à effet. Même si la qualité de...

à écrit le 28/02/2022 à 15:05
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stop a la polémique cela fait bientot 70ans que la realisation est sur toute les tables il y a encore des partisans des camions proche du pouvoir pour se goinfrer c'est comme electrification de paris, bale

le 28/02/2022 à 19:54
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Un chauffeur de camion ça fait un chômeur en moins ! Ça fait 70 ans, sans doute, quand j'ai débuté à Saclay en 1980, le métro/RER était en "projet futur" et va finir par se faire en 2025 environ. Si les projets finissent par aboutir, c'est quand mêm...

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