Affaire Griveaux : la culture russe du "kompromat"

IDEE. La diffusion de la vidéo privée de Benjamin Griveaux ne doit sans doute rien au Kremlin, mais cet épisode n’en vient pas moins s’inscrire dans une longue tradition russe : celle du « kompromat ». Par Andreï Kozovoï, Université de Lille
Le Kremlin
Le Kremlin (Crédits : © Sergei Karpukhin / Reuters)

Vendredi 14 février 2020 : Benjamin Griveaux, candidat de la majorité présidentielle pour les municipales à Paris et porte-parole du gouvernement, annonce son retrait de la campagne après la publication d'une « vidéo à caractère sexuel » le mettant directement en cause. Quatre jours plus tard, le mardi 18 février, l'artiste russe Piotr Pavlenski et son amie Alexandra de Taddeo, destinataire de la vidéo (enregistrée en mai 2018), sont mis en examen pour « atteinte à l'intimité de la vie privée » et « diffusion sans l'accord de la personne d'un enregistrement portant sur des paroles ou images à caractère sexuel et obtenues avec son consentement ». Pavlenski, qui revendique son action, expliqueavoir voulu dénoncer l'« hypocrisie » de Griveaux (qui selon lui avait voulu se faire passer auprès de l'électorat pour un père de famille modèle et fidèle tout en ayant des aventures) et révéler les « mécaniques du pouvoir ».

Piotr Andreïevitch Pavlenski, né le 8 mars 1984 à Leningrad, est arrivé le 13 janvier 2017 en France où il a obtenu le statut de réfugié politique en raison des persécutions dont il avait fait l'objet en Russie. Sans évidemment accuser Pavlenski d'avoir été « téléguidé » par les services secrets russes suite aux démêlés de Griveaux avec la chaîne RT France, on ne peut manquer de s'interroger sur la similitude de son mode opératoire avec une pratique dans laquelle le Kremlin serait passé maître : l'exploitation du kompromat, qui désigne des matériaux collectés pour discréditer un acteur (politique, économique...) russe ou étranger ou, s'ils ne sont pas divulgués publiquement, pour le manipuler. Une pratique qui participerait d'une véritable « culture du chantage » en Russie et dans les pays de l'ex-URSS, qualifiés pour cette raison par le politologue américain Keith Darden d'« États-chantage » (blackmail states).

Si le vocable kompromat se retrouve désormais sous la plume des journalistes français, son origine et sa place dans la culture politique russe demeurent mal connues du grand public, d'où un détour nécessaire par l'Histoire.

Sexe, mensonge et KGB

Le kompromat naît dans un contexte d'ouverture de la Russie soviétique à l'Occident sous Staline, d'abord à des fins de propagande et d'espionnage. En avril 1929, quand voit le jour en URSS la société « Intourist », peu imaginent que l'objectif premier du Kremlin n'est pas tant de favoriser le développement du tourisme étranger et l'amitié entre les peuples que de surveiller les Occidentaux et si possible, d'obtenir du kompromat, terme du jargon policier qui se diffuse justement dans les années 1930.

Pendant la guerre froide, la collecte du kompromat, notamment dans les chambres d'hôtel, devient une activité à part entière du KGB, mobilisant nuit et jour une petite armée d'agents.

Les services secrets soviétiques font régulièrement appel aux services de prostituées afin de compromettre des personnalités politiques ou du monde des affaires. En cas de succès, les « compromis » deviennent des agents d'influence dont la mission est de contrer les discours antisoviétiques une fois rentrés chez eux, en racontant par exemple que l'URSS est un pays comme les autres et que les Occidentaux gagneraient à faire des affaires avec elle.

