Bernard Madoff ou le paradoxe du menteur

Les motivations du financier américain, qui a avoué avoir perdu 50 milliards de dollars en escroquant certains de ses clients selon un système pyramidal à la Ponzi, restent encore difficiles à expliquer. L'affaire Madoff, qui se révèle somme toute banale dans le jeu financier international, nous renseigne d'abord sur la nécessité de compartimenter strictement les métiers de la finance, estime l'économiste Philippe Brossard.

Selon le rapport de l'agent spécial Theodore Cacioppi (FBI, 11 décembre 2008), Bernard Madoff, pressé de trouver 7 milliards de dollars, aurait déclaré à ses principaux collaborateurs (ses enfants) que son affaire n'était "qu'un gros mensonge", "une pyramide à la Ponzi" (les guillemets sont du FBI), qu'il payait les intérêts des investisseurs avec le capital fourni par d'autres et qu'il estimait les pertes à 50 milliards de dollars. Il aurait réitéré ses aveux le lendemain en présence du FBI, qui note par ailleurs que, selon un rapport remis en janvier 2008 à la SEC, les autorités boursières américaines, Madoff avait 17 milliards de dollars sous gestion à cette date.

Près d'un mois plus tard, les rouages de l'affaire restent obscurs, et il s'en dégage une impression troublante, propre au paradoxe du menteur. Celui qui dit "je suis un menteur" espère être cru, alors qu'il nous avertit de ne pas le croire. Madoff a-t-il menti dans le passé à ses clients et délibérément pratiqué un système à la Ponzi depuis les années 1960?? Ou bien ment-il aujourd'hui, en présentant une interprétation délirante d'une perte presque totale des actifs gérés, fruit d'une gestion hasardeuse, mais banale à Wall Street en décembre 2008??

La première hypothèse est difficile à croire. Supposons que Madoff n'investissait pas l'argent de ses clients. Compte tenu des taux d'intérêt servis (en moyenne 10%), il pouvait payer des intérêts à chacun pendant dix ans avant la découverte de l'insolvabilité. Mieux, si dans le crime, il gérait son affaire en bon père de famille, et plaçait cet argent en dépôts monétaires (à 5% en moyenne), il pouvait tenir vingt ans. Mieux, en attirant sans cesse de nouveaux clients, il pouvait accumuler une réserve importante et faire face à des retraits en capital.

Supposons que Bernard Madoff n'a pas investi l'argent géré en 2008, mais l'a laissé dormir. Alors, même après prélèvement de sa dîme pour payer les intérêts annuels à ses clients, son fonds devrait encore détenir 90% des actifs répertoriés en début d'année. Quand plus d'un simple particulier ou d'un gérant a perdu 50% à 90% des fonds, pour peu qu'ils fussent investis en action, la stratégie d'investissement à la Madoff (laisser dormir l'argent et distribuer 10% du capital en fin d'année) apparaît comme une géniale innovation financière?! A moins que l'argent n'ait été dilapidé. Mais il faut plus qu'un clan familial et des dons réguliers à des ?uvres de charité pour faire disparaître 50 milliards. Cela représente 500 tonnes de billets de 100 dollars. Ou bien le financement d'une petite armée?!

Reste la seconde hypothèse. Madoff aurait vraiment investi les fonds et les aurait perdus. Depuis quand?? Combien?? Mystère. L'affaire est peut-être délictueuse dans le détail. Sur le fond, elle est d'une affligeante banalité, un petit fragment de cette crise financière qui a englouti environ 20.000 milliards de dollars de capitalisation boursière mondiale en un an. Que le fonds Madoff soit devenu depuis quelque temps une entité à la Ponzi telle que l'a défini Hyman Minski, quoi de plus banal aussi. C'est le propre de cette bulle financière, comme des précédentes, que transformer progressivement une majorité d'acteurs économiques en entité spéculative (qui ne peut plus rembourser le capital) puis en entité Ponzi (qui ne peut même plus payer les intérêts). Quelle grande banque n'a pas un jour renfloué une Sicav, qui pourtant n'est pas dans le périmètre de son bilan, avec l'argent de ses clients directs?? Quelle grande banque n'a pas prêté une partie des titres de ses clients, à leur insu??

Pourquoi alors Madoff se saborde-t-il?? Pourquoi se donne-t-il pour escroc alors qu'il pourrait se présenter comme victime?? Pourquoi ne pas tendre sa sébile au Trésor américain pour recevoir l'argent public du Tarp (Troubled Assets Relief Program) et du FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation), pour réduire ses pertes et celles de ses clients?? Pourquoi ce suicide professionnel??

Le groupe Madoff frappe par sa productivité et par la variété de ses activités. Avec une poignée d'employés, il gérait des dizaines de milliards de dollars. Quel modèle pour l'industrie financière?! Et il exerçait cinq métiers différents, qui devraient tous être séparés pour des raisons de probité?: trading, trading pour compte propre, conseil, gestion de fonds, conservation de titres. Gageons qu'il devait aussi faire un peu crédit, entre amis, à ses heures perdues. Une véritable banque universelle à l'européenne à lui tout seul.

Le problème de Madoff, c'est son absence de métier spécifique, avec ses us et coutumes propres, capables de limiter, canaliser son activité, non pas seulement par des lois, mais par des principes moraux, la force de l'habitude et la fierté professionnelle. Et son autodestruction viendrait de ce que les sociologues appellent l'anomie?: l'absence de règle intériorisée par les individus. Quel est le remède à l'anomie?: le métier.

La leçon à tirer de l'affaire Madoff est qu'il faut recompartimenter les métiers financiers, non pas seulement pour créer une surveillance mutuelle, mais aussi pour que les acteurs du système financier intériorisent les normes déontologiques et professionnelles de leur corporation, plutôt que de courir tous les lièvres à la fois, sous la seule loi du bonus et du profit maximum. Le modèle de la banque universelle est en cause. Il est un obstacle à toute re-réglementation sérieuse, c'est-à-dire intériorisable par les acteurs de la sphère financière.

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Commentaires 5
à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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D ou sort ce brossard et ses inepties ? On préfère de loin l' original : PAPY BROSSARD !

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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Un scénario me parait pourtant simple et collant à la réalité : - Madoff a ouvert son fonds, il a a eu de gros gains les premières années avec des placements fructueux et il s'est constitué un "matelas" de réserve pour lisser les rendements - En bon...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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pas clair. Madoff avait -il possibilité de faire appel aux organismes cités par Ph.Brossard ?Starp , Fdic? s'il ne l'a pas fait, c'est pour éviter encore pire pour lui-même. Le fait de la déclaration des enfants ... BIZARRE. il y a anguille sous ...

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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En plein dans le mille Bravo pour cette analyse, continuez à creuser dans cette direction, vous n'êtes pas au bout de vos surprises.

à écrit le 09/10/2009 à 13:41
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On pourrait supposer que Madoff cheche à proteger un certain nombre de ses clients en les présentant comme les victimes d'une escroquerie plutôt que comme les victimes de pertes dues à des prises de risques insensées. Ainsi, les "victimes" peuvent e...

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