Le système des bonus : produit de l'hyper-capitalisme ou innovation sociale ?

Par Patrice Poncet, professeur de Finance, ESSEC Business School et Etienne Rosenstiehl, consultant auprès d'institutions financières et d'entreprises.

Prévoir que les bonus des opérateurs de banques survivront à la crise financière n'est ni difficile ni risqué, d'autant que Wall Street a déjà donné le ton. Après la critique qui leur a été adressée, l'unanimité des mises en garde et les appels à la mesure du dernier prix Nobel de la paix, il convient de savoir pourquoi cette pratique survivra.

Le système de bonus des opérateurs de marché est une pratique d'incitation financière à la performance individuelle et collective. Largement répandue dans tous les métiers du négoce, il se généralise dans la banque de marché, et ce dans des univers assez différents. Les banques américaines sont relativement plus spécialisées que les banques françaises et les bonus y sont d'autant plus élevés que l'on monte dans la hiérarchie. Dans les banques plus généralistes comme celles d'Europe continentale, les bonus existent tout autant dans les salles de marché mais les hauts dirigeants n'en bénéficient pas. De fait, il est fréquent que ces derniers soient moins bien rémunérés (en termes relatifs, s'entend) que leurs meilleurs opérateurs. Ils se comportent ainsi davantage en capitaines d'industrie qu'en chefs de bandes sans états d'âme. La meilleure résistance de leurs établissements à la crise n'est d'ailleurs certainement pas le seul fruit du hasard ; la cohérence et l'intégration des métiers confèrent à ces grandes maisons une stature industrielle réelle.

Pour être présentes sur les marchés de capitaux, nos banques doivent acquérir et rémunérer les compétences nécessaires à des conditions dictées par les conditions et pratiques d'un marché de l'emploi mondial. Certes, comme les spécialistes de Wall Street, elles participent à ce marché et en acceptent les règles, notamment celles concernant les bonus. En revanche, leurs dirigeants ne peuvent être accusés de tirer un profit personnel d'un système auquel ils ne sont pas éligibles.

Les activités de banques de marché se caractérisent par une grande complexité, une forte dépendance aux compétences humaines, une incessante innovation et un relativement faible investissement capitalistique. La gestion des risques est délicate et exigeante, et naturellement une forte rémunération rémunère, en moyenne, ce risque élevé. Le service à l'économie va du simple service de négociation sans impact sur le bilan de la banque (autre que son gain net), à la prise de risques à long terme, risques dus à la transformation des échéances, aux engagements des contreparties, à la liquidité des actifs, leurs volatilités et leurs corrélations. Dans cette situation de haut risque et de forte rentabilité, les banques et leurs opérateurs de marché (traders) ont passé un contrat de partage qui confère une véritable nature entrepreneuriale au métier de ces derniers. Rien de surprenant alors à ce que ce secteur ait capté une part importante de nos meilleurs diplômés. Il est plus original de constater que ces brillants sujets acceptent que seule une faible part de leur espérance de rémunération soit garantie, part relativement plus faible que celle des capitaines d'industrie et d'ailleurs si faible qu'elle serait inacceptable dans un autre secteur industriel. C'est ainsi qu'au sein de chaque banque s'est constituée une sorte de co-entreprise entre un groupe d'experts et une institution séculaire. 'Parasitisme' ou 'symbiose' ?

Ces co-entreprises relèvent de la théorie économique de la firme et des problématiques de 'profit sharing' qui ont passionné les auteurs dans les années 80 ; il est d'ailleurs ironique de constater que ces derniers se plaignaient alors de manquer de cas réels et d'applications pratiques. La théorie nous dit que les principes adoptés par ces co-entreprises relèvent d'un mode de partage de la valeur plus efficace que le principe des trois tiers (travail, investissement, capital) évoqué un temps par les politiques français à la recherche d'un nouvel ordre capitaliste susceptible d'honorer le 'travailler plus pour gagner plus'. Ce partage de la valeur repose sur la reconnaissance implicite d'un capital humain partenarial au sein de l'entreprise, capital humain effectivement investi dans la structure collective et qui en partage la fortune. Cette forme d'association a potentiellement d'excellentes vertus en termes d'alignement des intérêts des apporteurs de travail et des bailleurs de fonds. Elle a pour conséquence une réduction substantielle des 'coûts d'agence', ces 'frottements' qui pénalisent les structures économiques et sociales aux mécaniques mal ajustées. La théorie permet d'amender une application simpliste de la sacrosainte règle de maximisation du profit (ou plutôt de la valeur de marché du capital actions). Elle nous dit que c'est pour les dirigeants et leurs actionnaires leur avantage bien compris que d'accepter le partage et, consciemment ou non, ces derniers semblent l'avoir bien assimilé. La banque de marché, souvent qualifiée d'hyper-capitaliste, a inventé une structure de co-entreprise, en quelque sorte hybride entre l'entreprise capitaliste et la coopérative de production. Alors 'symbiose', très certainement.

Afin de prévenir que ces affirmations, au reste un peu provocantes, ne soient balayées d'un revers de manche au motif de vision naïve et idéaliste, notons qu'il n'est pas surprenant que les capitaines de l'industrie bancaire et leurs (plus jeunes) traders pétris de finance quantitative, après quelques décennies de tâtonnements, aient convergé vers l'adoption d'une organisation économique pertinente et durable. Lorsque François Quesnay avait pris comme exemple de fonctionnement d'une économie fermée, les moines d'un monastère, d'aucuns auraient pu invoquer des critères extra-économiques dans les choix des religieux. Dans notre cas, les agents ne sont qu'économiques, on le leur a suffisamment reproché.

Si la théorie nous fait mieux comprendre le mode de fonctionnement de ces structures, elle n'en excuse pas pour autant les excès, ni ne les justifie; elle permet au contraire de mieux les appréhender. Les pratiques vivement critiquées en tant que règles de 'partage des profits, collectivisation des pertes' sont revues sous un angle moins caricatural et plus analytique et responsable. Une fois conceptualisée et modélisée en tant que telle, la co-entreprise devient plus appréhendable et pilotable. Bien que la tentation de règlementer, voire de limiter, les bonus soit grande tant les excès ont choqué l'opinion publique, il convient cependant de comprendre que ce système est avant tout un principe de partage de la valeur entre travail et capital. Contraindre la rémunération du travail risque soit d'engendrer une rémunération indue du capital, qui n'est ni plus souhaitable ni plus justifiée, soit de constituer un frein puissant à l'innovation financière entrainant une perte subséquente de compétitivité et de création de valeur.

Le système des bonus bancaires survivra parce qu'en tant que système de partage de la valeur entre travail et capital, il est économiquement plus efficace que de nombreux concurrents. Il sera amélioré car on en cernera de mieux en mieux les vertus et les limites. Basé sur un principe de co-entreprise, ce système non seulement perdurera mais il sera étendu à d'autres secteurs d'activités. Il fait partie des expériences économiques du siècle naissant, et constitue peut-être la base d'une forme plus humaniste de capitalisme qui valorise davantage le capital humain et désacralise, sans la renier, la maximisation de la richesse des actionnaires.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.