Plus rarement, le KGB réussit à attraper de « gros poissons » pour en faire des espions. En 1954, les services secrets soviétiques recrutent l'attaché militaire de l'ambassade britannique, John Vassall, grâce à des photos le montrant au lit avec plusieurs hommes. Trahi en 1961 par un officier de haut rang du KGB passé à l'Ouest, Anatoli Golitsyne, Vassall est finalement arrêté en septembre 1962. L'affaire marque puissamment les imaginaires : une scène de Bons baisers de Russie(1963) montre des agents soviétiques filmant le célèbre agent 007 en train de faire l'amour dans un hôtel avec une agente soviétique, Tatiana Romanova, derrière une glace sans tain. L'affaire Maurice Dejean a défrayé la chronique en 1964 : cet ambassadeur de France a dû être rappelé en urgence à Paris, les services soviétiques disposant d'un enregistrement vidéo de ses ébats avec une actrice.

La démocratisation de la sextape

Le kompromat et sa forme la plus outrancière, la sextape, « se démocratisent » après la disparition de l'URSS. Avec l'avènement de la liberté d'expression, de médias indépendants (et corruptibles...) et le développement de réseaux criminels organisés, le pouvoir n'a plus le monopole de cette pratique. Dans le même temps, l'expérience acquise et les infrastructures des services secrets soviétiques, maintenues en l'état, favorisent le « recyclage » de très nombreux ex-agents du KGB auprès d'employeurs privés. Il convient de souligner qu'on observe le même phénomène dans tous les États issus de l'éclatement de l'URSS - chaque territoire soviétique ayant sur son territoire une branche du KGB locale (par exemple, le KGB d'Ukraine, le KGB de la Géorgie, etc.) et donc autant d'agents expérimentés dans le domaine du kompromat.

Dans le contexte chaotique de la première partie des années 1990 en Russie - c'est une période de « flottement législatif », en particulier en ce qui concerne la notion de diffamation -, la démocratisation du kompromat se constate d'abord dans la presse. La publication de documents compromettants est rendue possible à tout un chacun moyennant le versement à l'organe de presse d'une somme plus ou moins substantielle.

Le pouvoir russe s'efforce de récupérer le monopole du kompromat au cours de la seconde partie des années 1990, après la réélection d'Eltsine et la création du FSB, héritier indirect du KGB. Deux ans plus tard éclate l'affaire qui éclabousse le ministre de la Justice en personne, Valentin Kovalev. En juin 1997, un périodique russe qui se spécialise dans les révélations sur des personnalités politiques, Soverchenno sekretno (top secret), publie un article mentionnant l'existence d'une cassette vidéo - de deux ans d'âge ! - dans laquelle Kovalev prendrait du bon temps en compagnie de prostituées. Circonstance aggravante, apprend-on, sur cette vidéo Kovalev se trouverait dans un sauna appartenant à l'une des plus célèbres organisations criminelles de Russie, la « Solntsevskaïa » (du nom d'un arrondissement de Moscou, Solntsevo). L'information sur la sextape de Kovalev provient d'un banquier de trente-cinq ans proche de la mafia russe, Arkadi Anguélévitch. Pressentant son arrestation, Anguélévitch demande à ses amis de Solntsevskaïa de lui fournir un enregistrement vidéo du ministre, un kompromat destiné à être utilisé comme monnaie d'échange. Anguélévitch n'a pas le temps d'utiliser sa pièce à conviction : la sextape est découverte dans sa datcha suite à une perquisition.

Inspirées par le précédent du ministre de la Justice, les sextapes fleurissent dans tout le pays (un site dédié aux documents compromettants de toute sorte, Compromat.ru, sera créé en 1999 et connaîtra un succès colossal, qui ne s'est pas démenti à ce jour) ; ironie suprême, l'une de leurs victimes est le procureur général Iouri Skouratov en personne. Après la crise économique d'août 1998, le procureur s'en prend à l'entourage de Boris Eltsine, accusant plusieurs de ses proches de s'être enrichis frauduleusement en jouant sur la valeur des obligations émises par l'État, les GKO. Le scandale éclabousse aussi Boris Berezovski, le plus connu des « oligarques », un homme richissime proche du « clan » Eltsine.

Pour se débarrasser de Skouratov, les oligarques décident de recourir au kompromat. En mars 1999, sur instruction de Berezovski, la première chaîne du pays dont l'oligarque est le principal actionnaire, ORT, diffuse une sextape où l'on voit un homme « ressemblant au procureur général » (l'expression passera à la postérité) profiter des services de deux prostituées. L'intéressé a beau crier au trucage, rien n'y fait. Boris Eltsine le suspend de son poste, « en attendant de faire toute la lumière sur cette affaire ». Vladimir Poutine, administrateur loyal que le président a fait venir de la mairie de Saint-Pétersbourg pour le nommer à la tête du FSB, est appelé à servir de garant : le futur président russe joue son rôle à la perfection, certifiant l'authenticité de la vidéo. En participant à la crucifixion de Skouratov, Poutine finit de gagner les faveurs de la « Famille », et notamment de Tatiana Diatchenko, la fille d'Eltsine, qui convainc le président vieillissant et malade de le nommer Premier ministre, une manière de le désigner à sa succession.

La sextape russe 2.0

Dans les années 2000, avec Vladimir Poutine à la présidence, les tendances observées plus tôt se renforcent : d'un côté, les nouvelles technologies numériques tendent à accroître la vulnérabilité de cibles potentielles, permettant une fabrication et une diffusion quasi instantanée de kompromat, par n'importe qui, à moindre coût, à une échelle jamais vue auparavant. Dans le même temps, l'utilisation du kompromat en Russie redevient une prérogative de l'État. Utilisant le service de hackers, le Kremlin se réserve le droit d'utiliser la sextape contre des opposants du régime et, dans le contexte de la « nouvelle Guerre froide », contre des cibles étrangères.

Pour autant qu'on puisse en juger, ces opérations ne rencontrent pas toujours le succès escompté. En 2009, Kyle Hatcher, diplomate américain à Moscou, est aussi victime d'un chantage à la sextape, mais l'impossibilité de le distinguer sur les images de la vidéo, publiée sur un site web russe, permet au Département d'État de dénoncer un kompromat fabriqué de toutes pièces. En 2010 éclate une véritable « guerre des sextapes » orchestrée par le Kremlin, avec dans le rôle de l'appât Katia Guerassimova, dite « Moumou ». Parmi ses cibles, un jeune opposant à Poutine âgé de 25 ans, Ilya Iachine. Mais contrairement à d'autres opposants victimes du « moumougate », Iachine quitte l'appartement de Katia sans avoir touché à la cocaïne qu'elle lui offrait et surtout, il raconte son histoire, dans le détail, à la presse.

Plus récemment, en 2016, Mikhaïl Kassianov, ancien premier ministre de Poutine (2000-2004) passé depuis à l'opposition, a été filmé à son insu par sa maîtresse au lit, en train de critiquer plusieurs autres personnalités du camp libéral. L'objectifde la révélation de cette vidéo était clair : semer la discorde au sein d'une opposition « hors système » déjà très hétérogène. L'impact de ces opérations est encore une fois mitigé : le public russe s'est « endurci », et il est plus difficile de le choquer que dans les années 1990.

Le kompromat le plus connu de l'ère Poutine est, de fait, une sextape peut-être imaginaire : il s'agit de la supposée « golden shower » (pee tape), où le futur président Donald Trump, en visite à Moscou en 2013, figurerait en compagnie de prostituées payées pour uriner sur le lit de la chambre de l'hôtel précédemment occupée par le couple Obama. L'affaire est révélée début 2017 par le FBI sur la base des informations fournies par un ancien agent des services secrets britanniques, Christopher Steele. Certains spécialistes comme Alena Ledeneva, de l'University College London, doutent de l'existence de la « pee tape », et ce, malgré les précédents de Trump en matière de frasques sexuelles ; quelle que soit la réalité, sa révélation n'aurait aucune conséquence sur la carrière d'un président « teflon » qui a survécu à une tentative de destitution. Tout le contraire d'un Benjamin Griveaux donc.

The Conversation ___________

 Par Andreï KozovoïMaître de conférences en histoire russe, Université de Lille

 La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaires 17
à écrit le 02/03/2020 à 18:25
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Sauf erreur le monde occidental, notamment anglo-saxon, est coutumier d'utiliser ce genre de fait pour discréditer un candidat ou un politique en place. Alors certes les russes ont , eux aussi, recours au procédé mais en faire une spécificité russe m...

à écrit le 02/03/2020 à 18:25
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Sauf erreur le monde occidental, notamment anglo-saxon, est coutumier d'utiliser ce genre de fait pour discréditer un candidat ou un politique en place. Alors certes les russes ont , eux aussi, recours au procédé mais en faire une spécificité russe m...

à écrit le 02/03/2020 à 16:18
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Mettre n'importe quoi sur le dos des Russes, n'augmente pas la crédibilité de La Tribune! mais on comprend si vous y êtes contraint!

à écrit le 01/03/2020 à 18:19
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Donc les russes ont inventé le chantage, quoi...!

à écrit le 01/03/2020 à 16:31
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C'est un bon article basés majoritairement sur les faits avérés. Le kompromat est bien répondu en Russie et reste un moyen important dans les jeux politico-économiques y compris entre les clans du pouvoir. Juste dans le dernier cas cela fonctionne d'...

à écrit le 01/03/2020 à 13:36
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l'affaire Griveaux est avant tout l'affaire d'un médiocre politicard LREM qui s'est livré à envoyer de la pornographie à une jeune femme qui n'avait rien demandé de cette nature ... c'est d'autant plus gave que le vice est dans le fruit avarié LRE...

à écrit le 01/03/2020 à 12:15
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Comment font les autres et notamment le Mossad ?

à écrit le 01/03/2020 à 11:22
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A force de vouloir mettre tout sur le dos de la Russie, le jour où cela sera vrai personne n'y croira!

à écrit le 01/03/2020 à 11:07
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Après l'anglicisme, nous voilà avec un mot russe qui va entrer dans notre dictionnaire. Kompromat ou pas, je suis sûr que cet individu avec son site souhaite une belle profession hautement rémunérée qui s'assimile au chantage. Par contre, la vie priv...

à écrit le 01/03/2020 à 10:53
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Cet article est délirant : Aucun piège dans l'affichage public du sexe de M. Griveaux : il l'a balancé tout seul comme "un grand" (?) sur le net. Alors sauf à dire que M. Griveaux se "Kompromatte" lui-même, je ne vois pas en quoi on peut parler de...

le 01/03/2020 à 11:32
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Vous remarquerez que l'article ne parle à aucun moment d'un quelconque piège dans lequel serait tombé Griveaux.

à écrit le 01/03/2020 à 10:17
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N'empêche qu'il est bien plus sain de connaitre les fragilités, les profondes failles même, de nos politiciens par le biais d'un artiste engagé que par le biais d'un espion, ou espionne surtout hein vu les lascars, générant des hémorragies de sécurit...

le 01/03/2020 à 11:06
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Comment fait-on pour obtenir l’asile aussi rapidement? il-y a un loup...

le 01/03/2020 à 17:33
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Des gardes fous ? Il n'y en n'a pas,De Gaulle y aurait en placer un peu partout lors de sa 5ème république,ce qu'il n'a pas l'air d'avoir fait quand on voit l'état du pays maintenant.

le 02/03/2020 à 8:47
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Or vu que De Gaulles était totalement perméable à la dictature oligarchique c'est pas rassurant...

à écrit le 01/03/2020 à 9:54
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Le Kompromat est basé sur des fake news, des faits maquillés, inventés, des fausses preuves. Alors que dans l'affaire Griveaux tout est rigoureusement exact.

le 01/03/2020 à 11:34
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Non, votre définition du kompromat est erronée. "Kompromat" signifie littéralement "matériaux compromettants". Les multiples exemples cités dans l'article sont du kompromat, et ce sont chaque fois (sauf peut-être dans le cas de Skouratov) des faits r...

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